L’affaire du Mediator est enfin devant la Justice. Il est évidemment trop tôt pour dire si celle-ci sera à la hauteur du scandale. Il est également prématuré de savoir si les procès de Nanterre et Paris intentés contre le groupe Servier entraîneront les nécessaires changements quant aux procédures de validation du médicament en France. Par-delà le pouvoir d’intoxication - cette fois par le biais d’une désinformation éhontée - de Servier, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que l’affaire est le puissant révélateur d’une société malade. Malade de la cupidité sans bornes de certains hommes sachant s’entourer de complicités non moins coupables, malade de la banalisation du médicament et du sort misérable de la médecine préventive, malade du défaut de formation et d’information des médecins, malade de l’omniprésence du lobby pharmaceutique, malade des conflits d’intérêts entre chercheurs, médecins, législateurs et marchands. Cependant, l’affaire nous enseigne aussi que toutes ces collusions et confusions coupables ne sont possibles et durables que tant qu’aucun citoyen ne se dresse. Un jour entra en scène Irène Frachon, magistral contraire de Jacques Servier.
Le procès pour tromperie aggravée et mise en danger de la vie d’autrui lancé contre Servier par le tribunal de Nanterre consécutivement à la citation directe de plusieurs victimes du Mediator s’est ouvert en ce mois de mai. Une seconde procédure pour tromperie et escroquerie menée par le tribunal de grande instance de Paris est toujours en cours d’instruction. La défense de Servier consiste à affirmer que le Mediator n’a été commercialisé que comme médicament contre le diabète et l’obésité, en aucune manière comme anorexigène (coupe-faim). La molécule du Mediator, le phényl-amino propane, est pourtant brevetée en France (en même temps que ses dérivés) comme coupe-faim depuis le 23 décembre 1968. Le Brevet spécial n°6564M a été demandé le 3 juillet 1967 par la société Science Union, filiale du groupe Servier. Sa délivrance indique que « Les nouveaux dérivés et leurs sels physiologiquement compatibles, (…) peuvent être employés en particulier comme médicament anorexiant, analgésique, anticonvulsivant ou régulateur du métabolisme des lipides. » Ce brevet couvre une famille de composés, dont la molécule du Mediator, qui, à l’époque, ne s’appelle pas Mediator mais est désignée par sa formule chimique et, à partir de 1970, par le nom de code SE780.
En fait, Servier a breveté la molécule incriminée à plusieurs reprises pour sa qualité anorexiante. Le Canard enchaîné du 12 octobre 2011 reproduit un brevet américain (United States Patent n° 3,607, 909), déposé en 1967 et accordé en 1971, qui est à peu de choses près la traduction du brevet français.
Le rapport de l’Igas de janvier 2011 relatif à l’affaire du Mediator cite une étude sur le SE780 financée par Servier et publiée en 1974 dans la revue Psychopharmacologia, qui démontre que le futur Mediator est un anorexigène très puissant : « Son pouvoir (…) est tel chez le rat, que les chercheurs ont dû interrompre l’expérience au bout de 35 jours de traitement, tant les animaux étaient faibles et avaient perdu du poids. » En 1997, le Pondéral et l’Isoméride, les deux coupe-faims « officiels » de Servier, ont été retirés du marché à cause de leurs effets indésirables très graves : risques d’hypertension pulmonaire et de valvulopathie cardiaque. Paradoxalement, le Mediator échappe à l’interdiction alors que le brevet de 1968 portait sur les trois produits Servier et que tous les trois sont fabriqués à partir de la même molécule. On ne saurait réduire cette anomalie - le mot est faible - au seul fait que le nom Mediator n’apparaît qu’en 1974. Jacques Servier avait des relations ! Ainsi, il put commettre sa saloperie. Et là , le mot n’est pas trop fort. Le chiffre de mille morts est communément avancé.
Le vent mauvais commença de souffler pour Servier quand Irène Frachon, pneumologue brestoise, publia en juin 2010 son livre sur le scandale. Le titre intriguait déjà : Mediator 150 mg. Que dire alors du sous-titre : combien de morts ? Servier tenta de faire interdire le livre en raison de ce sous-titre. En vain. La justice trouva légitime cette interrogation sur le nombre de victimes du Mediator. Incontestablement, Irène Frachon appartient à la catégorie dispersée et non reconnue des « lanceurs d’alerte », ces hommes et ces femmes dénonçant, au nom de valeurs humaines inaltérables, la dangerosité de diverses actions non moins humaines. Ils dérangent. On voudrait pouvoir étouffer leur parole innocente, leurs questions embarrassantes. On y parvient souvent. Heureusement, on y échoue parfois. Il semble que Jacques Servier, qui n’a jamais prononcé une parole de compassion à l’égard de ses victimes, ne parviendra pas à échapper à la déclaration de sa culpabilité. Le fait que son ami Nicolas Sarkozy lui décerna, après la parution du livre d’Irène Frachon, la légion d’honneur - le terme bouée de sauvetage d’honneur conviendrait mieux - ne suffira pas à effacer la cupidité grandiose d’un homme finalement médiocre sous le rapport de la dignité humaine.
Hélas ! Il faut bien convenir que cette affaire ne fut possible que tant que le salaud magnifique - surtout magnifié par le système en place - rencontra régulièrement sur sa route d’autres hommes et d’autres femmes indignes. Des membres des instances de la « surveillance sanitaire », des représentants politiques utiles, et nombre de médecins préférant le boniment des visiteurs médicaux à la lecture de la revue Prescrire.... Sachons-le bien : Irène Frachon n’a pas que des amis parmi ses confrères et consoeurs. Ce n’est peut-être pas demain que naîtra en France une vraie politique du médicament. Qui osera, comme Matthieu jadis, chasser les marchands du Temple ?
Yann Fiévet