Le Monde Diplomatique, mars 2023

Dans son éditorial, Benoît Bréville évoque le « coup de poker » de l’Occident en Ukraine : « Les livraisons devaient se limiter à du « matériel défensif ».Pour éviter l’escalade, pour empêcher une « confrontation directe entre l’OTAN et la Russie » synonyme, selon le président Joseph Biden, de « troisième guerre mondiale ».Un an après l’agression de l’Ukraine par la Russie, les équipements de protection fournis par le camp occidental se sont transformés en hélicoptères Mi-17, en canons Howitzer 155 mm, en drones kamikazes, en lance-roquettes longue portée, en chars Abrams et Leopard. Les limites posées un jour ont été franchies le lendemain, et quand M. Biden assure, le 31 janvier dernier, que son pays ne livrera pas les avions de combat réclamés par Kiev, on devine la suite. D’ailleurs, dans les cercles militaires, on compare déjà les vertus du Gripen suédois et du F-16 américain. Car rien ne paraît pouvoir arrêter l’escalade des armes, qui tient désormais lieu de négociations. « Faire pencher le champ de bataille en faveur de l’Ukraine » serait devenu, d’après Washington, « le meilleur moyen d’accélérer la perspective d’une véritable diplomatie ». À coups de déclarations martiales (« Nous soutiendrons le peuple ukrainien aussi longtemps qu’il le faudra », « L’Ukraine l’emportera »…), M. Biden a mis le crédit de son pays dans la balance : après la débâcle afghane, tout recul apparaîtrait comme un signe de faiblesse. Et pour l’Union européenne, qui s’est elle aussi beaucoup engagée, comme une humiliation stratégique. De son côté, M. Vladimir Poutine mobilise les forces nécessaires pour parvenir à ses fins, dans un conflit qu’il perçoit comme un enjeu vital et qui engage le destin national. L’idée qu’une Russie acculée consentirait à sa défaite, plutôt que d’utiliser des armes plus destructrices, relève du coup de poker. »

Pour Elsa Johnstone etVincent Sizaire, la répression ne suffit pas dans la lutte contre les violences sexistes : « Depuis son premier quinquennat, le président Emmanuel Macron a fait de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles une priorité nationale, ce que semblent corroborer les condamnations plus fréquentes d’hommes violents. Pourtant, en ce domaine comme en d’autres, la politique du chiffre tend à prévaloir, d’apparence intransigeante, et néglige la protection effective des victimes. »

Pour Jordan Pouille, le Japon tourne la page du pacifisme : « Le gouvernement japonais a récemment ouvert la voie à de possibles opérations offensives à l’extérieur de ses frontières. Sa nouvelle doctrine considère la Chine comme une concurrente stratégique, la Corée du Nord et la Russie comme des adversaires. Cette militarisation croissante suscite quelques réserves au sein de l’opinion japonaise et des inquiétudes chez ses voisins. »

Frédéric Lebaron explique pourquoi le nationalisme européen est une illusion : « Quels que soient les événements, l’Union européenne se pare des habits d’une puissance à la fois économique, morale et même spirituelle. Face à des adversaires désignés, dont la Chine et la Russie, elle revendique sa souveraineté et les valeurs qu’elle se doit de défendre dans le monde. Une posture qui cache mal une vassalisation croissante à l’égard des États-Unis. »

Un long article de Guillaume Beaulande sur la galère des transports au Chili : « Après l’embrasement, il est parfois difficile d’expliquer le départ de feu. Au Chili, cela pourrait être l’augmentation soudaine du prix du ticket de métro à Santiago, la capitale. Elle a provoqué une immense vague de protestations en 2019. Avant d’engendrer des transformations inimaginables quelques années plus tôt. Les entrailles de Santiago du Chili retentissent d’un gémissement sauvage. Le métro. À trente-deux mètres de profondeur, sous une lumière blanche et dans une émanation de caoutchouc brûlé, souliers vernis, baskets de marque ou sandales bariolées se talonnent sur le carrelage gris de la station Baquedano, louvoyant entre les colonnes de béton brut. C’est l’heure de pointe. Tout le monde prend la direction de la zone d’activité du nord-est du Grand Santiago (GS). En surface, dans le ronflement des moteurs, quelques cyclistes et piétons passent, indifférents, devant la sortie principale du métro condamnée depuis le soulèvement d’octobre 2019. »

