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Révolution Bolivarienne N°4 - Septembre-Octobre 2004.

Bulletin d’informations sur l’Amérique latine, N°4, Septembre-Octobre 2004

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Pour bien juger des révolutions et des révolutionnaires, il faut les observer de très près et les juger de très loin. (Simon Bolivar).

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SOMMAIRE

CHOMSKY : UN NEGROPONTE PER BAGDAD, il manifesto du 15/09/04.

De l’Amérique centrale au Moyen-Orient...

CONVERSATION AVEC EDUARDO GALEANO,

en Italie, à l’occasion de la présentation de son dernier travail, par Marco Dotti et Joni Costantino, il manifesto du 02/09/04, Mots dépouillés contre la tyrannie de la peur.

ARGENTINE/Buenos Aires

Rencontre latino-américaine d’organisations de gauche, par Modesto Emilio Guerrero, Aporrea 18/09/04.

BOLIVIE

Le retour des mobilisations sociales, par Alex Contreras Baspineiro, RISAL 15/09/04

BRESIL

Elections municipales recherchent opposition. L’intervention du P-SOL, par Miguel Malheiros, La Commune n° 42-septembre 2004.

CHILI

Pinochet et le 11/9 boomerang, par Ariel Dorfman, Le Monde 11/09/04.

CUBA

Considérations en marge du crime, par Celia Hart, Rebelion 26/08/04.

HAà TI

A propos du rapport Debray, par Rosa Amelia Plumel Uribe, RISAL 17/09/04.

Renaud Muselier en Haïti : visite sous les coups de feux, par Lucienne Plain, Lutte Ouvrière n° 1883 du 03/09/04.

VENEZUELA

Une révolution spinozienne, par Gérard Jugant, 16/08/04

Femmes de Caracas, par Louis Nicomède, RISAL 16/09/04

La naissance d’une social-démocratie radicalisée, par Tariq Ali, 18/08/04, The Independent GB, spécial pour Pagina/12 Argentine (Trad Fab).

Du chavisme à la révolution, par Jonah Gindin, 13/09/04, Source Alia2 01/09/04 (trad de l’anglais revue A l’Encontre).

CHE GUEVARA/Autour du film Carnets de Voyage

Carnets de Voyage, Portrait du Che en jeune homme, par Philippe Piazzo, Aden 08/09/04

L’ami du Che, par Christine Legrand, Le Monde 08/09/04

Après Caracas, un mois en plan chez les gringos, témoignage d’Ernesto Guevara Lynch, père du Che.

FIGURE REVOLUTIONNAIRE

Francisco de Miranda, le précurseur

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 Un Negroponte per Bagdad. L’âme damnée.

NOAM CHOMSKY

Lire ici

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 CONVERSATION AVEC EDUARDO GALEANO

Mots dépouillés contre la tyrannie de la peur

Eduardo Galeano : « Je suis devenu un perfectionniste, prêt à mourir pour un adverbe, rester jusqu’à cinq heures du matin si je ne trouve pas un adjectif. En Amérique latine les choses sont en train de commencer à changer et il faut s’unir contre la peur et contre la tradition d’impuissance qui pousse à accepter l’indignité comme destin ».

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AMERIQUE-ARGENTINE

 RENCONTRE DE REVOLUTIONNAIRES A BUENOS AIRES

par Modesto Emilio Guerrero, apporea.org, 18/09/04

Au cours d’une rencontre dans la capitale argentine avec 2200 personnes remplissant la Fédération de Boxe, les députés Baba, Luciana Genro et João Fontes, dirigeants du Parti Socialisme et Liberté (P-SOL) récemment fondé au Brésil, ont exposé les aspects centraux de leur programme politique, leur présence dans la lutte des classes et l’expérience organisationnelle qu’ils développent pour constituer une organisation révolutionnaire démocratique influente dans les masses. Ils définirent le P-SOL comme une organisation "anti-impérialiste, anticapitaliste et internationaliste, avec un mode de fonctionnement antibureaucratique", pour reprendre les propos que tint la députée aux cheveux ondulés Luciana dans un "portuñol"[1] enflammé.

La délégation brésilienne représente, dans la douce nuit portègne de cette rencontre du 17 septembre, une nouvelle expression de l’avant-garde, de secteurs du mouvement ouvrier et des employés publics de ce pays. Ce sont eux qui refusèrent dès 2002 d’appuyer les politiques budgétaires pro-FMI et de privatisations mises en oeuvre par le gouvernement de Ignacio "Lula" da Silva. C’est pourquoi, en même temps que la Sénatrice Heloïsa, ils ont été expulsés du PT.

Les 3 députés plaidèrent pour "la nécessité et l’urgence" de construire une alternative révolutionnaire à des gouvernements du type de celui de Lula, qui "bien qu’il soit issu du mouvement ouvrier gouverne pour l’impérialisme et pour la grande bourgeoisie brésilienne", fit remarquer Baba, un des principaux fondateurs du PT, en 1980, puis de la CUT, en 1985.

Les 3 orateurs insistèrent en direction des organisations présentes sur la nécessité de rompre avec certaines pratiques sectaires, dogmatiques et de pensée unique qui ont caractérisé les courants révolutionnaires, spécialement ceux d’origine trotskyste, au cours des dernières années. La députée Luciana souligna que cette urgence politique doit "se traduire par une réponse saine et organisée à la nouvelle réalité que vit l’Amérique latine".

Les applaudissements fusèrent quand le député Baba, au nom des trois, dédia la réunion à trois résistances qui symbolisent la lutte mondiale contre l’impérialisme : VENEZUELA, PALESTINE, IRAK.

Présents et absents [2]

Une dizaine de député nationaux et de législateurs de la Ville de Buenos Aires, pour la plupart expulsés du groupe fondé par le fameux député de la gauche argentine Luis Zamora, brillaient par leur présence. Parmi eux les législateurs Daniel Beti, les frères De Voto et Albert Roselli, lequel adressa un salut fraternel. Un député provincial du centenaire Parti Socialiste Argentin avait envoyé une lettre de salut. On relevait aussi la présence de militants socialistes venant de Panama, de Bolivie, de Colombie, de Biélorussie, ainsi que celle d’une centaine de piqueteros du Mouvement Teresa Vive.

L’événement était initié et organisé par la revue Herramienta, par le Mouvement Socialiste des Travailleurs (MST), par la Ligue Socialiste Révolutionnaire (LSR) et par le Mouvement Autonomie Populaire (MAP). Les premiers viennent du courant international trotskyste, alors que le MAP a surgi du péronisme de gauche et était représenté par sa députée Baltrock.

Dans la dernière semaine avait aussi été invité un secteur du Parti Communiste d’Argentine hostile au gouvernement Kirchner, représenté par son dirigeant Jorge Greider, qui prit la parole. Des personnalités et des intellectuels participèrent également à la rencontre, comme le journaliste Ariel Schifrin, des économistes de gauche du groupe EDI, l’ex-sénateur révolutionnaire péruvien Ricardo Napuri, et le vieux socialiste et auteur de livres d’histoire Ernesto Gonzalez. La présence des économistes de gauche fut particulièrement remarquée. Il y avait aussi une délégation du Comité Central du Parti Communiste Révolutionnaire (PCR) de tendance maoïste et nationaliste.

Cette grande diversité politique justifiait amplement le nom de l’événement : "Rencontre de révolutionnaires latinoaméricains". Brillèrent néanmoins par leur absence des organisations trotskystes argentines significatives, comme le PTS et le PO.

Après les interventions centrales des députés brésiliens et les saluts des organisateurs de la Rencontre, la salle put poser des questions auxquelles répondirent les dirigeants du P-SOL puis le salut du professeur Miguel Angel Hernandez, dirigeant de l’organisation vénézuélienne Option de Gauche Révolutionnaire (OIR) vint couronner l’événement.

Traduction de l’espagnol Gérard Jugant

Notes (traducteur) :

[1] Mélange de portugais et d’espagnol, le portuñol se développe considérablement en Amérique latine, notamment aux frontières du Brésil.

[2] Selon d’autres informations, on relevait aussi la présence, venus du Venezuela, des dirigeants de l’UNT Orlando Chirino, Stalin Pérez Borges, Emilio Bastidas, du dirigeant syndical de l’Hydrologie Armando Guerra, du pétrole José Boda, d’un important groupe trotskyste nord-américain, l’ISO (Organisation Socialiste Internationale), de délégations du Pérou et d’Uruguay, du MAS argentin, etc.

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 BOLIVIE : LE RETOUR DES MOBILISATIONS SOCIALES

par Alex Contreras Baspineiro

15 septembre 2004

Les mobilisations massives en défense du gaz et des hydrocarbures effectuées ces derniers jours par les mouvements sociaux de Bolivie ont reçu une réponse immédiate : la reconstitution de la « méga-coalition » de l’ex-président Gonzalo Sánchez de Lozada [1] qui soutient maintenant le gouvernement de Carlos Mesa Gisbert, ainsi que la « réapparition » de l’ambassadeur étasunien dans ce pays, David Greenlee

Le 25 août, la Coordination du gaz a convoqué une mobilisation qui a reçu une réponse positive dans quatre villes : El Alto, Cochabamba, La Paz et Oruro ; tandis que le 30 du même mois, le Mouvement vers le socialisme (MAS), démontrant son pouvoir, a mobilisé des milliers de personnes à Cochabamba, La Paz, Santa Cruz, Potosà­, Sucre et Oruro.

La consigne de ces secteurs populaires, auxquels d’autres se rallient, est la même : la nationalisation et l’industrialisation des hydrocarbures avant l’exportation vers les marchés du Mexique et des Etats-Unis.

Le député national et chef du MAS, Evo Morales Ayma, a déclaré : « Face à l’arrogance et aux railleries du président Mesa qui n’obéit qu’à l’ambassade étasunienne et aux transnationales, les pauvres de ce pays, qui sont la majorité, nous n’avons qu’une alternative : Nous unir à nouveau ».

Dans les jours passés, Oscar Olivera, porte-parole de la Coordination du gaz, a affirmé que pour approuver la nouvelle loi des hydrocarbures [2], le gouvernement devait écouter les mouvements sociaux, et pas seulement ladite classe politique ; dans le cas contraire, on recourra aux mesures de pression.

Devant les mobilisations, le gouvernement a donné des instructions à l’armée et la police pour qu’elles protègent les points considérés stratégiques, mais il garde un silence sépulcral à propos des demandes populaires.

Aux mobilisations populaires doivent s’en rallier d’autres de secteurs plus réactionnaires et conservateurs, comme les transporteurs qui ont paralysé le siège du gouvernement de Bolivie pendant 48 heures ou les mouvements civiques qui annoncent des mesures de pression.

Toutefois, le chef de l’État, après avoir menacé de ne promulguer aucune loi si les parlementaires n’approuvaient pas son projet de loi d’exécution et d’application du référendum [3], a invité l’ancienne coalition gouvernementale de Sánchez de Lozada à soutenir sa politique sur les hydrocarbures.

La méga-coalition de gouvernement est composée des partis d’idéologie néo-libérale comme le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR), le Mouvement de gauche révolutionnaire (MIR), l’Unité civique solidarité (UCS) et l’Action démocratique nationaliste (ADN), mais la Nouvelle force républicaine (NFR) de l’ex-capitaine d’armée Manfred Reyes Villa n’est pas encore revenue à ce schéma, bien que son appui aux gouvernements en place ait toujours été conditionnel, et que l’on n’exclue pas sa rapide participation.

Bien que les mouvements sociaux soient encore divisés [4] - c’est le produit du référendum du 18 juillet dernier - on espère que lors des futures actions dans les rues, sur les places et les routes, ils uniront leurs forces.

Le référendum piège

En accord avec les résultats officiels de la Cour nationale électorale (CNE), plus de 90 pour cent des Boliviens et des Boliviennes qui ont pris part au référendum obligatoire ont approuvé que l’actuel gouvernement du président Carlos Mesa, récupère la propriété de tous les hydrocarbures à la sortie des puits pour l’État bolivien.

Un nombre semblable de citoyens a exigé d’abolir la loi 1689 - loi des hydrocarbures de l’ex-président Sánchez de Lozada - en annulant les 78 contrats de risque partagé avec les entreprises transnationales.

Le gouvernement actuel n’inclut pas ces demandes dans son projet de loi d’exécution et d’application du référendum, mais, selon différents analystes économiques, c’est une réplique de la loi de Sánchez de Lozada (Goni). Toutefois, la Commission de Développement économique de la Chambre des députés a approuvé la nouvelle loi qui établit la récupération de la propriété des hydrocarbures pour l’État bolivien ; cette proposition doit être traitée en séance plénière à la Chambre.

L’ambassadeur étasunien a indiqué que la nouvelle Loi des hydrocarbures devait profiter de manière égale au pays et aux investissements étrangers. « Tout dépend de la façon dont les conversations et la nouvelle loi se présenteront, c’est maintenant un processus interne, je ne peux pas émettre un avis, pourvu qu’il bénéficie au peuple bolivien mais aussi qu’il encourage la possibilité de davantage d’investissement ».

Selon Morales Ayma, la cause des mobilisations réside dans le fait que le gouvernement ne répond pas au mandat du référendum et ne respecte pas la volonté du peuple, mais qu’il est au service des transnationales et aux ordres de l’ambassade américaine.

Bien que les réponses au référendum obligatoire aient été très claires, le gouvernement prétend les manipuler.

