Comment sortir de la guerre par procuration. Dans les journaux étasuniens, la version des fonctionnaires d’État : la contre-offensive échoue parce que Kiev n’a pas le courage de laisser ses hommes mourir en masse. Ils disaient la même chose du gouvernement de Saigon.
En apparence, il s’agit bien d’un été de défaites, celui des faucons occidentaux qui prétendent stabiliser la planète en déclenchant des guerres destructrices à répétition ou en exacerbant des guerres déclenchées par d’autres. Seymour Hersh, qui dans un article du 17 août parle de l’Afrique comme de l’Ukraine, le constate et confirme ce que les services américains disent depuis des jours : la contre-offensive ukrainienne échoue, et certains dans l’OTAN commencent à envisager de céder des territoires à Moscou pour mettre fin à une guerre que Kiev mène et prolonge par procuration. Biden ne s’expose pas encore, mais ses hommes du renseignement s’exposent, et ils cessent d’encenser Zelensky : le Washington Post rapporte leur opinion, selon laquelle Kiev, faute de pouvoir reprendre la porte d’entrée de la Crimée qu’est Melitopol, ne parvient pas à reconquérir ce qu’elle s’était promis de faire.
Dans les mêmes jours, rappelle Hersh, la France de Macron est presque complètement éjectée de sa sphère d’intérêt dans les nations du Sahel. Après avoir perdu le Mali à la suite du coup d’État de 2022, après avoir perdu des alliés stables au Tchad, elle perd maintenant le Niger, riche en uranium et carrefour des migrations en provenance du Sahel. Le coup d’État militaire du 26 juillet a chassé le président Mohamed Bazoum, ami obéissant de Paris et de Washington. Les populations célèbrent la libération du néocolonialisme français en Afrique centrale et occidentale.
À cela s’ajoute le fait que le soi-disant Sud global se reconnaît de plus en plus dans le groupe non aligné des Brics (Russie, Chine, Brésil, Inde, Afrique du Sud : 40 % de la population mondiale) qui se réunit depuis le mardi 22 août à Johannesburg. Quelque 23 États sont candidats à l’adhésion à ce groupe, qu’ils considèrent comme la seule alternative au désordre engendré par la belligérance des États-Unis à l’égard de la Russie et de la Chine et par la domination mondiale du dollar. L’agressivité et la domination sont à la base de ce que Washington considère comme sa mission et celle de l’OTAN : l’ordre international fondé sur des règles. La règle de base peut être résumée comme suit : si les États-Unis veulent dominer le monde, comme ils l’ont fait en 1945 en abattant Hitler et en larguant la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki, ils doivent sans cesse répéter, avec l’appui de l’Europe et de certains pays asiatiques, les guerres "de civilisation" contre le Mal absolu qui n’a cessé de se réincarner depuis lors. Un mal qui, de temps à autre, prend le visage de Milosevic, de Saddam Hussein, des Talibans, de Kadhafi, et aujourd’hui de Poutine et de Xi Jinping. Ce serait donc l’été du mécontentement, pour les néo-conservateurs occidentaux, si ce n’est qu’ils cherchent déjà un moyen de sortir indemnes de l’épreuve ukrainienne, prêts pour de nouveaux troubles et de nouvelles guerres. Comment y parviendront-ils ? De la même manière qu’ils l’ont fait au Viêt Nam ou en Afghanistan : en rejetant la responsabilité sur le pays belligérant chargé de se battre jusqu’au bout, non seulement pour protéger ses terres de l’envahisseur, mais aussi pour défendre la civilisation occidentale au point de faire plier la puissance russe. Zelensky est volontairement tombé dans le piège mortel et c’est pourquoi il continue à parier sur la guerre longue : s’il n’en était pas ainsi, le Danemark et la Hollande ne lui donneraient pas des avions de combat F-16 qui ne pourront être utilisés qu’en 2024.
