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Un aller simple pour la Salle 101

Julian est assis. Une lumière vive et artificielle lui tombe sur le visage. Il est sanglé sans pouvoir bouger ses membres engourdis. Il lui faut du temps pour prendre conscience de ce qui l’entoure : il est au centre d’une pièce immense à la paroi circulaire qui semble de béton brut et sans issue. Il a l’impression de venir d’un autre monde : il ne sait pas combien de temps a duré son dernier voyage.

La lumière du jour n’est, pour lui, plus qu’un vague souvenir. Tant de saisons passées à l’ombre, tant d’années passées dans une ambassade étriquée. Puis des semaines, puis des mois dans les geôles de sa gracieuse Majesté. Avant la descente aux Enfers : l’accord sans condition de l’extradition sans justification, en témoignage de l’amitié entre deux nations civilisées, entre Britannia et l’Empire, entre un vassal et son suzerain. Ensuite, le trou noir : rien, plus rien, le néant, si ce n’est un dernier repas.

Une porte dérobée s’ouvre : un courant d’air tiède parvient jusqu’à lui, tandis qu’une personne en blouse blanche s’avance d’un pas décidé. Le visage de cire ne révèle rien.

 Alors, monsieur Assange, vous avez fait bon voyage ?, interroge cet homme.
 Où suis-je ?, questionne Julian.
 Dans la Salle 101, pardi !
 C’est quoi cette Salle 101 ?
 Vous le savez très bien. Tout le monde le sait.
 Il me souvient qu’une semaine avant mon extradition, Guantanamo était évoqué.
 Qu’importe le lieu, pourvu qu’on ait l’ivresse, n’est-ce pas ?

Une aiguille introduite dans une veine sous la peau diaphane et aussitôt une chaleur apaisante se répand dans le corps meurtri de Julian.

 On m’appelle O’Brien. Savez-vous qui je suis, Julian ?
 Je ne sais pas. Je peux que deviner : peut-être un agent du ministère de la post-vérité, au cœur de l’Empire.
 Et vous imaginez-vous la raison de votre présence parmi nous ?
 Pour que je me confesse.
 Non. Ce n’est pas là le motif. Cherchez encore.
 Pour me punir, alors.
 Pas seulement. Même si la vengeance est un plat qui se déguste froid.

La voix d’O’Brien change, elle se fait doucereuse. Il reprend :

 Pas seulement pour arracher votre confession ou pour vous punir. Nous vous avons amené ici pour vous guérir. Sachez qu’aucun de ceux que nous amenons dans ce lieu ne nous quitte malade. Les révélations stupides que vous avez faites ne nous intéressent plus : l’Empire, comme vous dites, ne s’intéresse pas qu’aux actes eux-mêmes. Il s’occupe d’abord des esprits, il prend le contrôle des consciences comme il le fait, à distance, des ordinateurs et des portables grâce aux « portes dérobées » présentes partout. Nous savons déjà tout de vous. Vous êtes une tache à effacer.

La voix d’O’Brien change à nouveau, la folle exaltation succède à la feinte douceur :

 Il nous est intolérable qu’une pensée erronée puisse exister quelque part dans le monde, quelque secrète et impuissante qu’elle puisse être. Nous ne détruisons pas simplement nos ennemis, après les avoir parfois manipulés, voire créés, nous les changeons. Nous transformons le mal en bien. Comprenez-vous ce que je veux dire ?

O’Brien est penché au-dessus de Julian. Cette insoutenable proximité déforme le visage de l’homme en blouse blanche. Ses traits ne sont donc toujours pas discernables. Il pivote, fait quelques pas, puis poursuit :

 La première chose que vous devez comprendre, c’est qu’aucun martyr ne sort d’ici. Fini le temps de l’Inquisition pour extirper l’hérésie. Finies les persécutions des régimes totalitaires. Finis les procès où les victimes s’aplatissaient après torture et solitude, où elles confessaient tout ce qu’on leur mettait en bouche. Les morts finissaient toujours par devenir des martyrs. Nous ne commettons pas les erreurs du passé...

 Pourtant, vous ne cessez de commettre les horreurs du passé. Et toujours à échelle industrielle...

 Toutes les confessions faites ici sont exactes, exactes au sens que nous les rendons vraies. Vous devez cesser de vous imaginer que la postérité vous rendra Justice. Rien ne restera de vous, ou si peu que pour quelques paumés. Vous serez annihilé, dans le passé comme dans le futur, effacé de la mémoire collective. En somme, pour les masses, vous n’aurez même pas existé.

 Mais que faites-vous du présent ?
 Le présent ? Vous voulez le voir ?
 Depuis mon extradition, des mouvements de soutien, de protestation doivent...
 Qui commande le passé commande l’avenir ; qui commande le présent commande le passé. Veuillez allumer tous les écrans, je vous prie, lance O’Brien à une régie invisible.

La paroi circulaire se fait mur d’images comme par enchantement. Autant d’images, autant de médias. Autant de fenêtres sur les actualités du monde occidental. À l’évidence, les énièmes tensions internationales et leurs répercussions sur le cours de l’or noir sont reprises en long et en large, en boucle. On interroge ici un client d’une pompe à essence : un client inquiet pour son pouvoir d’achat, comme si ce dernier est l’alpha et l’oméga de la destinée humaine, alors que le secteur militaro-industriel peut déjà sabler le champagne. Et du sport là, beaucoup de sport ; du bien-être aussi ; de la consommation comme s’il en pleuvait. Le reste est à l’avenant : un tourbillon d’eau tiède, un déferlement de niaiseries servis par une armée de « rienologues ». Cette orgie, ce matraquage d’images sont à gerber.