La première question : « Êtes-vous d’accord avec la modification de la loi des hydrocarbures 1689 telle que promulguée par Gonzalo Sanchez de Lozada ? » a reçu de 86,6 pour cent de oui contre 13,4 pour cent de non. On n’a pas encore abrogé cette loi, et l’on prétend seulement la réformer.

La question 2 : « Êtes-vous d’accord avec la récupération de la propriété de tous les hydrocarbures à la sortie des puits, par l’État bolivien ? » est celle qui a reçu le plus grand soutien avec 92,1 pour cent pour le oui ; par contre, le non n’est arrivé qu’à 7,9 pour cent. Le gouvernement refuse de récupérer la propriété des hydrocarbures, arguant que cette mesure pourrait provoquer la fuite des investissements étrangers.

La troisième question : « Êtes-vous d’accord avec la refondation de Yacimiento Petroliferos Fiscales Bolivianos [5], récupérant ainsi la propriété publique des actions des Boliviennes et des Boliviens dans les entreprises pétrolières au capital ouvert, de manière à ce que cette dernière puisse participer dans tous les segments de production des hydrocarbures ? » a été soutenue par 87,1 pour cent de oui contre 12,9 de non. On n’a pas proposé encore de stratégie sérieuse pour former une entreprise publique d’hydrocarbures.

La question 4 : « Êtes-vous d’accord avec la politique du Président Carlos Mesa d’utiliser le gaz comme ressource stratégique afin de récupérer un accès souverain à l’Océan Pacifique ? [6] » s’est heurtée à la plus grande résistance. 57,5 pour cent ont voté oui et 42,5 pour cent ont voté non. Le président bolivien s’est déjà réuni avec son homologue du Pérou pour étudier cette possibilité, les secteurs populaires exigeant d’abord la nouvelle loi avant l’exportation des hydrocarbures.

La cinquième question : « Êtes-vous d’accord pour que la Bolivie exporte le gaz naturel dans le cadre d’une politique nationale qui : couvre la consommation de gaz des Boliviennes et des Boliviens, stimule l’industrialisation du gaz en territoire national, perçoive impôts et royautés aux entreprises pétrolières jusqu’à 50% de la valeur de production du gaz et du pétrole ; destine les ressources de l’exportation et de l’industrialisation du gaz principalement en faveur de l’éducation, la santé, infrastructures routières et la création d’emplois ? » a elle-aussi été débattue. 64,8 pour cent ont voté oui et 35,2 pour cent ont préféré le non. Vu la complexité de cette question, les réponses offertes jusqu’à présent par le gouvernement à la population sont très ambiguës.

Procès contre « Goni »

Toutefois, non seulement c’est l’exigence centrale de la nationalisation des hydrocarbures qui unit les partis néo-libéraux et mobilise les secteurs populaires, mais aussi la demande d’un procès en responsabilité contre l’ex-président Sánchez de Lozada.

En octobre 2003, avant que Goni soit expulsé du gouvernement par la force exemplaire de ce peuple, plus de 80 Bolivien-n-e-s ont été assassiné-e-s et plus de 400 ont été blessé-e-s par balle.

A cet égard, les organisations populaires exigent des instances judiciaires qu’elles entament le procès en responsabilité qui implique non seulement l’ex-président mais aussi plusieurs de ses ministres qui appartiennent précisément au MNR, au MIR et à la NFR, les partis de l’ancienne méga-coalition.

Tandis que les anciens dirigeants jouissent de l’impunité, le gouvernement a ordonné la détention de dirigeants syndicaux du Mouvement sans terre (MST), comme Gabriel Pinto, accusé d’avoir participé au meurtre de l’ancien maire d’Ayo Ayo [7], une localité de l’Altiplano, de même que se poursuivent les procédures entamées contre plusieurs dirigeants des producteurs de coca du Tropique de Cochabamba présumés liés à des actions « narco-terroristes ».

Les organisations populaires s’unissent autour de ces exigences, et d’autres exigences comme le rejet du Traité de libre-échange (TLC) andin, l’opposition à l’augmentation du prix des hydrocarbures et la convocation de l’Assemblée populaire constituante, tandis que les partis néo-libéraux s’unissent pour freiner les changements substantiels dans la Loi des hydrocarbures, pour que le procès contre Sánchez de Lozada n’ait pas de suites et pour que les exigences populaires ne soient pas satisfaites.

Un peu plus d’un an après la « guerre du gaz », on peut s’apercevoir que le futur est incertain en Bolivie, ce pays situé au coeur du continent américain...

NOTES :

[1] Ex-président de la République bolivienne qui a fui son pays suite au soulèvement de la population bolivienne en octobre 2003. L’actuel président Carlos Mesa lui a succédé. (ndlr) Consultez le dossier sur la « guerre du gaz » sur RISAL : http://risal.collectifs.net/article....

[2] la Ley de hidrocarburos 1689 a été promulguées lors du premier gouvernement de Gonzalo Sanchez de Lozada en 1996. Le référendum de juillet dernier a donné au gouvernement le mandat de modifier cette loi controversée. La réforme, contestée, est en cours. (ndlr)

[3] C’est la révolte populaire d’octobre 2003, qui a eu raison du président Gonzalo Sanchez de Lozada, qui est à l’origine du référendum sur l’exploitation des ressources gazières qui a lieu le 18 juillet 2004. Pour une analyse détaillée de ce referendum : Louis-F. Gaudet, La Bolivie de l’après référendum : Vers un nouveau cycle de contestations ?, septembre 2004.(ndlr)

[4] « Lors de la campagne référendaire, l’opposition unifiée qui avait permis d’exercer une pression telle sur la Présidence de Sanchez de Lozada qu’il fut forcé de démissionner, s’est retrouvée divisée en deux camps. D’un côté, les militants radicaux issus du mouvement ouvrier et les partisans de la branche de la Confédération syndicale des travailleurs paysans bolivien associé au Mallku Felipe Quispe, la Centrale Ouvrière Bolivienne et la Coordination pour la défense du Gaz, ont prôné le boycott du référendum, demandant à la population de s’abstenir, de voter en blanc ou d’inscrire le mot « nationalisation » sur leur bulletin de vote. De l’autre, l’opposition incarnée par Evo Morales et le Movimiento al Socialismo (MAS), s’est démontrée de plus en plus encline à jouer son rôle d’opposition des urnes plutôt que de la rue. Autrefois figure de proue de l’opposition radicale, Evo Morales a cette fois adopté une position plus conciliante, cherchant (une fois de plus) à élargi r ses appuis au-delà des couches les plus marginalisées de la population. Ce dernier a appelé les Boliviennes et les Boliviens à participer au référendum en votant « oui » aux trois premières questions et « non » aux deux dernières. » Extrait de Louis-F. Gaudet, La Bolivie de l’après référendum : Vers un nouveau cycle de contestations ?, septembre 2004. (ndlr)

[5] Yacimientos Petrolà­feros Fiscales Bolivianos est le nom de la société énergétique publique qui est entré dans un processus de privatisation à partir de 1996, avec l’adoption sous le premier gouvernement de « Goni » de la Ley de Capitalización 1564. (ndlr)

[6] La Bolivie a perdu « son » accès à l’Océan pacifique suite à sa défaite face au Chili dans la guerre du Pacifique en 1879. De puis lors, les relations avec ce pays voisin sont teintées d’une forte animosité. (ndlr)

[7] Le 15 juin 2004, le maire de la communauté d’Ayo Ayo, Benjamà­n Altamirano, a été exécuté. Il était accusé par ses concitoyens d’être corrompu. (ndlr)

Source : Servicio Informativo "Alai-amlatina" - Agencia Latinoamericana de Informacion - ALAI (http://alainet.org)

Traduction : Hapifil, pour RISAL.

URL de l’article : http://risal.collectifs.net/article.php3?id_art

Selon le porte-parole de la Coordination du gaz, « la lutte pour la nationalisation des hydrocarbures vient de commencer et, en marge des résultats du référendum piège, le peuple bolivien sortira dans les rues pour se faire entendre ».

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BRESIL

 ELECTIONS MUNICIPALES AU BRESIL

Le texte ci-après est de Miguel Malheiros, de la Direction Nationale provisoire du P-SOL, un nouveau parti fondé le 6 juin à Brasilia par 750 délégué venus de 23 des 27 Etats que compte le Brésil (source Revue La Commune n° 42-septembre 2004).

Au mois d’octobre auront lieu les élections municipales. Pour la première fois depuis plus de vingt ans dans ces élections l’opposition n’existe pas.

La campagne électorale du PT

Le PT a mis en oeuvre une campagne électorale de millionnaires, avec tous les types d’alliances avec les partis de la droite traditionnelle, et par-dessus tout, une assommante activité de propagande télévisuelle, bombardant les électeurs de mensonges sur ses supposées réussites. La fausse "opposition" des partis bourgeois traditionnels défend le même programme économique que celui du gouvernement Lula et du PT : l’application d’une féroce austérité néolibérale, soumettant de plus en plus le pays aux intérêts impérialistes. Ce qui hier était encore impensable est devenu la réalité d’aujourd’hui : le gouvernement Lula est en voie de privatiser le pétrole et présente un projet de privatisation de régions de l’Amazone.

La campagne électorale se déroule sans enthousiasme ; le PT, en panne de militants, fait la sienne avec des personnes payées pour distribuer des tracts en brandissant son drapeau. Avec sa politique clientéliste, le score du PT devrait connaître un accroissement dans les villes de petites et moyennes importances et plus probablement un recul dans les grandes villes et les capitales des Etats où il va perdre le vote de l’avant-garde de la classe ouvrière, de la jeunesse et des intellectuels.

Le combat pour la légalisation

Le P-SOL ne participe pas à ces élections en raison de la loi qui l’en empêche. Pour pouvoir obtenir le droit de se présenter à des élections, la loi exige de rassembler dans tout le pays 450 000 signatures. Les militants du P-SOL se sont engagés dans cette tâche depuis le mois de juillet, ils en ont obtenu à ce jour 130 000 et pensent parvenir à l’objectif d’ici la fin de l’année. La solidarité est importante, dans les assemblées de travailleurs, dans les diffusions publiques, dans les universités, sur les places, dans les rues et les écoles, ils sont des milliers qui offrent généreusement leur soutien au parti connu comme le parti d’ "Héloisa Helena, Baba, Luciana et João Fontes", les quatre parlementaires exclus du PT pour leur fidélité à ses idéaux et au combat de la classe ouvrière.

L’intervention du P-SOL

L’activité du P-SOL ne se résume pas à la collecte de signatures. Au mois d’août, les députés Baba et Luciana Genro se sont rendus au Venezuela pour manifester le soutien du P-SOL à la campagne pour le NON au référendum présidentiel. Les militants du P-SOL sont partie prenante d’une importante bataille engagée en défense de l’université publique menacée par un projet gouvernemental qui prévoit sa privatisation sur le modèle créé par la Banque Mondiale. Ils sont aussi à la tête de la grève des professeurs d’université et dans le combat pour regrouper les dirigeants syndicaux qui s’opposent à la trahison de la direction de la CUT pour organiser un front de lutte unitaire contre les réformes syndicales et du travail dont le contenu est la disparition des conquêtes ouvrières.

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CHILI

 Pinochet et le 11-Septembre boomerang

par Ariel Dorfman, Le Monde du 11/09/04

Je suis certain qu’en regardant la mort et la destruction que les actes terroristes du 11 septembre 2001 ont infligées aux Etats-Unis, le général Augusto Pinochet, l’ancien dictateur du Chili, a ressenti une sorte de sinistre satisfaction, peut-être un frisson pervers d’absolution.

Durant près de trente ans, le monde l’a durement censuré pour un autre 11 septembre, ce jour de 1973 où il a mené un coup d’Etat sanglant contre le gouvernement constitutionnel de son pays. Et le général a, en fait, subi un outrage bien plus grave que les lointaines invectives de l’opinion publique. Arrêté à Londres en 1998 pour les crimes commis sous son régime, il n’avait réussi à échapper à l’extradition vers l’Espagne qu’en plaidant la folie, prétexte humiliant qui l’avait aussi tiré d’affaire à son retour au Chili face à une multitude de plaintes en justice l’accusant de tortures, de disparitions et d’exécutions sommaires.

Même si l’esprit de ce tyran a toujours constitué pour moi une énigme, je peux avancer sans risque d’erreur qu’il s’est senti rétrospectivement disculpé par la réaction viscérale des Américains à leur 11 septembre. Les gens allaient peut-être comprendre à présent que ses violations des droits de l’homme étaient un prix mineur à payer pour la sécurité, peut-être allaient-ils se rendre compte que la démocratie est un luxe qu’on ne peut se permettre en temps de guerre et, oui, oui, qu’il faut frapper ses ennemis préventi-vement avant qu’ils ne frappent.

Je me demande toutefois si, trois ans après, le général ne maudit pas ces attaques fondamentalistes islamiques contre les Etats-Unis. C’est en effet grâce au 11-Septembre américain qu’il se retrouve à présent devant deux procès distincts au Chili. Ce qui a changé son destin, la raison pour laquelle Pinochet doit affronter la justice plutôt que se justifier est que le Patriot Act voté à la suite du 11-Septembre autorise les sénateurs américains à examiner les comptes secrets dans les banques de leur pays. En cherchant des liens financiers avec les terroristes d’Al-Qaida, les législateurs ont découvert qu’un terroriste étranger quelque peu différent, un certain Augusto Pinochet, avait utilisé depuis 1991 la Riggs National Bank, dont le siège se trouve à Washington, pour amasser clandestinement 8 millions de dollars. Cette révélation, en juillet, permet à un juge chilien d’interroger Pinochet sur ses finances. Comment était-il possible que, avec un salaire très modeste, un g ! énéral chilien - qui avait juré de quitter ses fonctions aussi pauvre qu’à son arrivée - ait réussi à mettre de côté une telle somme, sans parler des autres comptes en banque que possédait sa famille ni non plus de sa collection de propriétés d’une valeur de 1 million de dollars ?