Pour Pablo Castaño, l’Espagne est une monarchie zombie : « Présent à Paris lors de la réception de son ami Mario Vargas Llosa à l’Académie française, le 9 février 2023, l’ancien souverain espagnol Juan Carlos défraye la chronique pour ses frasques, son goût de l’argent et ses amitiés intéressées avec les souverains du Golfe. La médiatisation de ces agissements longtemps tus contribue à éroder l’image de la Maison royale et renforce le camp des partisans d’une république. »

Rémi Carayrol estime que la France est partie pour rester au Sahel : « Quatre centrales syndicales nigériennes ont exigé le 18 février 2023 le démantèlement « dans les plus brefs délais » des bases militaires étrangères installées dans leur pays. Ce communiqué intervient seulement quelques mois après que la France a achevé de transférer au Niger sa force « Barkhane », poussée hors du Mali par la junte au pouvoir. Dans la région, Paris accumule les erreurs stratégiques. »

Pour Ariane Bonzon, la présidence de Recep Tayyip Erdoğan est ébranlée : « Le 29 octobre 2023, la Turquie fêtera les cent ans de la république fondée par Mustafa Kemal. Le président Recep Tayyip Erdoğan entend être réélu au printemps prochain pour diriger cette célébration. Et devenir l’égal d’Atatürk dans les livres d’histoire. Révélatrices des dysfonctionnements de l’État, les conséquences intérieures et extérieures des deux séismes intervenus le 6 février dernier pourraient cependant contrarier ces ambitions. »

Jean-Michel Morel se demande si la Syrie n’est pas une nouvelle Atlantide : « Le séisme meurtrier du 6 février a aggravé les épreuves endurées par le peuple syrien. Cette catastrophe ouvre pour le président Bachar Al-Assad de nouvelles possibilités de rompre son isolement diplomatique. Fût-ce à la tête d’un État ayant perdu des pans entiers de sa souveraineté. »

Pierre Micheletti propose de repenser le financement de l’humanitaire : « Chaque année, l’aide nécessaire pour faire face aux situations d’urgence dans le monde n’est abondée que de manière partielle et sélective par une vingtaine de pays contributeurs. Obligées de trouver des financements complémentaires, les organisations non gouvernementales occidentales sont de plus en plus dépendantes des donateurs privés, tandis que celles des pays affectés demeurent marginalisées. »

Alexandre Gandil dénonce le fantasme d’une Crimée asiatique : « Dès 1949, les îles de Kinmen ont fait l’objet d’un bras de fer entre la République populaire de Chine et Taïwan, qui aujourd’hui les contrôle. Au fil des dernières décennies, des liens pacifiques entre les deux rives se sont développés. Mais, depuis le conflit russo-ukrainien, nombre de commentateurs assurent que Pékin va envahir l’archipel, comme Moscou s’est emparé de la Crimée. »

Tristan Coloma nous fait découvrir l’enfer de Białowieża : « À cheval entre la Biélorussie et la Pologne, Białowieża est la dernière grande forêt primaire d’Europe. Vaste étendue de végétation dense et inhospitalière, elle est le théâtre d’une chasse aux migrants orchestrée par le gouvernement de Varsovie. Un traitement implacable qui tranche avec l’hospitalité accordée aux réfugiés ukrainiens. »

Pour Grégory Rzepski, la capitalisation est l’autre nom de la réforme des retraites : « Les plus grosses manifestations de l’histoire de Rodez. Records battus à Laval ou Clermont-Ferrand. Deux cent mille personnes à Marseille. Depuis des semaines, la mobilisation est puissante. Sans doute parce que l’enjeu excède l’âge de la retraite et le texte examiné au Parlement. Dans les rues de France, on rejette aussi une société du chacun pour soi, où l’accumulation spéculative l’emporte sur la solidarité. »

Christiane Marty invite les femmes à se lever : « Emplois, salaires, pensions, debout les femmes ! Départs plus tardifs, retraites moins élevées : la bataille en cours a mis en évidence les inégalités subies par les femmes. Si le projet du gouvernement les aggrave à l’évidence, quelles mesures y remédieraient ? »