Julian a beau chercher, chercher encore des visages connus : il ne repère aucun des journalistes dignes de ce nom. Ils sont devenus rares, d’autant plus rares qu’ils sont des cibles comme le sont les lanceurs d’alerte : a fortiori quand ils sont les deux à la fois.

 Quid de la presse écrite ?, interroge Julian.
 Vous voulez voir la presse qui vous avait encensé, il y a quelques années, avant de vous abandonner, c’est cela ?
 Oui.
 Désolé, vous ne faites plus les unes. Tout juste de courts articles. Regardez ici, vous reconnaissez cette prestigieuse publication : « Assange : s’il n’a rien à se reprocher, pourquoi s’inquiéter ? »

Devant les yeux écarquillés, stupéfiés, affolés de Julian, les unes, les quotidiens dits de référence défilent : son extradition est au mieux noyée dans le maelstrom informationnel. Au pire, elle est justifiée par de « fausses-nouvelles » comme d’habitude.

 Avec ou sans moi, WikiLeaks demeure, lance Julian.
 Plus pour très longtemps. Ce n’est plus qu’une question de jours, de semaines à peine...
 Vous mentez. Vous et vos affidés, vous mentez effrontément.
 On a toujours su récupérer les talents au bon moment.

O’Brien s’agite, virevolte, s’enflamme :

 Notre maîtrise de la matière est absolue. Nous façonnons l’humain à notre volonté. Il n’y a rien que nous ne puissions faire. Hors de l’Empire, il n’y a point de Salut. Chaque jour que nous créons nous rapproche d’un monde parfait d’écraseurs et d’écrasés où ne subsisteront plus que la crainte, la trahison, l’humiliation et le triomphe. Nous détruirons toutes les autres émotions, toutes. Bien sûr, il y aura toujours l’ivresse du pouvoir, le frisson de la victoire et la sensation de piétiner un ennemi impuissant.
 Entraîné par sa démesure, par son hybris, votre Empire finira par sombrer. Il est mortel comme tous les empires.
 Naturellement non. Comment pourrait-il mourir ? Nous sommes le Monde en marche.
 C’est quoi cette Salle 101 ? (*)
 Tout le monde le sait et feint de l’ignorer. C’est souvent l’antichambre du royaume d’Hadès.

L’homme à la blouse blanche s’approche à nouveau de Julian. Cette fois, son visage se précise. Les traits deviennent enfin nets, enfin discernables.

« Non ! NON ! Quelle horreur ! C’est pas vrai ! »

Ce cri oblitère l’espace et suspend le temps. Je tâtonne. J’allume la lampe de chevet. J’suis dans le coaltar. Putain quel cauchemar !

Effrayante prémonition. J’ai la tête en ébullition, le corps en nage, les yeux embués.

Et cette dernière image qui persiste comme une rémanence : le visage de l’homme en blouse blanche, je le vois encore. Que j’ouvre ou que je close les paupières, rien n’y change.

Ce portrait d’un salaud ordinaire, je le vois encore.

Plus troublant, je le reconnais. Plus terrifiant encore, ... je me reconnais.

La sueur redouble comme le sentiment de culpabilité m’envahit. Mon pouls s’affole. Mon sang se glace. Mon souffle décline. Mon corps tressaille comme les frissons me gagnent.

Et ces mots du passé qui resurgissent : « L’indifférence est le poids mort de l’histoire. C’est le boulet de plomb pour le novateur, c’est la matière inerte où se noient souvent les enthousiasmes les plus resplendissants, c’est l’étang qui entoure la vieille ville et la défend mieux que les murs les plus solides, mieux que les poitrines de ses guerriers, parce qu’elle engloutit dans ses remous limoneux les assaillants, les décime et les décourage et quelquefois les fait renoncer à l’entreprise héroïque. » (Je hais les indifférents, Antonio Gramsci)

Voilà où mènent toutes nos petites lâchetés du quotidien.

Me voilà prévenu. Je ne pourrai pas dire que je ne savais pas.

PERSONNE

D’après 1984 de George Orwell.

(*) « – Vous m’avez une fois demandé, dit O’Brien ce qui se trouvait dans la salle 101. Je vous ai répondu que vous le saviez déjà. Tout le monde le sait. Ce qui se trouve dans la salle 101, c’est la pire chose qui soit au monde. [...] La pire chose du monde, poursuivit O’Brien, varie suivant les individus. C’est tantôt être enterré vivant, tantôt brûlé vif, tantôt encore être noyé ou empalé, et il y en a une cinquantaine d’autres qui entraînent la mort. Mais il y a des cas où c’est quelque chose de tout à fait ordinaire, qui ne comporte même pas d’issue fatale. [...] Vous rappelez-vous, dit O’Brien, le moment de panique qui survenait toujours dans vos rêves ? Il y avait devant vous un mur d’ombre et, dans vos oreilles, le bruit d’un mugissement. De l’autre côté du mur, il y avait quelque chose de terrible. Vous saviez ce que c’était, et vous reconnaissiez le savoir, mais vous n’osiez tirer cette connaissance jusqu’à la lumière de votre conscience. De l’autre côté du mur, ce qu’il y avait, c’étaient des rats. » (1984, chap. V, George Orwell)

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Je pense que nous risquons de devenir la société la mieux informée à mourir par ignorance.

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