Ce scandale de la corruption, gonflé de rumeurs sur le blanchiment de l’argent de la drogue et les pots-de-vin en rapport avec des trafics d’armes, n’aurait pu apparaître à un plus mauvais moment pour l’ancien dictateur. Peu d’années après le coup d’Etat de 1973, en novembre 1975, les chefs des services secrets des gouvernements militaires du Chili, de l’Argentine, de l’Uruguay, du Paraguay et de la Bolivie s’étaient réunis à Santiago pour coordonner la répression antisubversive dans leurs pays. D’innombrables actions terroristes en Amérique latine, en Europe et aux Etats-Unis ont été la conséquence de cette réunion. Une demande de mise en accusation de Pinochet pour sa participation à l’opération "Condor" (nom donné au plan de coordination des services secrets de ces cinq pays) a suivi lentement son cours devant les tribunaux chiliens ces dernières années.

On s’attendait, à cause de la maladie mentale présumée du général, qu’elle soit rejetée par la Cour suprême, comme cela avait déjà été le cas trois fois. Le 26 août, cependant, par 9 voix contre 8, cette même Cour a dépouillé le général de son immunité et l’a remis à un magistrat pour qu’il soit interrogé et sans doute accusé de corruption et d’évasion fiscale. Tous les observateurs se sont accordés pour dire que le changement d’attitude des juges chiliens avait pour origine la forme et l’habileté intellectuelles de Pinochet pour conduire et dissimuler plus de trente opérations bancaires complexes avec la Riggs National Bank ainsi qu’une collection de sociétés fictives aux Bahamas - après avoir été déclaré fou.

Quel chemin tortueux vers la justice pour le général Pinochet ! Il a fallu l’assassinat de 3 000 innocents par Ben Laden et ses terroristes fanatiques pour créer les conditions qui vont forcer un général chilien responsable de la mort de plus de 3 000 de ses concitoyens à répondre de ses propres actes terroristes devant un tribunal.

Ce drame complexe comporte cependant un autre élément plein d’ironie. Le premier attentat terroriste international sur le territoire des Etats-Unis ne s’est pas produit, comme beaucoup le pensent, le 11 septembre 2001. Bien des années avant cet événement, le 21 septembre 1976, l’ancien ministre des affaires étrangères chilien Orlando Letelier et son adjoint, Ronnie Moffit, ont été assassinés à Washington par un commando chilien qu’un agent du FBI a identifié, une semaine après l’attentat, comme étant commandité par l’opération "Condor". Bien que de nombreuses preuves aient montré que Pinochet était directement responsable de cet assassinat sans précédent au coeur même de la capitale des Etats-Unis, le général n’a jamais été poursuivi pour ce crime, pas plus que les autorités américaines n’ont demandé son extradition.

Par conséquent, son futur procès au Chili pour avoir lancé et financé l’opération "Condor" pourrait être la première et la dernière chance qu’auront les Etats-Unis d’amener devant la justice un terroriste étranger et un ancien allié qui a osé faire exploser une bombe dans les rues de Washington. A défaut du cerveau barbu du terrorisme et ancien allié qui se cache peut-être quelque part dans les montagnes d’Afghanistan.

Que va-t-il sortir des deux procès d’Augusto Pinochet au Chili ? Va-t-il réussir à trouver des médecins pour attester qu’il est fou ou mentalement diminué ? Va-t-il bénéficier d’une exemption parce que, à 88 ans, il sera jugé trop vieux et trop fragile pour endurer ces poursuites judiciaires ?

L’issue importe peut-être moins que ce que ces procès parallèles pourraient nous enseigner sur la lutte contre la violence à notre époque troublée. Nous vivons une période de l’histoire où des dirigeants beaucoup trop nombreux insinuent et souvent déclarent franchement que, afin de combattre le fléau du terrorisme, il faut limiter les libertés civiques et taire leurs réflexions aux citoyens qui les ont élus. C’est précisément la voie empruntée par le général Pinochet pour commettre ses délits financiers ainsi que ses crimes contre l’humanité. Ces violations apparemment différentes de la confiance des citoyens, développées dans le même climat de secret, s’appuyaient sur la même stratégie visant à dissimuler au public ce qui se passait - à la fois dans les pièces dérobées et immaculées de la Riggs National Bank où étaient déposés des millions illicites et dans les caves sombres de Santiago où des victimes innocen-tes étaient torturées à mort.

Ainsi, trois ans après le 11 septembre 2001 et trente et un ans après le 11 septembre 1973, quel plus bel hommage aux victimes de ces deux assauts, quelle meilleure façon de vaincre les terroristes qui les ont tuées que de construire une humanité transparente, quelle meilleure façon de montrer notre respect pour la vie qu’on leur a ôtée que de réaffirmer notre foi sans faille dans la démocratie et la justice pour tous les habitants sans exception de cette terre affligée et pleine d’espoir ?

Ariel Dorfman, écrivain chilien, est professeur à l’université Duke (Caroline du Nord).

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CUBA

 CONSIDERATIONS EN MARGE DU CRIME

par Celia Hart

Lire ici

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 HAà TI : A PROPOS DU RAPPORT DEBRAY

par Rosa Amelia Plumelle-Uribe

Nous publions ci-dessous le texte d’une communication présentée le 05 juin 2004 à un colloque sur le bicentenaire de Haïti, qui s’est tenu à la municipalité d’Ivry dans la banlieue parisienne (RISAL).

Quelques remarques sur la responsabilité des victimes.

Chacun se rappellera que lors du bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture [1] en avril 2003, le Président haïtien, Jean Bertrand Aristide, demanda au gouvernement français la restitution de la rançon extorquée au peuple haïtien par l’Etat français à partir de 1825. Cette rançon de 150 millions de francs, était destinée à dédommager les anciens bourreaux français privés de leur bétail humain à Saint-Domingue à cause de la révolution nègre. En effet, cette révolution avait mis fin à la barbarie esclavagiste, à la domination coloniale et avait créé la première République libre d’hommes libres dans tout le continent américain.

Suite aux exigences du Président haïtien, le gouvernement français, par une initiative du Président Chirac, décida la création d’un Comité indépendant de réflexion et de propositions sur les relations franco-haïtiennes. Au cours du mois de janvier 2004, ce Comité a donc présenté un rapport au ministre des affaires étrangères.

Celles et ceux qui possèdent ce document, pourront vérifier qu’à la page 4, il est précisé que « Ce rapport concerne le devenir des relations franco-haïtiennes dans leur ensemble. » Et plus loin « La conjoncture politique de ce pays a fait ou fera l’objet d’autres types d’intervention de la part des membres du Comité ». Il en découle que ce rapport donne le cadre officiel à l’intérieur duquel se développeront désormais les relations entre l’ancienne métropole et ses anciennes victimes. Il en découle aussi que les membres du Comité comptent bien accomplir d’autres types d’intervention en Haïti.

Ce rapport est donc très important parce qu’il traduit la perception que les membres du Comité ont du peuple haïtien et fixe, côté français, les critères qui commanderont les relations franco-haïtiennes. Dès lors, il mérite une analyse très serrée pour que les Haïtiens, en tant qu’acteurs concernés par leur propre destin, puissent identifier les avantages et ou les inconvénients des propositions et recommandations contenues dans ce rapport.

Bien qu’aujourd’hui il ne soit pas question d’une étude vraiment approfondie de ce document, nous allons néanmoins souligner quelques unes de ses affirmations et propositions juste pour mettre en évidence la nécessité de mener une réflexion à ce sujet.

A la page 6 de ce rapport, nous pouvons lire que Haïti « n’est pas seulement pour nous Français un demi-frère qu’on a laissé au bord de la route parce que trop loin, trop coûteux, trop agité. C’est aussi un témoin.

D’abord, de ce que peut devenir à terme n’importe quel pays précurseur et prospère, quand ses élites s’en sont exonérés et que l’Etat vient à disparaître. »

Dire que Haïti est un demi-frère que la France a laissé au bord de la route parce qu’il est trop loin et trop coûteux, semble pour le moins, trop loin de la vérité. D’abord parce que ce n’est pas la France qui aurait décidé de quitter Haïti à cause de sa distance en kilomètres. La Martinique, Guadeloupe ou Guyane sont tout aussi loin. Ensuite, Haïti n’a jamais rien coûté à la France. C’est la France qui coûtait cher trop cher à Haïti. Jusqu’à 1789, les mouvements d’affaires à Saint-Domingue, importations et exportations s’élevaient à 716.715. 962 livres sur lesquelles le trésor de la métropole percevait 21.597.180 livres de droit directs ou indirects.

Quant à dire que Haïti est un témoin de ce que peut devenir à terme n’importe quel pays prospère, quand ses élites ne sont pas à la hauteur, il y a là un raccourci qui fait abstraction de quelques réalités trop graves pour les passer à la trappe : n’importe quel pays n’a pas été confronté au désastre que la naissante République haïtienne a dû surmonter dès le départ.

Dans les temps contemporains, nous ne connaissons pas beaucoup de cas où la naissance de la République a coûté l’extermination de 60% environ de sa population. Ce prix dont le poids se passe de commentaire, fut pourtant payé par le peuple haïtien confronté à la férocité et la barbarie de ceux qui le niaient son humanité. Dans son livre sur la vie de Toussaint Louverture, Victor Schoelcher rappelle que « des neuf cent mille noirs que comptait la colonie à la veille de la révolte, il n’en reste que quatre cent mille au moment de la libération. Ce prix en vies humaines, véritable hécatombe, fut le résultat d’une guerre d’extermination voulue par Napoléon Bonaparte, déclenchée par Leclerc et continuée par Rochambeau.

Les survivants de cette hécatombe n’eurent pas beaucoup de facilité pour faire leur deuil ou fêter leur victoire sur la barbarie esclavagiste. Dire que l’économie du pays se trouvait ruinée, est un euphémisme. Le pays transformé en champ de bataille pendant la guerre, était devenu un champ de ruine et de cendres lorsqu’en 1804 les survivants proclamèrent la naissance de la première république libre d’hommes libres en lutte contre l’esclavage et la domination coloniale dans l’univers concentrationnaire d’Amérique.

On se rappellera qu’après 1945, les anciennes puissances négrières qui avaient souffert des dégâts provoqués par la guerre, bénéficièrent d’un plan Marshall qui devait les aider à redresser une économie mise à mal par les inconvénients de la guerre. Eh bien, Haïti non seulement n’eut jamais le bonheur de recevoir une telle aide, mais de plus, la jeune République fut victime d’un embargo décrété par l’Etat français et bannie du concert des nations. Tous les gouvernements de tous les Etats, y compris ceux qui étaient en guerre contre la France, se sont alignés sur cet embargo vis-à -vis d’Haïti pour éliminer jusqu’à la plus petite possibilité de viabilité de son économie.

A la lumière de ces faits, absolument vérifiables, chacun peut mesurer la légèreté d’une affirmation suivant laquelle, Haïti serait un demi-frère laissé par la France parce que trop loin et trop cher.

D’après les auteurs du Rapport, Haïti serait le témoin de ce que peut devenir n’importe quel pays du fait de l’incompétence et de la corruption de ses élites. Bien sûr, il ne s’agit pas d’ignorer que les féodalités haïtiennes, sur lesquelles se sont toujours appuyés les intérêts étrangers, portent une lourde responsabilité dans les crimes commis encore contre le peuple haïtien.

A la dernière ligne de la page 9 et au début de la page 10, les auteurs de ce rapport ont écrit ceci à l’adresse des Haïtiens : « Il est juste de demander à cette collectivité-mémoire des Antilles, aux migrations forcées, de se tourner vers un futur enfin praticable au lieu de caresser ses stigmates et de ressasser ses griefs. Puissent nos amis haïtiens assumer leur part de responsabilités dans l’invraisemblable dégringolade qui a fait passer en deux siècles la « Perle des Antilles », la colonie la plus riche du monde, qui assurait le tiers du commerce extérieur de la France, à un niveau de malédiction sahélien, avec des indices concordants. »

Demander aux Haïtiens de se tourner vers le futur et les accuser de caresser ses stigmates et de ressasser ses griefs, est un insulte dont la mauvaise foi frôle l’indécence. Aucun esprit sain ne saurait prétendre que le peuple haïtien aurait fait le choix de s’installer à tout jamais dans le passé. En revanche, tout a été fait pour que le champ de ruines et de misère auquel était réduit Saint-Domingue à la fin d’une guerre d’extermination, se pérennise et devienne le seul symbole permettant d’identifier le pays de ceux qui, dès 1791 avaient osé mettre à mal et finalement ébranler le système esclavagiste et colonial de la France révolutionnaire.

Ceux qui ont rédigé ce rapport savent pertinemment, que la rançon extorquée au peuple haïtien par l’Etat français à partir de 1825, a lourdement pesé dans le devenir haïtien. Que pendant plus d’un siècle ce peuple s’est trouvé écrasé par le poids de cette rançon étouffante qui vampirisait ses énergies et celles de leurs enfants.