Olivier Razac dénonce la fausse alternative prison-bracelet : « Le bracelet électronique, porté à la cheville par certains condamnés assignés à résidence, est souvent présenté comme un dispositif « postcarcéral » permettant d’éviter la prison. Pourtant, loin de faire diminuer le nombre de détenus, le recours croissant à cette sanction a introduit un nouveau mode de privation de liberté, qui ne se substitue pas à l’incarcération mais s’y ajoute. »

Pour Serge Halimi et Pierre Rimbert, mes médias sont l’avant-garde du parti de la guerre : « Contrairement à ce qui s’est produit lors des guerres du Golfe et du Kosovo, les médias occidentaux évitent toute analyse critique de leur traitement du conflit en cours. Comment expliquer qu’un tel silence persiste un an après l’invasion de l’Ukraine ? Le caractère indéfendable de l’agression russe justifie-t-il que les journalistes devancent tous les emballements guerriers ? »

Akram Belkaïd nous emmène dans un fragile corridor contre la faim : « Le blé ukrainien continuera-t-il d’être exporté via la mer Noire ? Indispensables pour lutter contre la crise alimentaire mondiale, ses chargements dépendent d’un accord entre la Russie et l’Ukraine conclu sous la houlette des Nations unies et de la Turquie. Le blocage des expéditions d’engrais russes, tout aussi indispensables pour l’agriculture mondiale, menace cet arrangement temporaire. »

Benoît Rittaud a fait des recherches sur la racine du raisonnement : « Les pythagoriciens ont découvert son irrationalité. Platon l’évoque dans le « Théétète ». La racine carrée du nombre 2 fascine depuis longtemps. Si, durant l’Antiquité, elle permet de jeter un pont entre la géométrie et l’algèbre, les interrogations quant à ses propriétés ont contribué au développement du raisonnement mathématique abstrait. Aujourd’hui encore, √2 n’a pas livré tous ses mystères. »

Quand on jouait pour la classe ouvrière (Nicolas Beauvillain) : « Au début des années 1930, des troupes amatrices pratiquent un théâtre au service du combat révolutionnaire. Le Groupe Octobre, doté de textes tonifiants et intrépides signés Jacques Prévert, l’un des piliers, réinvente l’agit-prop. Il est légendaire. Et presque oublié. « Méfiez-vous… méfiez-vous… méfiez-vous / Il est dur, rusé, sournois… le capital / Il vous passera la main dans le dos / Pour mieux vous passer la corde au cou ». C’est de Jacques Prévert. Un Prévert moins « fleur bleue » que ce à quoi souvent on le réduit.Parfois, le théâtre se dépouille de ses apparats bourgeois, et il va, dans les lieux fréquentés par le « populaire », pour dire au plus grand nombre la lutte des classes, la révolution, la possibilité d’un avenir meilleur. C’est ce que fit, de 1932 à 1936, le Groupe Octobre. »

Martine Bulard a vu un ballon : « « En quelques heures, « Sleepy Joe » (Joe l’endormi) — le surnom donné au président américain par ses adversaires — s’est transformé en Terminator. Il a mobilisé l’avion furtif F-22 et ses missiles dernier cri pour abattre le 4 février dernier un ballon chinois, « grand comme trois autobus », voguant à une vingtaine de kilomètres d’altitude. Le 10, il a donné ordre d’en exploser un autre, juste au-dessus de l’Alaska ; puis un troisième, le 11, survolant le territoire canadien ; et enfin un quatrième, le 12, à la verticale du lac Huron. Jamais le ciel nord-américain n’avait connu pareille hécatombe. Depuis, tel un shérif satisfait, M. Biden a rengainé ses armes. Trois semaines plus tard, le président lui-même a avoué « ne pas savoir quels étaient les trois objets » supplémentaires détruits. Tout au plus a-t-il reconnu que, « pour le moment, rien ne suggère qu’ils étaient liés à la Chine ni qu’ils portaient des instruments de surveillance » (CNN, 17 février 2023). On tire d’abord, on regarde après… Nombre d’Américains n’en demeurent pas moins persuadés que les « petits hommes jaunes » nourrissent des projets maléfiques à l’encontre de leur pays. Élus républicains et démocrates d’accord sur l’ennemi à abattre, journaux et bien sûr chaînes d’information en continu frisent l’hystérie. La revue Foreign Policy a raconté comment des élus conservateurs s’étaient répandus dans les médias pour prétendre que le fameux engin chinois contenait des armes biologiques. D’autres se sont photographiés, fusil pointé vers le corps céleste, avant de poster leur cliché historique sur les réseaux sociaux, partagé à l’envi. »