Il convient de lire attentivement le Washington Post du 17 août sur la contre-offensive ukrainienne. Les éditorialistes écrivent que si Kiev ne gagne pas, c’est parce qu’elle n’a pas suivi les directives étasuniennes, qui prescrivaient un assaut beaucoup plus massif le long de la ligne de front minée par les Russes dans la défense des zones conquises au sud-est : "Les wargames conjoints menés par les militaires étasuniens, britanniques et ukrainiens avaient prévu des pertes massives et calculé que Kiev les accepterait si c’était le prix à payer pour percer la ligne de défense russe. Mais l’Ukraine souhaitait limiter les pertes sur le champ de bataille, préférant se concentrer sur les petites unités de combat". En d’autres termes : si Kiev perd, c’est parce qu’au moment décisif, elle n’a pas eu l’audace de laisser mourir ses soldats en masse. L’accusation est reprise le 18 août par le New York Times, qui énumère les morts (500 000 tués ou blessés parmi les Ukrainiens et les Russes, selon les renseignements) et pointe les "failles" de la contre-offensive. Les responsables étasuniens interrogés aujourd’hui auraient une crainte majeure : que "l’Ukraine soit devenue hostile aux pertes" et que "c’est la raison pour laquelle elle fait preuve de prudence dans la contre-offensive". Le journal ne semble pas impressionné par l’indécence des conditions dictées à Kiev dans une guerre où l’on gagne si l’on n’est pas hostile aux pertes.
C’est ainsi que l’administration Biden et l’OTAN se sortent des guerres par procuration : en imputant les échecs à l’agent belligérant. Sans sourciller, ils sont sur le point d’approuver tardivement les propos du chef d’état-major interarmées Mark Milley et ce qu’il a dit en novembre dernier lorsqu’il a suggéré d’entamer des négociations parce que "la victoire ukrainienne n’était pas réalisable". Ce retard a entraîné et continue d’entraîner des milliers de morts, mais les Occidentaux qui se battent sans se battre en voudraient davantage. De l’icône du Bien qu’il est depuis un an et demi, Zelensky pourrait soudain devenir l’homme qui paiera pour les erreurs et les méfaits de ceux qui, au sein de l’OTAN, ont voulu que cette guerre dure et s’enlise. De ceux qui se sont opposés à toute trêve ou accord de paix, à commencer par celui négocié entre Kiev et Moscou quelques semaines après l’invasion, et prêt à être signé en avril 2022. Cet accord a été sabordé à la demande des Britanniques et des Américains, et prévoyait des avantages pour Kiev qu’il n’était plus possible d’obtenir. Depuis, Zelensky est coincé dans la stratégie des États-Unis et de l’OTAN, avec un pays réduit à une souche qui n’a plus d’industries vitales. Aujourd’hui, il risque d’être jeté comme Thieu l’a été à Saigon, lorsque Washington s’est lassé de semer la mort au Viêt Nam.
En attendant, en seulement un an et demi, les morts ukrainiens ont dépassé les morts étasuniens en deux décennies de guerre du Viêt Nam (environ 58 000). Leur nombre est similaire à celui des soldats de Kaboul morts dans la guerre d’Afghanistan entre 2001 et 2021 (environ 69 000). C’est la faute de Kiev si elle risque de perdre la guerre parce qu’elle agit seule et n’envoie pas plus de soldats pour sauter sur les mines. Les Etats-Unis et les Européens peuvent se débarrasser des perdants du jour au lendemain et se vanter, sans crainte d’être contredits, de victoires inexistantes. C’est ce que fait Josep Borrell, le responsable de la politique étrangère européenne, lorsqu’il affirme qu’une négociation pourrait débuter en septembre, tout en proclamant que "de toute façon, celui qui a vraiment perdu, c’est Poutine, qui voulait une guerre éclair et qui est maintenant sur la défensive". En effet, qu’est-ce que la Russie à ses yeux ? Rien d’autre qu’un nain économique, "une station-service dont le propriétaire possède la bombe atomique" (interview dans El País, 20 août). La guerre d’Ukraine n’est pas terminée, mais l’ébauche illimitée du socialiste Borrell confirme que l’Europe unie, ayant perdu toute aspiration à l’autonomie et à la souveraineté, et oubliant qu’elle est née pour faire la paix, n’apprend plus rien de ses propres échecs.
Barbara Spinelli Il Fatto Quotidiano 23 août 2023