De plus, les auteurs de ce rapport ont ignoré les ravages provoqués par l’invasion, conquête et occupation d’Haïti par les troupes nord-américaines pendant près de 20 ans à partir de 1915. Dans son livre « L’an 501. La conquête continue », Noam Chomsky rappela que cette invasion fut encore plus sauvage et destructrice que l’invasion de la République dominicaine, à la même époque. Les troupes nord-américaines assassinèrent et détruisirent, rétablirent pratiquement l’esclavage et liquidèrent le système constitutionnel.

Le gouvernement nord-américain, agissant comme un Etat voyou, s’empara des douanes haïtiennes, contrôlant ainsi l’unique source de revenus du pays. Il enleva le fond de retraite de la BNRH et le transporta à New York. Le drapeau haïtien fut remplacé par celui des Etats-Unis et très rapidement les envahisseurs exproprièrent les paysans au fur et à mesure que les sociétés nord-américaines s’emparaient du butin. Ils légalisèrent l’occupation par une déclaration unilatérale et imposèrent une nouvelle Constitution au peuple haïtien après que l’Assemblée nationale eut été dissoute par les Marines pour avoir refusé de la ratifier. La nouvelle Constitution imposée aux Haïtiens et conçue à Washington par les Etats-Unis, annulait les lois que Dessalines avait donné à la République en 1804 pour empêcher les occidentaux de devenir propriétaires de terres en Haïti. Cet asservissement du pays permit aux sociétés des Etats-Unis de prendre ce qu’elles voulaient.

La mise en place d’une agriculture de plantations dominées par les étrangers et notamment par les Nord-américains, nécessita la destruction du système de tenure de la terre en minifundia, avec ses innombrables paysans libres propriétaires qui furent forcés de devenir journaliers. Dans ce cas, comme dans tous les cas d’occupation d’un pays, les forces d’occupation s’appuyaient sur une minorité de collaborateurs issus de l’élite locale. Souvent, ces collabos étaient fort heureux de servir l’ennemi et plein de mépris envers leurs propres frères. Aveuglés dans leur servilité, ils ne se rendaient même pas compte que les envahisseurs dans leur mépris de tout ce qui n’est pas blanc, ne faisaient pas la différence trop subtile entre un Nègre pur sang et un sang mêlé dit mulâtre, ou entre un Noir très cultivé et un autre complètement analphabète.

Il va sans dire qu’après 20 ans sous occupation des Etats-Unis, la richesse agricole d’Haïti était détruite, la population saignée à blanc et le redressement économique du pays sévèrement compromis, pour utiliser un euphémisme. Nous ignorons quelle aurait été l’évolution de ce pays si seulement ce peuple avait été laissé en liberté de gérer ses affaires sans l’interventionnisme des forces impérialistes. Or, cela n’a jamais été possible au peuple haïtien. Ainsi, en 1941, les autorités des Etats-Unis décident la création de la Société américano-haïtienne pour le développement agricole (SAHDA), conçu comme projet d’aide sous le gouvernement des agronomes nord-américains qui rejetèrent avec le mépris habituel, les avis et les protestations des experts haïtiens. Avec des millions de dollars de crédits gouvernementaux nord-américains, la SAHDA entreprit de cultiver du sisal et du caoutchouc, alors nécessaire pour les besoins de la guerre. Dans le cadre de ce projet , on acquit 5 pour cent des meilleures terres haïtiennes dont on expulsa 40.000 paysans avec leurs familles, lesquels, avec un peu de chance, étaient réengagés comme journaliers. Après quatre années de production, on réussit à récolter le volume dérisoire de cinq tonnes de caoutchouc. Le projet fut alors abandonné, en partie parce que le marché n’existait plus. Quelques paysans retournèrent sur leurs anciennes terres, mais ils ne parvinrent pas à reprendre la culture, parce que le sol avait été abîmé par le projet de la SAHDA. Beaucoup ne purent même pas retrouver leurs propres champs, les travaux de terrassement ayant fait disparaître arbres, collines et buissons.

Et pour que l’indigence de ce peuple ne connaisse aucun répit, il ne manquait plus que la cerise sur le gâteau : en 1978, les experts nord-américains s’inquiétèrent de ce que la fièvre porcine qui sévissait en République dominicaine pouvait mettre en danger l’industrie porcine nord-américaine. Alors, les Etats-Unis investirent 23 millions de dollars dans un programme d’extermination et de remplacement des 1,3 millions de porcs en Haïti. Il est important de savoir que ces porcs comptaient parmi les biens les plus importants des paysans : on les considérait même comme un ’compte en banque’ en cas de besoin. Quoiqu’on ait découvert certains porcs contaminés, peu d’entre eux étaient morts. Certains experts croyaient que c’était peut-être dû à leur remarquable résistance à la maladie. Les paysans étaient sceptiques, ils se demandaient s’il ne s’agissait pas d’un coup monté pour permettre aux Nord-américains de s’enrichir en vendant leurs propres porcs. Le programm e fut lancé en 1982, bien après la disparition des dernières traces de maladie. Deux ans plus tard, il n’y avait plus un seul porc en Haïti. Ce fut la destruction d’un cheptel qui valait plus de 600 millions de dollars. Pour remédier à ce désastre, un programme commun de la USAID (US Agency for International Development) et de l’Organisation des Etats américains (OEA) envoya alors des porcs de l’Iowa, ce qui pour beaucoup de paysans ne faisait que confirmer leurs soupçons. Ces faits, souvent méconnus par l’honnête citoyen, sont en revanche suffisamment connus par des chercheurs grassement payés pour savoir.

Il y a quelque chose de troublant dans cette démarche qui consiste à se déguiser en ami pour demander aux Haïtiens d’assumer leur part de responsabilités (au pluriel) dans la dégringolade qui aurait fait passer en deux siècles, la colonie la plus riche du monde à son actuel état de misère. En effet, cette belle époque où le pays était prospère et la colonie était la plus riche du monde, corresponde à la période pendant laquelle neuf cent mille Noirs, parce que Noirs, étaient asservis, bestialisés et brutalisés, en toute légalité, du matin au soir, par une poignée de Blancs qui avaient poussé la cruauté et la barbarie au-delà de tout ce que les mots peuvent exprimer.

C’était l’époque où l’on débarquait, frénétiquement, les cargaisons d’Africains déportés dans la fameuse Perle des Antilles, pour remplacer ceux qui mouraient très vite à la tâche. Il fallait les remplacer très souvent parce que les conditions effrayantes qui leur étaient imposées pour produire le maximum de richesses, ne leur permettait pas de se reproduire. Mais leur remplacement ne posait aucun problème aux colons français car, d’après leurs propres aveux, un an après l’achat d’un Noir, son prix pouvait se trouver amorti.

Autrement dit, cette production de richesse souvent vantée avec un mélange d’admiration et de nostalgie, fut possible au prix et seulement au prix d’une politique génocidaire dont la portée a toujours été systématiquement banalisée. D’habitude, il n’est jamais question des souffrances infligées au peuple de Saint-Domingue mais plutôt de son incapacité à maintenir la production de richesses de la belle époque. Comme si l’Etat français avait laissé aux survivants de ce génocide un pays prospère et non un territoire ravagé par le feu et par l’extermination de presque 60% de sa population sacrifié à la barbarie esclavagiste.

Quant aux auteurs de ce génocide et pour ce qui concerne la responsabilité civile de leurs héritiers à l’égard des victimes, voyons ce que proposent les membres du Comité. Toujours à la page 10, nous pouvons lire : « Il serait injuste, cela va sans dire, de ne pas exiger de nous le même exercice de vérité (.). Puissions-nous saisir l’occasion de nous rappeler que nous fûmes des esclavagistes, et nous débarrasser du poids que la servitude impose aux maîtres. C’est l’utilité des dates commémoratives : en faisant émerger des souvenirs enfouis, permettre à chacun de faire son deuil de ses humiliations comme de ses triomphes ».

Pour les crimes de génocide que l’Allemagne nazie commit en Europe pendant quelques années, comme nous savons, la République fédérale d’Allemagne à partir de 1945, fit bien plus que saisir quelques dates commémoratives pour se débarrasser de ses mauvais souvenirs et faire le deuil de ses triomphes et humiliations. Cette plaisanterie n’aurait pas été possible par respect à la mémoire des victimes et à l’égard des survivants. Si bien que dans l’Allemagne officielle il fut surtout question de restitution d’au moins une partie des biens volés aux victimes, ainsi que de réparations financières versées dans le cadre d’une responsabilité civile assumée par l’Allemagne. C’est toute la différence que caractérise la démarche des Européens, selon qu’ils ont affaire à des êtres humains comme les victimes européennes de la barbarie nazie ; ou qu’ils ont affaire à des groupes dont l’appartenance à l’espèce humaine fut contestée et demeure sujette à caution.

A propos de la dette

Entre les pages 11 et 17, se trouve un sous chapitre intitulé « Quelle sorte de dette ? ». Il y a d’abord un discours sur les motivations tordues qu’aurait eu le Président Aristide pour demander au gouvernement français le remboursement de la rançon extorqué aux Haïtiens, en plus des réparations pour deux siècles d’esclavage. Puis, à la page 13 les membres du Comité ont écrit ceci : « Quelles que soient nos aversions et empathies personnelles, force nous a été de prendre acte, après consultation des meilleurs experts, que la requête haïtienne n’a pas de fondement juridique, sauf à requalifier juridiquement des actes appartenant au passé et à admettre une inadmissible rétroactivité des lois et normes. Le droit international exige qu’un acte ou un traité soit apprécié au regard du droit en vigueur au moment où cet acte ou ce traité se sont produits. Il est certes à nos yeux scandaleux que Haïti ait dû en quelque sorte acheter en francs/or sa reconnaissance internationale après avoir conquis son indépendance au prix du sang, mais faut-il rappeler que le droit à l’autodétermination des peuples n’existait pas en 1838 ? Pas plus que la notion de crime contre l’humanité, née au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. »

Certes, les souffrances et les actes de barbarie infligés aux Noirs dans l’univers concentrationnaire d’Amérique, ne violaient aucune norme juridique. Ces actes étaient légaux parce qu’ils se déroulaient à l’intérieur d’un système juridique qui avait dépouillé les Noirs de leur appartenance à l’espèce humaine et autorisait leur anéantissement quotidien. Mais justement, cette codification du crime, cette manière de rendre légale la négation de l’humanité des victimes, est une des caractéristiques et spécificités qui font du génocide africain-américain, le génocide le plus glacé de la modernité.

Il est pour le moins préoccupant qu’aujourd’hui, des juristes qui disent agir de bonne foi, puissent s’appuyer sur un système juridique dont la monstruosité fut poussée jusqu’à rendre licite la négation de l’humanité des victimes. Il est indécent de s’appuyer sur ce système pour contester la légitimité des réparations liées à ces crimes contre l’humanité. Il est une insulte à la mémoire des victimes, ainsi qu’à l’égard de leurs descendants, qu’on puisse opposer aux Noirs, comme un argument valable, les normes d’un système juridique qui demeure à ce jour, le plus grand monument à l’ignominie.

Les personnalités qui ont rédigé ce rapport affirment avoir consulté les meilleurs experts avant de conclure que la requête haïtienne n’a pas de fondement juridique. Ce serait une insulte à la compétence juridique des meilleurs experts, si nous imaginons qu’ils puissent ignorer ce que beaucoup d’autres savent sans être pour autant des experts. Par exemple, que les droits humains dont le droit à la vie et le droit à la dignité, n’ont pas été inventés par la Révolution française ou par tel ou tel législateur qui les a reconnus. Que le droit et en conséquence la norme juridique, sont et ont toujours été le résultat d’un rapport de forces. Et précisément, un des crimes majeurs des anciennes puissances colonisatrices, négrières et esclavagistes, est d’avoir pendant trop longtemps utilisé la brutalité de la force, avec tout leur pouvoir de destruction et de mort pour asservir et anéantir d’autres peuples dont le seul tort était leur infériorité militaire.

Ainsi, après avoir nié tout fondement juridique à la requête haïtienne, les membres du Comité veulent clore leur démonstration avec une question qui se veut définitive : « faut-il rappeler que le droit à l’autodétermination des peuples n’existait pas en 1838 ? Pas plus que la notion de crime contre l’humanité, née au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. »

Ce mélange d’arrogance et de falsification dans le discours des auteurs de ce rapport ne devrait plus impressionner personne, puisqu’à présent nous savons que toute leur assurance repose sur l’ignorance qu’on a toujours maintenue parmi les victimes de l’oppression. Et nous savons maintenant que le droit à l’autodétermination des peuples, n’a pas été inventé au XX siècle. Pas plus que les droits humains n’ont pas été inventés par la Révolution. La reconnaissance de ces droits, dans un cas comme dans l’autre, a été arrachée aux oppresseurs souvent par des moyens violents, et grâce à un rapport de force favorable aux principes de Justice et aux droits des peuples. Parce que la domination, esclavagiste ou coloniale, ne recule que le couteau à la gorge et face à une force encore plus efficace que la sienne. Cela a toujours été comme ça et ce principe fut encore validé en Algérie, en Viet Nam et ailleurs.

Quant à la notion de crime contre l’humanité qui serait née au lendemain de la deuxième guerre mondiale, nous sommes bien placés pour savoir qu’il s’agit là de définitions juridiques récentes pour typifier des actes très anciens. Et nous savons aussi que si ces définitions n’avaient pas été juridiquement utilisées auparavant, c’est tout simplement à cause de la faiblesse des victimes et la supériorité militaire des bourreaux. De la même manière que si au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la définition juridique du crime contre l’humanité est devenue techniquement opératoire, c’est surtout et avant tout parce que les bourreaux nazis furent vaincus, parce que le théâtre de leurs atrocités fut l’Europe et parce que leurs victimes étaient des citoyennes et des citoyens d’Europe.