COMMENTAIRES  

07/03/2023 22:03 par taliondachille

Comment expliquer qu’un tel silence persiste un an après l’invasion de l’Ukraine ? Le caractère indéfendable de l’agression russe justifie-t-il que les journalistes devancent tous les emballements guerriers ? »

J’attends patiemment le moment ou Le Diplo devra avaler son chapeau. Faire semblant qu’il ne s’est rien passé depuis 2014 est particulièrement lamentable et fait ressembler Le Diplo à BFMTV.

08/03/2023 17:16 par chb

"... un tel silence..."
Sapristi !
Serait-ce donc que les médias seraient alignés, même les plus ostensiblement indépendants ?
Le Diplo de mars était sans doute bouclé trop tôt pour juger les interrogations récentes quant au commanditaire de l’attentat en Baltique contre l’approvisionnement en gaz de l’industrie UE.
Bon, on patientera pour voir s’il approuve prudemment la version "groupe de six pro-ukrainiens sans soutien étatique identifiable", ou s’il appuie Hersh pour développer son enquête.
On patiente encore sur d’autres dossiers, dont un vieux de 22 ans bientôt.

09/03/2023 13:08 par Robess73

Abonné au MD depuis 35 ans .je viens de ne pas renouveler mon abonnement devant le changement de ligne éditoriale depuis plus d’ un an .j ai demandé des explications au journal qui ne m a bien sûr pas répondu.

09/03/2023 22:50 par CAZA

Bon tout n’est pas à jeter .
Le Diplo a même publié le mois dernier un courrier de lectrice mécontente sujet sujétion à la propagande anti russe .
Liberté surveillé et corde raide pour ce pauvre Diplo devant l’actionnaire majoritaire qui l’oblige à faire comme BouffonFM et les viols par des soldats russes dopés au viagra .

Pages 20 et 21
<<<<< Un an après l’invasion de l’Ukraine, une débâcle du journalisme
Les médias, avant-garde du parti de la guerre

Contrairement à ce qui s’est produit lors des guerres du Golfe et du Kosovo, les médias occidentaux évitent toute analyse critique de leur traitement du conflit en cours. Comment expliquer qu’un tel silence persiste un an après l’invasion de l’Ukraine ? Le caractère indéfendable de l’agression russe justifie-t-il que les journalistes devancent tous les emballements guerriers ?

par Serge Halimi & Pierre Rimbert

Londres, 8 février 2023. Après leurs interventions respectives, le premier ministre britannique Rishi Sunak et le président ukrainien Volodymyr Zelensky entament la seconde partie de leur conférence de presse commune. Une correspondante de la BBC Ukraine intervient : « Bienvenue monsieur le président. J’aimerais beaucoup vous étreindre mais je n’y suis pas autorisée. » Ignorant les recommandations de son service de sécurité, M. Zelensky descend alors de son estrade et étreint la journaliste sous les applaudissements de ses confrères et de M. Sunak. Puis la représentante du contrepouvoir enchaîne en s’adressant au premier ministre britannique : « Vous savez que des soldats ukrainiens meurent tous les jours. Ne pensez-vous pas que cette décision concernant les avions de chasse prend trop de temps ? » En 2003, lors de l’invasion de l’Irak, la pratique d’un journalisme « embarqué » (embedded) avec les militaires américains avait fait grincer des dents au sein de la profession. Vingt ans plus tard, le journalisme « enlacé » a remporté la guerre d’Ukraine.

