Cela m’a rappelé que j’avais eu la chance de côtoyer un peu, à l’université de Vincennes il y a plus de quarante ans, Yves Lacoste, ce formidable géographe, auteur de l’assertion malheureusement définitive : « La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ».
En 2013, Le Monde Diplomatique publiait l’article “ Manuels scolaires, le soupçon ” où il exposait que « le manuel scolaire est devenu si central dans les salles de classe qu’on n’imagine plus s’instruire sans son aide. Initialement utilisé par les jeunes Etats-nations européens pour déterminer les savoirs légitimes, il ne se contente pas d’organiser des connaissances : il les trie, afin de s’adapter aux attentes du pouvoir, il reflète les présupposés des sociétés qui le produisent. » Analysant la problématique de la légitimation, le sémioticien Theo van Leeuwen expliquait que le discours « transforme la réalité en une version de cette réalité ». Cette version étant transmise aux enfants.
La guerre israélo-palestinienne se mène aussi dans les manuels scolaires. En France, les auteurs sont souvent victimes d’une double contrainte, le double bind du psychologue Gregory Bateson : il est difficile de critiquer la politique de l’Etat d’Israël sans être qualifié d’antisémite. Il n’en reste pas moins que, dans les manuels français, le point de vue “ naturel ” est celui de l’Occident. Même lorsqu’est évoqué l’avant 1948. On peut ainsi lire dans un manuel Hachette que « Le refus du plan de partage de la Palestine par les Arabes, qui prennent les armes, entraîne des affrontements avec les Juifs, à la fin du mandat britannique. » Sans mentionner le fait que des agissements violents furent commis dès les années vingt par des milices sionistes.
La guerre de 1967, aurait permis aux Israéliens, toujours selon les manuels français, de « reprendre » Jérusalem. Le fait que la « réunification » de la ville ait été déclaré illégal par l’ONU n’est pas mentionné. Dans certains manuels, la ville sainte a même le statut de « capitale » de l’Etat hébreu (Hatier 2012, qui ne cartographie pas les territoires palestiniens). Les manuels français mettent l’accent sur le rôle valorisant de l’implantation (Belin n’emploie jamais le mot “ colonisation ”) d’Israël : « Les premiers Juifs mettent en valeur », « des fermes modèles sur le sol aride », « achat de terre et leur mises en valeur ». On cherche en vain des photos de la Cisjordanie prises après 1967, des images de la violence de la colonisation juive et des opérations militaires sur Gaza. On s’étonne que le problème de l’eau accaparée ne soit jamais posé alors qu’il est essentiel. Il n’est non plus jamais fait mention que, selon l’article 49 de la Convention de Genève, signée par Israël, il est « interdit à un pays d’implanter sa propre population sur un territoire occupé ».
Le nationalisme palestinien n’existe dans les manuels français que comme un surgeon du nationalisme arabe. Dont l’image est négative (voir le nationalisme panarabe de Nasser). Au nationalisme palestinien est systématiquement associé le mot « terrorisme » et jamais celui de « résistance ».
En tant qu’Etat ethnocratique, Israël (officiellement “ Etat juif ”) propose un récit national qui exclut tous les autres, y compris ceux proposés par des Israéliens eux-mêmes (on pense à l’historien Shlomo Sand pour qui le peuple juif fut « inventé »). Ce biais quasi totalitaire est poussé très loin. Pour l’historien israélien Eli Barnavi, « le problème palestinien empoisonne, depuis une génération et plus, les relations d’Israël avec le monde arabe et avec la communauté internationale. » Poison, parasite, le Palestinien est également un primitif, « réticent à adopter la modernité et refusant de donner quoi que ce soit pour le bien général. »
Pour illustrer la proposition d’Yves Lacoste, citée plus haut, il suffit de lire les cartes de nombreux manuels occidentaux. La population arabe en est souvent absente, avec la fausse excuse que, pour la Cisjordanie, « il n’existe pas de données ». Dans de nombreux manuels israéliens, l’Europe est placée aux centre des cartes, ce qui suggère de manière subliminale qu’Israël fait partie de l’Europe.
Dans les manuels suédois, le discours dominant est que « les Juifs ont pu enfin retourner sur la terre qu’ils considèrent comme la leur ». On trouve tout de même une réflexion sur l’existence de Palestiniens en Palestine bien avant l’arrivée du peuple hébreu. Mais dans l’imaginaire collectif, les Palestiniens sont des Arabes nomades, alors que « les Juifs sont là ».
Les manuels palestiniens de Palestine peuvent également poser problème. Leurs concepteurs n’ont aucune liberté car leurs travaux son révisés par une autorité politique qui veille à ce que l’image d’Israël ne soit pas trop écornée. Les manuels sont en effet financés par la Banque mondiale ou l’Union européenne. La cause du peuple palestinien est liée à l’umma, la grande communauté des musulmans, par delà leur nationalité, qui date du VIIe siècle. Comme s’il n’y avait pas de palestiniens chrétiens, voire agnostiques ou athées. A noter, cela dit que, pour les manuels palestiniens, l’ennemi, l’Autre, ce n’est pas le Juif mais le sioniste. Le rôle de la Grande-Bretagne (la lettre de Balfour à Lord Rothschild, en contradiction avec les accords Sykes-Picot de 1916 sans perspective d’un Etat israélien) fut déterminant lorsque cette puissance coloniale décida de donner une terre, qui ne leur appartenait pas, à des sionistes qui ne la méritaient pas.
Pour nous résumer « parti pris » serait faible.
PS : En revanche, la maison d’édition étasunienne HarperCollins vend des atlas à des établissements anglophones du Moyen-Orient. Elle a choisi de supprimer l’Etat hébreu de ses manuels. Un temps passées inaperçu, ces cartes ont été révélées par la presse britannique. Pour la maison d’édition, il ne s’agissait pas d’un oubli mais d’un choix. Celui de répondre aux « préférences locales ». Dessiner Israël aurait été jugé « inacceptable » par les pays du Golfe qui se fournissent chez elle.
Paris : Syllepses, 2014.