A la lumière de cette analyse, forcement incomplète et insuffisante, chacun aura compris combien il est important, dans l’intérêt du peuple haïtien, d’étudier avec attention les propositions avancées dans ce rapport, par les membres du Comité de réflexion et de propositions sur les relations Franco-Haïtiennes.

Ivry, le 05 juin 2004

Note :

[1] Toussaint Louverture (1743-1803) est le leader des insurgés décidés à créer un république noire. En 1802, il fut battu par l’armée de Leclerc envoyée par Bonaparte, arrêté et interné en France. (ndlr)

URL de l’article : http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=1114

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 Renaud Muselier en Haïti : Visite sous les coups de feu.

Lutte Ouvrière N° 1883 du 03/09/04

Lundi 30 août, le secrétaire d’État français aux Affaires étrangères, Renaud Muselier, en visite à Haïti, a été la cible d’une fusillade nourrie, pendant près de deux heures, alors qu’il se rendait dans un hôpital du quartier particulièrement déshérité de Port-au-Prince, ce véritable bidonville qu’on appelle Cité Soleil.

"Des barrages ont été mis en place pour nous empêcher de sortir" de Cité Soleil, "on était encerclé, on était caillassé" et beaucoup plus que cela puisqu’il n’a pas fallu moins de deux hélicoptères et deux véhicules blindés envoyés par la "Mission des Nations Unies pour la stabilisation d’Haïti" (Minustah) pour dégager Muselier et les officiels qui l’accompagnaient. Selon les agences de presse qui rapportent l’événement, "lorsque la police a tiré en l’air pour disperser les assaillants, certains membres de gangs vivant dans le bidonville ont sorti des armes et ouvert le feu sur la délégation ministérielle". Il s’agissait probablem ent de "chimères".

Membres des bandes armées de l’ancien président de Haïti, Aristide (renversé en février 2004) et se réclamant toujours de celui-ci, les "chimères" font régner la terreur sur la population misérable de l’île, comme celle de ce bidonville de la capitale (pourtant quadrillée par près de 3000 soldats de l’ONU envoyés là prétendument comme forces de paix). En fait de paix, l’ONU a pour principale mission de permettre à des élections législatives, locales et présidentielles de se dérouler correctement en 2005 et 2006. C’est dans le cadre de cette échéance que l’envoyé du gouvernement français a rendu visite aux dirigeants haïtiens.

Mise à part une minorité de bourgeois et de bureaucrates, la population d’Haïti vit dans des conditions épouvantables, qui la placent parmi les plus pauvres de la planète. De surcroît, elle subit quotidiennement les exactions et les crimes de ces bandes de "chimères" qui, avec ou sans Aristide, exercent contre elle leur arbit raire et leur violence. Mais tout cela n’entre pas dans les préoccupations des grandes puissances en général et du gouvernement français en particulier.

Lundi 30 août, lors de sa tournée officielle, le représentant français a eu chaud aux fesses. Mais en fait, il n’a eu qu’un aperçu, somme toute minime, de ce que vit quotidiennement la population de Cité Soleil et de tant d’autres bidonvilles de Haïti, qui n’ont pas d’hélicoptères pour venir à leur aide.

Lucienne PLAIN

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 VENEZUELA : UNE REVOLUTION SPINOZIENNE

par Gérard Jugant, 18/08/04

Nous autres français avons toujours dans notre imaginaire collectif notre Grande Révolution. Nous nous y référons pour les autres Révolutions, y compris celles de notre temps. Ainsi en est-il pour ladite "Révolution bolivarienne" en cours au Venezuela. Nous continuons à faire comme les chefs bolcheviques russes, non sans quelques résultats, l’avaient fait. Nos Jacobins et nos sans-culottes préfiguraient leurs bolcheviques. Aujourd’hui la nouvelle figure révolutionnaire est le bolivarien, en train d’accomplir ce que n’ont pu réaliser ni Bolivar en Amérique ni Robespierre en Europe.

Nous ne pouvons nous empêcher de songer au dénouement de la Révolution française, à savoir Thermidor, acte de clôture qui semble devoir constituer une constante de tout processus révolutionnaire connu. Mais ce qu’on sait aussi, et Marx nous l’a enseigné, c’est qu’il n’y a en histoire que des "cas", de même qu’il n’y a jamais de production en général, de travail en général, jamais de religion en général, c’est aussi ce que soulignait Spinoza. Le grand marxiste péruvien Mariategui disait à sa manière la même chose en soulignant qu’une révolution "ne se copie ni ne se calque". Comment donc tirer profit de toutes ces singularités individuelles et collectives que sont aussi les révolutions, dès lors que les lois que l’on s’efforce d’y trouver se heurtent toujours à de sérieuses objections ? C’est par la "connaissance du troisième genre" que Spinoza semble avoir trouver la parade, celle qui permet de distinguer dans les singularités des constantes, des invariants universels.

Notre excellente camarade de Cuba, Celia Hart, dans sa vision de ladite Révolution bolivarienne (cf. article, Le 15 août nous prendrons le Palais d’Hiver, in Le Grand Soir) convoquait à juste titre dans cette Révolution les grands anciens que sont Bolivar, Marx, Marti, Lénine, Trotsky, Che Guevara. Tous aux côtés de Chavez, et de tous les peuples du monde. Nous croyons devoir y ajouter Robespierre, non parce qu’il a échoué face à Thermidor, mais parce que lui aussi, au soir de la défaite, s’est posé les problèmes sérieux auxquels nous sommes confrontés.

Peu avant d’être conduit à la guillotine, comme le lui avait prédit Danton quelques mois plus tôt avant que sa tête ne roule sur l’échafaud, Robespierre consacrait ses dernières soirées chez le menuisier Duplay où il logeait, à faire confectionner son masque mortuaire et à lire L’Ethique de Spinoza.

Que disait, que pensait Robespierre dans les derniers moments de sa vie ?

Nous le savons par son dernier discours, et nous verrons en même temps ce qu’en dit l’historien marxiste Albert Soboul.

Que pensait Robespierre de Spinoza, c’est plus mystérieux ? Que peut-il y avoir dans L’Ethique qui pourrait servir de matériaux utiles à la politique de la révolution contemporaine ?

LA CHUTE DE ROBESPIERRE

Entre Chavez et Robespierre, peu de choses en commun à priori entre le militaire de carrière et l’avocat, si ce n’est le rousseauisme, une certaine tendance à la démocratie directe, mais aussi une conception spiritualiste du monde. Et encore le désir ancré de servir la chose publique fidèlement, jusqu’au sacrifice suprême de leur vie, le don de soi, le culte du martyr, diront certains. Mais attention, la situation dans laquelle se trouve le régime chaviste d’aujourd’hui n’est pas Thermidor.. Au contraire, elle peut très bien se trouver dans un processus ascendant, par l’approfondissement de la révolution. En même temps, il y a déjà eu plusieurs tentatives thermidoriennes pour en finir avec le chavisme, dont un coup d’Etat et deux mois de sabotage patronal de l’économie. Les menaces sont toujours là , permanentes. La réaction thermidorienne, menée par l’impérialisme nord-américain, demeure au Venezuela une épée de Damoclès au-dessus de la tête d’un peuple déter miné à choisir lui-même sa voie. Ce n’était pas le cas dans la France de 1794. Le peuple était fatigué. Non seulement la bourgeoisie était inquiète, mais le petit peuple, et notamment les ouvriers, étaient mécontents de la politique économique. L’agitation ouvrière était réprimée en application de la loi Le Chapelier qui interdisait les corporations (donc toute organisation ouvrière), et les salaires ouvriers bloqués. Au moment où ils en avaient le plus besoin, les autorités robespierristes de la Commune avaient perdu le soutien des masses populaires. Telle n’est pas à ce jour, croyons-nous, la situation au Venezuela, bien au contraire. Il y a au Venezuela des organisations ouvrières qui en peu de temps ont pris de la force et ont surgi, telle l’UNT, la nouvelle grande centrale syndicale. La montée en puissance de l’Union Nationale des Travailleurs, qui compte plus d’un million d’adhérents un an après sa constitution, est l’expression du caractère ouvrier du processus révolutionnai re vénézuélien, plutôt que populiste, ce qu’il n’est pas, ou "sui generis", qu’il est de moins en moins. Le secteur économique-clé du Venezuela est le secteur pétrolier, un secteur productif et stratégique où les ouvriers tiennent une place centrale, sous le contrôle retrouvé de l’Etat et de la nation.

Il n’en était rien dans la France d’il y a deux siècles où la classe ouvrière embryonnaire et interdite d’organisation était principalement employée à des travaux artisanaux (l’historien anglais George Rudé relève dans son ouvrage sur la foule dans la Révolution Française la présence d’environ un quart de salariés parmi les survivants de la prise de la Bastille, ce qui est loin d’être négligeable, le reste étant constitué, pour une grande majorité, de gens de métiers, artisans et compagnons. Les bourgeois ne sont que quelques individus sur un total de 600 identifiés).

Mais voyons ce que disait Maximilien Robespierre dans son dernier discours à la Convention, le 8 Thermidor (26 juillet 1794). Extraits :

"Je conçois qu’il est facile à la ligue des tyrans du monde d’accabler un seul homme [...].

Pour moi, dont l’existence paraît aux ennemis de mon pays un obstacle à leurs projets odieux, je consens volontiers à leur en faire le sacrifice, si leur affreux empire doit durer encore [...].

Toutes les factions naissent en foule au sein d’une grande révolution [...].

Tous les fripons m’outragent. Ils m’appellent tyran. Si je l’étais, ils ramperaient à mes pieds, je les gorgerais d’or, je leur assurerais le droit de commettre tous les crimes et ils seraient reconnaissants [...].

Je vois le monde peuplé de dupes et de fripons ; mais le nombre des fripons est le plus petit ; ce sont eux qu’il faut punir des crimes et des malheurs du monde".

Robespierre commit une erreur. Même si sa popularité était entamée, au lieu de porter le conflit devant le peuple, il le porta devant la Convention. Or dans cette Convention, nombre de députés se sentirent menacés et organisèrent, dans la nuit, une coalition hétéroclite, fondée par la peur.

Albert Soboul analyse ainsi la chute de Robespierre et de son régime (La révolution française, Editions Tel-Gallimard, 1988, p.380 et s., 3. Le dénouement : l’impossible insurrection, extraits) :

"Robespierre, disciple de Rousseau, mais de culture scientifique et économique quasi nulle, avait en horreur le matérialisme de philosophes comme Helvétius. Sa conception spiritualiste de la société et du monde le laissa désarmé devant les contradictions qui s’affirmèrent au printemps 1794 [...].

Le gouvernement révolutionnaire était fondé sur une assise sociale formée d’éléments divers et contradictoires, donc dépourvus de conscience de classe [...]. Le régime de l’an II reposait sur une conception spiritualiste des rapports sociaux et de la démocratie ; les conséquences lui en furent fatales.

Sur le plan politique, plus qu’opposition de circonstances, il y avait contradiction fondamentale entre bourgeoisie montagnarde et sans-culotterie parisienne, entre militants sectionnaires et Gouvernement révolutionnaire [...]. La démocratie, telle que les sans-culottes la pratiquaient, tendait spontanément au gouvernement direct : le Gouvernement révolutionnaire estimait cette pratique incompatible avec la conduite de la guerre. Contrôle des élus, droit pour le peuple de révoquer leur mandat, vote à haute voix ou par acclamations : autant de traits qui marquaient que les militants sectionnaires n’entendaient pas se contenter de démocratie formelle [...].

Le problème des rapports du mouvement populaire et du Gouvernement révolutionnaire se posait encore sur un autre plan [...]. A l’automne 1793, les administrations furent épurées et peuplées de bons sans-culottes [...]. Mais il en résulta un affaiblissement du mouvement populaire et une altération de ses rapports au gouvernement. L’activité politique des organisations sectionnaires se trouva freinée, compte-tenu aussi des exigences de la défense nationale. En même temps s’affaiblissait la démocratie au sein des sections, la bureaucratisation entraînant graduellement la paralysie de l’esprit critique et de la combativité des masses [...].

Sur le plan économique et social, la contradiction ne fut pas moins insurmontable. Adeptes de l’économie libérale, les hommes du Comité de salut public et Robespierre tout le premier, n’ont accepté l’économie dirigée que parce qu’ils ne pouvaient se passer de la taxation et de la réquisition pour soutenir une grande guerre nationale, tandis que les sans-culottes en imposant le maximum songeaient bien plus encore à leur propre subsistance. La Révolution, pour démocratique qu’elle fût devenue, n’en demeurait pas moins bourgeoise, le Gouvernement révolutionnaire ne pouvait taxer les subsistances sans taxer les salaires, afin de maintenir l’équilibre entre chefs d’entreprise et salariés [...].

Après le 9 thermidor, "le mouvement populaire va soutenir pendant dix mois encore un combat d’arrière-garde acharné et désespéré : lutte dramatique au terme de laquelle le ressort de la Révolution fut définitivement brisé".