En France aussi, le code de conduite énoncé par le fondateur du quotidien Le Monde (et de ce mensuel) Hubert Beuve-Méry — « le contact et la distance » — a été remisé au magasin des accessoires. Du moins lorsqu’il s’agit du président ukrainien : « En vrai, il est sympa, assez cool, souvent drôle et pas du tout économe de son temps », dit Isabelle Lasserre, correspondante diplomatique du Figaro, choyée par les autres médias, France Inter et LCI en particulier, depuis qu’elle affiche des positions jusqu’au-boutistes sur l’Ukraine. « Il a une forme de leadership incroyable, il a un charisme très intense, il va droit au but, toutes ses phrases sont des convictions » (« C politique », France 5, 12 février 2023).
Théâtraliser le faux, escamoter le vrai

Panégyriques, étreintes, questions onctueuses : la vénération de la presse occidentale pour le président en treillis kaki paraît conforter l’idée de médias à la remorque des dirigeants politiques. Mais cette image est trompeuse. Car, depuis l’élection de M. Donald Trump en 2016 et plus encore depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie, « le journalisme » se comporte de plus en plus, aux États-Unis mais aussi en Europe, comme un acteur politique autonome, doté de ses propres priorités idéologiques. Contrairement aux partis traditionnels, celui que constituent les médias anime et nourrit simultanément les tendances rivales qui forment les deux branches de sa clientèle, l’une de droite dure (Fox News, The Sun, CNews…), l’autre libérale (The New York Times, The Washington Post, CNN, The Guardian, Le Monde, etc.). Adossé à ces deux audiences qui l’une et l’autre réclament une lecture militante des événements, « le journalisme » se garde de braquer ses fidèles en ne les faisant jamais douter de l’histoire enchantée qu’il leur sert. Ces médias de combat ont polarisé les États-Unis autour de sujets fictifs (« M. Trump est la marionnette du Kremlin » ; « L’élection de M. Joseph Biden a été truquée »). Depuis l’invasion de l’Ukraine, ils engagent l’Occident dans une guerre contre la Russie en supprimant de l’espace public tout débat sur les risques d’une escalade militaire.

Leur entreprise est favorisée par des réflexes hérités de la guerre froide : images d’archives (souvent rediffusées) des écoliers américains apprenant à se protéger d’une attaque nucléaire soviétique, longue obsession de la subversion communiste aux États-Unis, paranoïa récurrente de l’« ennemi intérieur » (1). On aurait pu cependant imaginer que la fin de l’Union soviétique et l’arrivée au Kremlin d’un président, Boris Eltsine, puissamment soutenu par les Occidentaux — et presque servile à leur égard — appelleraient des relations plus cordiales entre les deux anciens protagonistes d’un affrontement devenu sans objet. La population russe y aspirait alors tout autant que ses dirigeants : au début des années 1990, lorsqu’on interrogeait ces anciens citoyens soviétiques sur leur partenaire international préféré, 74 % d’entre eux désignaient les États-Unis (2).

Cette passion ne fut pas réciproque. Les dirigeants américains et les médias s’accordèrent pour traiter la Russie comme un pays vaincu. Elle devrait non seulement se plier aux règles du capitalisme libéral alors triomphant, mais aussi demeurer dans une position de faiblesse stratégique afin qu’aucune puissance hostile ne menace plus jamais l’hégémonie américaine. En 1992, quelques semaines seulement après la fin de l’Union soviétique, un document du Pentagone que la presse rend aussitôt public, le « rapport Wolfowitz », cible déjà la Russie. Il annonce que Washington devra dorénavant « convaincre d’éventuels rivaux qu’ils n’ont pas besoin d’aspirer à jouer un plus grand rôle, régional ou global ». Le pouvoir de « conviction » américain serait d’autant plus irrésistible que le Pentagone se promettait de l’adosser à une armée capable de « dissuader n’importe quelle nation ou groupe de nations de défier la suprématie des États-Unis (3) ». À l’époque, le « maître du Kremlin » se nomme pourtant Boris Eltsine, pas Vladimir Poutine.