La Révolution bolivarienne a aussi ses contradictions. On sait qu’au sein du chavisme il y a eu des défections marquantes. On sait qu’il y a des secteurs modérés qui ne veulent pas aller plus loin. Il n’y a pas de guerre au sens classique du terme, mais les agissements de l’impérialisme constituent une véritable guerre par tous moyens contre un peuple. Il y a dans l’armée, dans la police, dans les administrations, dans les médias, des gens qui constituent une menace évidente. Il a des gens qui veulent la guerre civile et espèrent une intervention étrangère. Il y a des gens qui soutiennent des actions terroristes et des infiltrations de paramilitaires, comme ceux venant de Colombie. Il y a des gens qui font du sabotage économique. Comment combattre tous ces périls sans l’usage de la terreur révolutionnaire telle que la pratiquèrent les révolutionnaires français, russes et d’autres encore ?

L’approfondissement du processus révolutionnaire, notamment dans les domaines économiques et sociaux, n’est-elle pas un instrument beaucoup plus efficace que toutes les guillotines ? On a la faiblesse d’appeler cela le socialisme, qui ne peut être qu’un simple coup d’arrêt au néolibéralisme, mais l’alternative réelle au monde tel qu’il tourne. Ce socialisme ne peut que s’étendre par-delà les frontières s’il veut vraiment être.

L’espoir est dans le mouvement des masses dont on doit penser qu’elles détiennent le primat sur leurs organisations politiques (qui n’en sont pas moins absolument indispensables, croyons-nous). Ces mouvements sont en passe de trouver des formes d’organisation et de coordinations sans domination hiérarchique. Nous n’avons pas d’autres choix que de penser par nous-mêmes pour déboucher sur des situations que nous ne pouvions imaginer. Un suprême effort pour des rencontres du troisième type. Nous sommes souverains !

L’INTELLIGENCE D’UN PEUPLE

Spinoza dans L’Ethique dit que le "suprême effort de l’esprit et sa souveraine vertu est de comprendre les choses par le troisième genre de connaissance" (5ème partie, De la puissance de l’entendement ou de la liberté humaine, proposition XXV, p. 373 éd. Folio essais).

Qu’entend-il par troisième genre de connaissance ? Spinoza nous renvoie à sa définition de la proposition XL, scolie 2 de la 2e partie. Allons-y.

Cette 2e partie est intitulée De la nature et de l’origine de l’esprit. Dans la scolie 2 (p.159) Spinoza déduit de ses constats précédents que nous percevons beaucoup de choses et que nous formons des notions universelles.

Le premier genre de connaissance nous vient des "sens d’une façon incomplète, confuse et sans ordre pour l’entendement". Il s’agit de "connaissance par expérience vague" (cf. le corollaire de la proposition 29).

Ou encore, le premier genre vient "à partir des signes ; par exemple : entendant ou lisant certains mots, nous nous souvenons de choses et en formons certaines idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les choses (voir le scolie de la proposition 18)".

Nous sommes dans le domaine de l’opinion, de l’Imagination.

Le second genre de connaissance vient des notions communes et des idées adéquates que nous avons des propriétés des choses. Cette façon de connaître, c’est la Raison. Ces "idées, ou notions, communes à tous les hommes ; car (selon le lemme II*) tous les corps ont en commun certaines choses, qui selon la précédente proposition doivent être perçues par tous de façon adéquate, autrement dit de façon claire et distincte" (Corollaire Proposition XXXVIII, 2e partie).

*LEMME II

Tous les corps* s’accordent en certaines choses

*Ce qui renvoie à la notion de corps définie par Spinoza : définition I de cette 2e partie. Et pour comprendre sa définition Spinoza renvoie au corollaire de la proposition 25 de sa première partie, etc. car chaque renvoi renvoie à autre chose.

Le troisième genre de connaissance, Spinoza le qualifie de Science intuitive. "Ce genre de connaissance progresse de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu jusqu’à la connaissance adéquate de l’essence des choses".

Il donne un exemple très simple avec les nombres 1, 2, 3. On veut en obtenir un quatrième, qui soit au troisième comme le second est au premier. Des marchands formés à la théorie euclidienne vont multiplier 2 par 3 et diviser le produit par 1 pour aboutir à 6. Mais pour des nombres très simples on voit très bien, sans l’aide d’Euclide, que le quatrième nombre proportionnel est 6. On le voit immédiatement, de manière intuitive.

Spinoza poursuit sur les différents genres de connaissance, notamment :

PROPOSITION XLI

La connaissance du premier genre est l’unique cause de la fausseté, tandis que celle du second et du troisième est nécessairement vraie.

PROPOSITION XLII

La connaissance du second et du troisième genre, et non celle du premier, nous apprend à distinguer le vrai du faux.

Spinoza conclut sa deuxième partie par une longue scolie dans laquelle il indique (p.176) :

"4° Enfin cette doctrine est encore très utile à la société commune, en tant qu’elle nous apprend dans quelles conditions les citoyens doivent être gouvernés et dirigés afin de n’être pas esclaves, mais de pouvoir accomplir librement les actions les meilleures".

Ces derniers propos nous incitent à soulever le voile de cette "doctrine de la société commune" destinée à apprendre aux citoyens l’accomplissement libre des actions les meilleures.

Louis Althusser nous propose sa lecture (L’avenir dure longtemps, chapitre XVIII p. 242 et s., édition Le Livre de Poche, 1994) hégélienne de Spinoza (que Hegel tenait pour "le plus grand") afin d’interpréter cette connaissance du "troisième genre". Althusser pense que Spinoza se référait à l’individualité historique singulière d’un peuple, le peuple juif Il prend l’exemple des prophètes qui montent sur la montagne pour y entendre la voix de Dieu. Mais ces prophètes rapportent au peuple des mots qu’ils n’ont pas compris. Alors se produit l’extraordinaire : c’est le peuple qui apprend dans sa conscience de soi et sa connaissance, aux prophètes sourds et aveugles le sens du message que Dieu leur a délivré.

Il est clair que le sionisme, forme de nationalisme produit par le colonialisme, l’impérialisme et toutes leurs monstruosités, est destructeur de cette singularité historique dont Spinoza est une des plus belles expressions.

Chavez, son gouvernement, ses meilleurs conseillers, peuvent toujours aller sur la montagne chercher des réponses aux situations complexes et exceptionnelles qui se posent au pays. Mais c’est sur le peuple qu’ils doivent absolument s’appuyer pour distinguer le vrai du faux.

Ils doivent penser et agir en matérialistes, quelles que soient leurs convictions spirituelles et religieuses. Il ne doivent pas spéculer sans arrêt sur l’origine et sur les fins, sur une destination eschatologique au processus. Ils ne savent pas où mène le train (et nul ne peut le savoir à priori) qui les emporte sur un "chemin qui marche tout seul", pour reprendre la formule d’Hegel.

La norme non transcendantale de vérité leur est donnée par les mathématiques. La poursuite du processus révolutionnaire se mesure mathématiquement : socialisation des grands moyens de production et d’échanges, programmes sociaux, démocratisation de la culture, de l’éducation et de la participation des masses, élections libres, organisation du peuple, des citoyens et des travailleurs, etc.

Nous ne savons pas si le camarade-commandant Hugo Chavez et ses proches ont lu Spinoza et s’en inspirent peu ou prou, avec ou sans les commentaires de Louis Althusser, de Gilles Deleuze ou encore ceux de Toni Negri. Ce que nous croyons, c’est que le peuple vénézuélien est profondément spinozien, à savoir qu’il a la connaissance intuitive adéquate de l’essence des choses. Il n’a pas eu besoin de lire Marx, encore moins Spinoza. Il comprend intuitivement et concrètement, et non par une spéculation abstraite sur les notions de Bien et de Mal, ce qui est bon et ce qui est mauvais pour lui. C’est arithm-éthique ! La vérité est révolutionnaire.

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 FEMMES DE CARACAS

par Louis Nicodème, président du FUJA (Fédération des jeunes agriculteurs, Wallonie).

Source : Venezuela13A du 17/09/04

Comme chaque matin, Elsa Hernandez ouvre son étal de marchande des quatre-saisons situé tout près de la bouche de métro de la station ’Bellas artes’ en plein coeur de Caracas. Rien d’extraordinaire là -dedans, si ce n’est que la parcelle de production des légumes de sa coopérative ’ Travail et Terre’ se trouve juste derrière elle, au pied des tours de ’Parque central’, complexe abritant plusieurs ministères et agences gouvernementales ainsi que l’hôtel Hilton.

Ces 40 ares de terrain vague ont été remis en culture voici maintenant un an grâce à l’acharnement de ces horticulteurs mais aussi grâce au support logistique et financier du ministère de l’agriculture et de la FAO. Légumes frais mais aussi plantes condimentaires et médicinales passent ainsi directement sans intermédiaires du producteur au consommateur. A quelques km de là , à La Vega, dans un des "barrios" [quartiers populaires, ndlr] couvrant les collines sud-ouest de la capitale vénézuélienne, Nancy Her nandez et Ericson Vásquez, deux ingénieurs agronomes, apprennent ou réapprennent à 300 adolescents et adultes du quartier à cultiver 3 hectares de jardins en terrasse fraîchement défrichés. Choux, tomates, laitues, carottes, betteraves rouges mais également maïs et bananes apportent de la variété dans l’alimentation de ces familles de déracinés peuplant ces zones déshéritées de la ville. A côté du volet production, des ateliers informels de nutrition sont également organisés. Ces deux projets, comme des dizaines d’autres, font partie du programme ’agriculture urbaine et périurbaine’ d’un plan national visant à redonner au pays un peu plus de souveraineté alimentaire. Jusqu’il y a peu, le Venezuela importait 70 % de ses denrées alimentaires. Un comble quand on sait que seulement quelque 6 % de la superficie du pays sont cultivés alors qu’au moins 20% pourraient l’être !

Le volet rural (le plus important ) du programme revoit en profondeur la structure agraire du pays. L’Institut nat ional des Terres (INTI) [1], créé en fin 2001, met en application la loi des terres [2] qui vise à redistribuer celles-ci de façon plus équitable. Mme Gladys Vivas, une des chevilles ouvrières de l’Institut, nous explique qu’en l’espace de 2 ans deux million huit cent dix-huit mille hectares ont été redistribués. Les ordres de priorité ont été les suivants :

1) régulariser la situation des petits paysans productifs occupant illégalement des terres autrefois improductives ;

2) distribuer de vastes étendues de terres abandonnées appartenant à l’Etat ou à des parastataux ;

3) exproprier les terres inexploitées de propriétaires privés et les redistribuer à des coopératives ou à des paysans désirant produire.

On peut signaler ici que les terres des grands propriétaires terriens, qui accomplissent leur fonction sociale -produire des denrées agricoles- ne sont pas concernées par la réforme agraire.

Retour à La Vega, où les docteurs Milagros Mélia et Loralei Garcia ainsi que leurs deux co llègues reçoivent les patients (une cinquantaine par jour) dans la casa médicale inaugurée l’an passé. Les consultations, tant médicales que dentaires, ainsi que les médicaments sont entièrement gratuits. Dans ce pays, sans sécurité sociale généralisée, l’accès à des soins de santé efficaces a toujours été barré aux couches les plus pauvres de la population. En 2003, des centaines de casas médicales ont été ouvertes dans la plupart des barrios du pays. Milagros et Loralei, tout comme des milliers d’autres médecins et dentistes, sont arrivés de Cuba avec en poche un contrat de 2 ans renouvelable. Ils ont débarqué suite à un accord de coopération ’pétrole contre assistance médicale’ signé entre les états cubains et vénézuéliens. Milagros se sent ici chez elle, le sourire des enfants qu’elle soigne, la gratitude des gens ’des quartiers où l’on ne s’aventure pas’ est pour elle la plus belle des récompenses.

Non loin de là , une école est récemment sortie de terre en plein milieu du barrio, afin d’éviter aux enfants les fastidieux déplacements qui constituaient leur quotidien ; en fin d’après-midi et en soirée, c’est au tour des adultes de se presser sur les bancs. Le plan Robinson vise à les alphabétiser, eux qui n’ont connu que des parcours scolaires fragmentaires et chaotiques... D’après les estimations, au moins la moitié des adultes des quartiers pauvres ne savaient ni lire ni écrire. Le niveau supérieur n’a pas été oublié : le ministère de l’éducation a mis sur pied l’Université bolivarienne du Venezuela (UBV) dont le siège principal se trouve dans les anciens locaux de la société pétrolière vénézuélienne... tout un symbole. L’UBV accueille une population de 9.000 étudiants, tous issus de familles pauvres incapables de payer les droits d’inscription dans les autres universités. La rectrice de l’UBV, Madame Maria Egilda Castellano, était professeur à la faculté de Droit de l’Université centrale du Venezuela (UCV), elle a relevé le défi de mettre sur pied des no uveaux cursus universitaires pour une population au départ défavorisée, également dans l’accès à la culture.

Grâce aux différents plans et réalisations du gouvernement Chavez (horticulture urbaine, aide médicale, pharmacies sociales, planning familial, magasins aide alimentaire, plans d’alphabétisation, UBV et bien d’autres), les habitants se sentent enfin pris en considération. La délinquance a fortement diminué dans les bidonvilles. Une dynamique positive a vu le jour, des comités de quartiers se sont créés, les habitants s’impliquent et soumettent des projets au conseil de planification de la mairie de Libertador (une des 5 circonscriptions de Caracas). Elle en sélectionne environ 20% qui seront entièrement financés par la Mairie, parfois avec l’aide de l’Etat fédéral.

A El Valle, un barrio du sud de Caracas, le comité de quartier exhibe fièrement la maquette de leur projet qui vient d’être sélectionné. Il s’agit d’un complexe socio-communautaire comprenant salle de sport, école primaire et magasin alimentaire. Une ménagère s’exclame : ’jusqu’il y a peu notre pays n’était connu que pour ses jolies filles sur les plages et ses Miss Univers, aujourd’hui il gagne à l’être pour ses femmes qui s’engagent’. Freddy Bernal, maire de Libertador et chaviste convaincu, aime financer ce genre de projets élaborés par les habitants et non imposé d’en haut. Il s’agit de réalisations durables contre lesquelles aucun acte de déprédation ou de vandalisme n’est à signaler....Les habitants en sont fiers et personne n’oserait y toucher.

Il va sans dire que les habitants des quartiers populaires ont voté en masse en faveur du président Chavez lors du référendum qui s’est tenu le 15 août 2004. Ils ont compris que le processus de réforme en cours visant à mieux partager la manne pétrolière, y compris en faveur des plus pauvres, est une chance historique qu’ils ne voulaient pas voir disparaître. Le président, tant décrié par les médias, l’oligarchie, une partie des classes moyennes et par le grand frère yankee n’a pas fait que parler, il a réalisé. Ses concitoyens les plus modestes ne l’ont pas oublié.

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LA NAISSANCE D’UNE SOCIAL-DEMOCRATIE RADICALISEE

par Tariq Ali, 18/08/04

Quelques semaines avant le référendum, à Caracas, j’ai eu une longue discution avec Chavez. Pour moi, il est clair que ce qu’il tente de faire est, rien de plus ni rien de moins, que la création d’une social démocratie radicalisée au Vénézuéla, qui bénéficie à la strate sociale la plus basse.

En ces temps de dérégulation, privatisation selon le modèle anglo-saxon de richesse, les objectifs de Chavez sont considérés révolutionnaires, même si les mesures proposées ne sont pas différentes de celles du gouvernement britanique d’après guerre de Clement Attlee.

Une partie de la richesse du pétrole est investie dans l’éducation et la santé pour les pauvres. Au moins un million d’enfants des bidonvilles les plus pauvres bénéficient maintenant d’une éducation gratuite, 1,2 million d’adultes analphabètes ont appris à lire et à écrire, l’éducation secondaire est maintenant accessible pour 250.000 enfants dont le statut social les excluait de ce privilège durant l’"ancien régime", trois nouveaux campus universitaires étaient opérationnels en 2003 et six de plus seront prêts pour 2006. En ce qui concerne la santé publique, les 10 000 médecins cubains qui ont été envoyés pour aider le pays ont transformé la situation dans les districts les plus pauvres, où fonc tionnent 11.000 cliniques de proximité, et le budget pour la santé a été triplé. Ajoutez à cela le soutien financier aux petits commerces, les nouvelles maisons construites pour les démunis, la loi de réforme agraire promulgée malgré la résistance, légale et violente, des propriétaires fonciers. Fin 2003, 2.262.467 hectares avaient été distruibués à 116.899 familles. Les raisons de la popularité de Chavez sont évidentes.

Aucun régime antérieur n’avait ne serait-ce que remarqué la difficile situation des pauvres. Et on ne peut éviter de se rendre compte qu’il ne s’agit pas qu’une simple division entre riches et pauvres, mais aussi d’une différence de couleur de peau. Les chavistes tendent à être de peau obscure, reflétant en cela leurs ancêtres, natifs et esclaves. L’opposition tend à être de peau claire et quelques uns de leurs plus désagréables supporters traitent Chavez de singe noir. Un spectacle de marionnettes dans lequel Chavez était représenté par un singe a même été organisé par l’ambassade des Etats Unis à Caracas. Mais Colin Powell n’a pas trouvé cela amusant et l’ambassadeur a du s’excuser.

Le vaillant argument soutenu par l’éditorial hostile de The Economist cette semaine, selon lequel ceci fut fait pour gagner des voix, est extraordinaire. Le contraire s’est produit. Les bolivariens voulaient le pouvoir pour que des réformes réelles puissent être mises en oeuvre. Tout ce que les oligarques offrent n’est rien de plus que le passé et la destitution de Chavez. Il est ridicule de suggérer que le Vénézuéla est au bord d’une tragédie totalitaire. C’est l’opposition qui a tenté d’emmener le pays dans cette direction. Les bolivariens ont été fabuleusement réservés. Quand j’ai demandé à Chavez de m’expliquer sa philosophie, il a répondu : "Je ne crois pas aux postulats dogmatiques de la révolution marxiste. Et je n’accepte pas que nous vivions dans une période de révolutions prolétariennes. La réalité nous le dit tous les jours. mais si ils me disent qu e pour cette réallité je ne peux rien faire pour aider les pauvres, alors je dis ’partons camarades’. Je n’accepterai jamais qu’il ne puisse pas y avoir redistribution de la richesse dans la société. Je crois qu’il est préférable de mourir dans la bataille que soutenir à tout prix un standart très pur et révolutionnaire, et de ne rien faire... Tente-le, et fais ta propre révolution, entre en combat, avance un peu, même si c’est seulement d’un millimètre, dans la direction correcte, au lieu de rêver avec des utopies". Et ceci est la raison pour laquelle il a gagné.

Tariq Ali (De The Independent, de Grande Bretagne. Spécial pour Pagina 12 d’Argentine), 18 août 2004 Traduction : Fab (santelmo@no-log.org.)

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 DU CHAVISME A LA REVOLUTION

par Jonah Gindin, journaliste canadien.

Collectif VENEZUELA13A du 14/09/04

Devant la masse des gens qui faisaient la fête devant le Palais présidentiel à 17 heures le 16 août, le Président Vénézuélien Hugo Chavez Frias a fait la déclaration qu’attendaient ses partisans. En parlant à la troisième personne, il a affirmé : « Le référendum concernant la révocation n’était pas simplement un référendum sur Hugo Chavez. C’était un référendum sur le processus révolutionnaire, et une majorité de Vénézuéliens ont exprimé leur soutien à ce processus. Le moment est arrivé d’approfondir la révolution ! ».

Ainsi, l’expérience Vénézuélienne en matière de révolution est entrée dans une nouvelle phase. La réaffirmation (c’est ainsi que les chavistes commencent à appeler le référendum sur la révocation) à la fois de Chavez et de la révolution bolivarienne, par 60% de la population, marque un moment historique dans l’évolution des politiques radicales au Venezuela. Jamais auparavant Chavez ou "le processus" n’avaient été soutenus aussi largement au Venezuela, ni aussi largement acceptés - même si c’est à contrecoeur - par la communauté internationale. Beaucoup de gens estiment que les prochaines élections régionales, provisoirement fixées à la fin octobre, offrent la première occasion d’approfondir la révolution. Avec l’élan du référendum et le désarroi de l’opposition, les candidats chavistes ont la possibilité de gagner un espace politique important.

Parmi les membres actuels de l’opposition qui occupent des positions clés, beaucoup avaient été élus en tant que ca ndidats chavistes lors des élections régionales de 2000. Ils avaient ensuite changé de côté en 2002-2003, lorsqu’ils ont senti les vents politiques tourner contre Chavez. Ils se sont trompés. Il est donc possible qu’ils perdent leurs postes à cause de leur vil opportunisme. Cependant les chavistes devraient faire davantage que simplement regagner les positions qui « auraient dû » être les leurs durant ces quatre années passées. Le NON lors du référendum - un vote contre la révocation de Chavez - a gagné dans 23 sur les 24 Etats (du Venezuela fédéral), y compris les 8 Etats actuellement gouvernés par l’opposition, même si, dans certains cas, le vote était serré. Si ceux qui ont voté « Non » en août 2004, votent pour le candidat chaviste en octobre de cette année, l’opposition verra sa position plus menacée dans ces Etats. Cependant, il semble de plus en plus que cela ne se produira pas nécessairement. Malgré le fait que l’opposition, en tant que conglomérat national d’anti-chavistes, a été nettement battue lors du référendum, des candidats individuels aux postes de gouverneur ou de maire pourraient conserver un soutien à niveau local. En outre, alors qu’un important pourcentage de chavistes vont probablement voter pour le candidat officiel lors des élections régionales, il existe également un nombre inconnu de partisans de Chavez, variable selon les localités, qui ne le feront peut-être pas. Il s’agit là d’un problème qui a des racines profondes dans les pratiques politiques défensives qui ont nécessairement dominé au Venezuela depuis la tentative de coup d’état contre Chavez en avril 2002, voire depuis bien avant.

Pendant le coup - lorsque le peuple Vénézuelien a envahi les rues dans tout le pays et que des centaines de milliers de personnes ont entouré le palais gouvernemental pour exiger le retour de Chavez - une mentalité de siège s’est installée. Cet état d’esprit s’est encore été renforcé lorsque l’économie du Venezuela a été de fait (même si seulement temporairement) détruite lors du blocage de l’industrie pétrolière. La menace contre la révolution bolivarienne était particulièrement grave, puisque cette « grève générale » était menée par de concert par le syndicat corporatiste du Venezuela, la CTV et la plus importante fédération de l’organisation patronale. Ensemble, ils ont pratiquement réussi à arrêter la production de pétrole durant plusieurs mois en 2003. Personne, et en particulier le peuple Vénézuélien qui tire des bénéfices de cette révolution, n’a aucun doute concernant le place centrale des ressources pétrolières dans le fait de rendre possible le « processus ». Que ses adversaires aient identifié Chavez comme la personnification de tout le mal qu’ils associaient à cette révolution a eu l’effet de confirmer son statut particulier et messianique auprès de ses partisans. C’est l’incroyable mobilisation des "chavistes" qui a détourné ou renversé les attaques incessantes contre Chavez qui ont débuté avec le coup de 200 2. L’effet en a été la mobilisation d’un peuple toujours plus radicalisé, mais qui est néanmoins d’abord chaviste avant d’être révolutionnaire. Chavez a bien compris le danger que posait à la révolution cette focalisation exagérée sur son propre rôle. Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, sa gestion du projet bolivarien a visé à fournir au peuple des outils pour se tailler un chemin autonome, de bas en haut, vers la révolution. C’est ainsi qu’on peut comprendre l’importance qu’il accorde à la mise en place un système d’éducation permettant à tous les Vénézuéliens d’avoir accès à tous les degrés d’éducation, depuis l’éducation primaire jusqu’à l’université ; ou à des structures de pouvoir basées dans les collectivités locales.

Cependant, durant ces cinq dernières années, dans le feu de l’action, une partie de la priorité accordée à de telles structures a été mis entre parenthèses, ce qui est compréhensible étant donné des risques sérieux qui menaçaient la révolution elle-même. En outre, pour affronter ces menaces, dans l’immédiat, il fallait - parfois - une direction « non diluée » de la part de Chavez. Enfin, il y a bien sûr, le fait que cette révolution est encore basée sur un Etat capitaliste qui ressemble encore beaucoup à la bureaucratie corrompue et paralysée qui a dirigé le pays durant les années précédant 1998 (soit la IVe République).

La conjoncture actuelle

Comment dépasser des barrières qui ont limité le projet bolivarien jusqu’à maintenant ? Comment approfondir la révolution même dans un contexte où son existence même continue à être menacée ? Comment transcender le fait d’aller d’un test électoral au suivant pour s’acheminer vers une créativité révolutionnaire permanente ? Le 20 août 2004, William Izarra - le dirigeant de l’aile idéologique du Comando Maisanta, l’équipe de coordination de la campagne du référendum - a donné une conférence intitulée « Approfondir la Révolution Bolivarienne ». Lorsqu’on lui a posé la question de savoir quel serait le rô le des Unités de Bataille Electorale (UBE) et des Patrouilles (groupes d’activistes qui faisaient campagne pour le "Non" lors du référendum) maintenant que le référendum était derrière eux, Izarra a répondu : « Nous n’avons pas de conceptions détaillées maintenant, mais les patrouilles et les UBE vont continuer à exister en tant que troupes électorales. Mais au-delà , ce n’est pas encore clair, nous n’avons pas d’autres vues précises. » Pourtant, les membres des UBE et des patrouilles n’attendent pas que le Commando National Maisanta leur donne des directives - les réponses aux questions évoquées ci-dessus sont débattues actuellement, dans des collectivités un peu partout dans le pays. Et jusqu’à maintenant il semble qu’un accord se construise sur au moins une question à savoir que tout approfondissement de la démocratie doit commencer maintenant, et que cela ne peut pas attendre jusqu’au lendemain des élections régionales. C’est ainsi que toute une série de projets sont en train d’émerger sur le thème de savoir comment créer les structures favorisant la participation et la coordination qui pourront servir de base à la construction de cette nouvelle étape de la révolution.

Ce débat est devenu particulièrement urgent à cause des conflits qui ont surgi autour des candidatures pour les élections régionales et notamment les désaccords sur le choix des candidats municipaux. L’expérience des élections régionales de l’année 2000 a montré clairement à beaucoup de gens la nécessité d’élaborer d’autres modalités afin de sélectionner des candidats. Cependant, en avril dernier, lorsque la date de l’élection a été rendue publique (même si cette date a depuis été modifiée à deux reprises), les candidats ont été sélectionnés non pas au cours d’élections primaires mais par le Comando Ayacucho - le prédécesseur désastreux du Comando Maisanta. La nécessité d’organiser des élections primaires a été mise en évidence parce que le Comando semblait donner la préférence à des candidats qui répondaient à sa définition très rigide du chavisme plutôt qu’à des candidats ayant réellement des racines dans les collectivités en question. Suite à cela, beaucoup de candidats chavistes ont décidé de se présenter dans tous les cas - avec une plateforme chaviste mais contre les candidats chavistes officiels. Or, pour que les chavistes puissent pleinement profiter des élections régionales l’unité joue un rôle clé. Pour éviter la division des votes, il faut élaborer un autre mécanisme pour sélectionner des candidats.