Mais peu importe puisque, à de rares exceptions près — l’Arabie saoudite et Israël en particulier —, les États-Unis et les médias américains se montrent presque aussi intraitables et méprisants envers leurs marionnettes (Eltsine), leurs « alliés » (les États européens) ou leurs adversaires (la Chine, la Russie, l’Iran). Exprimée par le « rapport Wolfowitz », l’idée que « l’ordre international est en définitive garanti par les États-Unis » et que ceux-ci « doivent se mettre en situation d’agir indépendamment quand une action collective ne peut être mise sur pied » fait consensus au département d’État, dans les think tanks de Washington et dans les salles de rédaction. Ce prisme impérial explique l’automatisme avec lequel toutes les guerres américaines, y compris les plus illégales, ont été fêtées par Fox News comme par le New York Times.

Or peu à peu les Russes se sont dépris de l’Occident. Pas seulement parce que la propagande du président Poutine en a construit une image repoussante et menaçante. Mais leur descente aux enfers, largement précipitée par les faiseurs de révolution libérale (4), a conduit 75 % d’entre eux à réprouver dès 1995 la mainmise des groupes étrangers sur leur économie. La part des habitants qui imputaient à l’Occident la volonté d’affaiblir leur pays augmenta. Ajoutés aux expériences de privatisations de grand chemin, la guerre du Kosovo (1999), celle d’Irak (2003), le conflit déclenché par le très proaméricain président de Géorgie (2008), enfin l’élargissement continu de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ont fini par persuader l’opinion russe que les États-Unis entendaient, sinon « humilier la Russie », du moins la reléguer à un rôle subalterne. Lorsqu’en 2007, lors de la conférence de Munich, M. Poutine dénonce l’installation d’« un monde unipolaire » sous bannière occidentale, son sentiment est plus répandu encore dans la population russe qu’au sein des élites de son pays (5).

Aux États-Unis, la construction de l’ennemi russe avait cheminé symétriquement à mesure que désaccords et tensions se multipliaient entre les deux anciennes superpuissances. Cette hostilité s’intensifia d’un coup avec l’élection de M. Trump. Quatre ans plus tôt, en 2012, le président Barack Obama raillait son concurrent républicain Mitt Romney lorsque celui-ci désignait la Russie comme « la plus grande menace géopolitique qu’affronte l’Amérique ». « La guerre froide est terminée depuis vingt ans », lui répliquait M. Obama, sourire aux lèvres. La victoire de M. Trump sur Mme Hillary Clinton inversa la donne dès lors qu’on imputa ce résultat aux manigances de M. Poutine. De pays vaincu que Washington espérait domestiquer, la Russie devenait soudain, dans le camp démocrate, une puissance victorieuse qui avait pris le contrôle des États-Unis ! Apparemment terrorisés, des gens aussi intelligents que distingués ouvrirent alors les vannes à un torrent d’inepties. Le « prix Nobel » d’économie Paul Krugman compara le nouveau locataire de la Maison Blanche au personnage joué par Frank Sinatra dans le film Un crime dans la tête, un ancien soldat américain en Corée « retourné » par les communistes pour combattre son pays. L’historien Timothy Snyder se chargea de résumer trois ans d’accusations paranoïaques que plusieurs commissions d’enquête allaient instruire : « Nous n’avons plus à nous demander à quoi ressemblerait le fait de perdre une guerre sur son propre territoire. Nous venons d’en perdre une contre la Russie, et elle a eu pour conséquence l’élection de Donald Trump (6). »

Nombre de bobards découlèrent de cette croyance. Les médias européens en reprirent la plupart. Pourtant, si l’on met de côté les propos amènes que M. Trump adressa à son homologue russe, sa politique étrangère, souvent confiée à des « faucons » néoconservateurs comme MM. Michael Pompeo ou John Bolton, fut plus dure pour Moscou que celle de son prédécesseur démocrate : les sanctions furent maintenues ; de nombreux membres de la société Wagner furent tués en Syrie ; les États-Unis livrèrent des armes offensives à l’Ukraine. À croire que le président des États-Unis avait tenu compte de l’affectueuse recommandation d’un éditorial du New York Times (22 mars 2018) : « Si M. Trump n’est pas le laquais de M. Poutine, il est plus que temps pour lui de le prouver. »

10/03/2023 05:53 par calame julia

@Robess73,
c’est pourquoi, je remercie fréquemment (pas chaque semaine, on pourrait
imaginer des fékesnious) B. Gensane qui me permet d’aller chercher des infos selon
le sujet.

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