Malheureusement, au lieu de tenir compte de la réticence de la base et de leurs candidats à renoncer à leurs ambitions électorales simplement parce que le Comando Ayacucho le leur en a donné l’ordre, il semble que Chavez soit en train de répéter la même erreur. Dans son intervention hebdomadaire "Alô Presidente" du dimanche de la première semaine de septembre, Chavez a déclaré « Nous avons déjà annoncé quels étaient les candidats, et ce sont eux les candidats. Ceux qui ne veulent pas l’unité n’ont qu’à rejoindre les escualidos [autrement dit les maigrichons, terme désignant les Blancs qui dirigent l’opposition]

Pendant ce temps, plusieurs initiatives locales commencent à être développées pour résoudre ce problème. En voici deux exemples qui illustrent deux approches différentes :

Des élections primaires

Dans une municipalité à l’intérieur du pays, plusieurs candidats chavistes à la mairie ont décidé de collaborer pour consulter la collectivité. Ils ont mis sur pied ensemble une commission regroupant des membres sur lesquels ils se sont mis d’accord. La tâche de cette commission est d’organiser un processus de consultation en trois étapes : d’abord, ils convoqueront une assemblée populaire dans laquelle chaque candidat présentera au public sa plateforme programmatique. Ensuite, ils organiseront un scrutin qui, vu le temps disponible, serait limité aux secteurs ayant montré les niveaux les plus élevés de soutien à Chavez lors du référendum. En fin, ils convoqueront encore une assemblée populaire durant laquelle les partisans de chaque candidat feront chacun une brève présentation pour donner à la commission une idée de la base de soutien de chaque candidat. Et c’est seulement après ce processus de consultation que la commission évaluera les résultats de chaque étape du processus et se prononcera sur un candidat unique, et les membres restants seront incorporés dans la campagne du candidat ayant emporté les suffrages, pour favoriser l’unité.

Participation populaire

Le deuxième exemple vient d’un quartier pauvre de Caracas, bastion chaviste. Ici les habitants ont décidé de soutenir le candidat chaviste officiel, mais en posant des conditions. Ils ont élaboré un projet de « Premier Forum Municipal de Participation Populaire : Construction d’un Pouvoir Populaire ». Il s’agit d’une rencontre de trois jours au cours de laquelle les membres de la collectivité vont participer à une série d’ateliers et de conférences qui doivent débou cher sur un manifeste indiquant quelles avancées spécifiques de pouvoir populaire sont considérées comme les plus urgentes. Le candidat officiel chaviste devra signer ce manifeste pour que sa candidature soit soutenue par la collectivité.

Diminuer l’écart

Cependant, les récentes déclarations de Chavez semblent être en contradiction avec ces vibrants exemples de politique de consultation participative. Et le surgissement d’autres expériences du même genre visant à institutionnaliser la participation populaire pour la sélection des candidats indique qu’il existe une déconnexion dangereuse entre Chavez et ses partisans. Cette déconnexion n’est pas entièrement nouvelle ; elle a existé sous une forme ou une autre depuis que Chavez est arrivé la première fois au pouvoir.

Néanmoins, le débat sur les élections régionales pourrait être la première fois que cet écart s’exprime à haute voix et avec force. Si l’objectif est d’approfondir la politique de participation qui constitue la base rhétori que de la Révolution Bolivarienne - et, de fait, de traduire ce discours dans la réalité - il n’y a d’autre choix que de soutenir le droit de chaque collectivité à choisir son propre candidat (tout comme c’est leur droit de voter pour ou contre ce candidat). Jusqu’à l’annonce publique de son programme dimanche dernier, Chavez était plus conscient que quiconque de l’abîme qui le séparait de son peuple. L’idée même d’une révolution démocratique signifie, au moins au départ, que tout ce qui est acquis avec une victoire électorale est la direction de l’Etat. Mais cela ne suggère pas encore - et on ne peut le présumer - un changement fondamental de l’Etat lui-même. Le fait de transformer l’Etat est peut-être le but le plus stratégique que la révolution peut espérer atteindre. Et ce but restera hors de portée jusqu’à ce que le peuple Vénézuélien se mobilise pour obtenir pleinement l’institutionnalisation de leur droit à participer à la politique, à tous les niveaux, du gouvernement et au -delà .

Cela signifie que jusqu’à ce qu’ils aient intégré leur droit à participer à la politique, non seulement au niveau de leur collectivité, de l’Etat ou de la nation ; mais aussi au niveau régional (continent) et même international. Chaque avancée de la démocratie participative depuis l’élection de Chavez - et ces avancées ont souvent été réalisées sous son influence directe - était conçue pour réduire cet écart. Les « missions » (structures mises en place en dehors de l’appareil d’état traditionnel) en matière d’éducation, de santé et d’emploi représentent toutes une forme de « parallélisme » conçu pour contourner les structures étatiques actuelles. En effet, celles-ci sont intrinsèquement incapables d’agir comme des vecteurs pour une transformation révolutionnaire. Pour que ce schéma puisse se poursuivre, le débat sur les candidatures exige une articulation publique et une réponse officielle.

Les prochaines élections régionales, qui constituent l’arène dans laquelle va probablement se jouer ce débat, vont - ironiquement - représenter le test le plus déterminant pour la révolution Bolivarienne, depuis le coup d’avril 2002. Non pas pour l’ensemble de la société vénézuélienne, mais comme point de mire des débats à l’intérieur du chavisme. L’enjeu, c’est la capacité de la révolution bolivarienne à transcender la défense de Chavez pour aller vers la révolution elle-même, de faire une transition d’une étape de la révolution à une autre ; de passer du chavisme à la révolution.

Source : Alia2, 1er septembre 2004. Traduction : Revue A l’Encontre.

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 CHE GUEVARA/Autour du Carnet de voyage

Carnets de voyage : Portrait du Che en jeune homme

par Philippe Piazzo, ADEN, 08/09/04

"L’amérique latine a si peu changé depuis..." Cinquante ans après, Walter Salles et Gael Garcia Bernal sont partis sur les pas du Che pour son mythique voyage à travers l’Amérique. Comme une envie de révolution...

Ernesto Guevara n’est pas encore le Che. Il a 23 ans, termine ses études et partage avec son ami Alberto Granado le goût du sport, de la lecture et de la nature. Alberto est déjà médecin, spécialiste de la lèpre. Il est aussi amateur de romans sociaux, milite contre les injustices et distribue des tracts politiques.

Ernesto, qui vient d’un milieu aisé, sort tout juste des romans de Jules Verne et des poésies de Rimbaud. On est en 1951. Les Beatniks américains font alors quelque bruit dans le monde, et jusqu’en Argentine on a entendu parler de ce grand rêve romantique moderne : larguer les amarres et partir "sur la route", comme le fera Jack Kerouac.

C’est un soir de mélancolie et de fièvre qu’Ernesto et Alberto décident de partir à leur tour. Pendant presque un an, ils iront à l’aventure (mais sur un parcours étudié) à motocyclette, sur les routes de l’Amérique latine. "Tout le côté transcendant de notre entreprise nous échappait alors, nous ne voyions que la poussière du chemin et nous-mêmes sur la moto, avalant des kilomètres dans notre fuite vers le nord", écrit alors Ernesto dans ses carnets de voyage.

De son périple, Ernesto va en effet, quelques années plus tard, consigner les moments importants dans une sorte de journal de bord, très factuel mais où s’inscrivent la surprise, la révolte et, de plus en plus clairement à mesure que le voyage avance, une prise de conscience bouillonnante sociale et politique. Chili, Pérou, Colombie, Venezuela... Ernesto Guevara n’a plus qu’une certitude à la fin de ce parcours vécu comme une initiation au monde réel : être du côté du peuple. Ernesto l’écrit, c’est une "révélation". "Je prendrai d’assaut les barricades ou les tranchées, je teindrai mon arme de sang [...] Je raidis déjà mon corps, prêt à la bataille..."

Cet Ernesto-là , le Che, qui va devenir une légende révolutionnaire en renversant la dictature de Batista à Cuba en janvier 1959, n’est qu’un pointillé lorsque s’achève le film de Walter Salles, Carnets de voyage. Mais son héros, l’Ernesto encore anonyme, est bien un jeune homme qui, au fil de ses périples, s’illumine, commence à brandir un glaive imaginaire et agit comme une sorte de Christ moderne : délivrant une parole qui ne veut exprimer que la vérité et rien d’autre, voulant abattre les hypocrisies et accomplissant, finalement, des actes dont l’héroïsme est assimilé à un miracle.

Pour toute l’Amérique latine, le Che et son livre Carnets de voyage constituent une sorte de mythologie. "L’idée d’en faire un film, dit Walter Salles (l’auteur de Central do Brasil) est, à dire vrai, un peu suicidaire. Je savais que d’autres réalisateurs latinos n’y étaient pas arrivés. Il a fallu cinq ans pour la concrétiser, avec, au départ, l’impulsion de Robert Redford. Pour moi, ce livre était un territoire sacré. Puis j’ai pensé qu’il était possible de représenter les deux héros parce qu’on pouvait les regarder pour ce qu’ils avaient pu être, deux jeunes hommes idéalistes, et non comme ce qu ils allaient devenir, l’un d’eux entrant dans la légende."

Mais c’est le glissement d’un état à l’autre qui caractérise l’intensité du personnage d’Ernesto Guevara, de l’idéaliste passif au révolutionnaire actif. "Gael Garcia Bernal m’avait impressionné dans Amours chiennes, explique Walter Salles. Il a un jeu très viscéral et en même temps très introspectif. Il est flamboyant mais son feu est nourri par une douleur intérieure. C’est très rare chez un acteur aussi jeune. Gael est quelqu’un de cultivé, et il ne mâche pas ses mots. Il est très honnête et parfois dur dans ses observations, un peu à l’image de son personnage. Il peut être incendiaire, et je l’admire aussi pour ça. On s’est beaucoup affrontés, beaucoup parlés, beaucoup écoutés... Je l’ai connu en janvier 2000 avant la sortie et le succès de Y tu mama tambien. A cette époque, Gael avait 20 ans. Quand on a tourné, il en avait 23, exactement l’âge du Che pendant son voyage. Il lisait Camus pendant le tournage, comme Ernesto pendant le voyage. On a p ! arlé en semble de ce projet comme d’une recherche. Carnets de voyage, c’est la quête identitaire de deux personnes qui dépassent les limites très étriquées de leur classe sociale, mais c’est aussi un questionnement sur ce que peut être une identité latino-américaine. ça s’adresse aux Péruviens, aux Mexicains, aux Argentins... Est-ce qu’on fait partie du même continent ? C’est cette idée-là qui a soudé toute l’équipe du film. C’est aussi ce qui a transcendé le parcours de Guevara. Ce qui l’a mené en Afrique... Il était avide de découverte. ça fait penser à ce titre du film de Wenders Si loin, si proche... On vient de pays qui ont plus regardé ces dernières décennies du côté de l’Europe ou des Etats-Unis que vers notre propre continent. Ce livre propose le contrechamp : ces deux hommes, à 23 et 29 ans, ont pris le miroir et ont changé de côté. Il nous fallait faire comme eux : ne pas adapter un livre mais vivre l’expérience qu’il nous proposait."

Depuis, Gael Garcia Bernal a enchaîné (et triomphé) avec un triple rôle dans La Mauvaise Education de Pedro Almodovar. Mais "c’est Carnets de voyage qui m’a fait changer profondément, dit-il. C’était d’abord superficiel : moi qui suis mexicain, j’ai commencé par apprendre à parler comme les Argentins. Puis j’ai beaucoup lu, pendant des mois, pour me plonger dans l’histoire, les biographies, dans le contexte socio-économique de l’époque. Tout un monde nouveau est apparu. Je n’étais jamais allé dans des coins aussi perdus d’Amérique latine. Au Mexique, à Cuba, en Argentine, j’ai rencontré des gens qui ont connu Alberto et Ernesto. On a rendu visite à leurs familles."

La "référence évidente" pour Gael Garcia Bernal, c’est Alberto Granado, lui-même, toujours en vie à 83 ans, et qui apparaît à la fin du film. Walter Salles l’explique : "Parce que c’est aussi un film sur l’amitié qui perdure. Quand Granado parle de ce voyage, il le fait comme si c’était hier. Et il a raison ! On a constaté pendant le tournage à quel point l’Amérique latine a peu changé en cinquante ans. La même pauvreté, les mêmes injustices. Granado raconte comment, après l’abandon de la moto, leur voyage a commencé à dévier de la route prévue. Notre équipe technique aussi s’est allégée, les conditions devenant de plus en plus difficiles ; les circonstances nous ont alors conduits à mêler la reconstitution et l’improvisation. Dans leur sillage, nous avons fait notre apprentissage et nous avons peu à peu inclus nos propres rencontres, avec des Indiens, avec un guide. La première fois que j’ai vu Granado, à La Havane, il m’a raconté qu’à l’université, dans les années 1 ! 940-1950, ils étudiaient l’histoire des Romains, des Grecs, des Phéniciens... jamais celle des Incas. On n’a pas tellement avancé depuis. Pour moi, au Brésil, à l’école, notre deuxième langue c’était le français, pas l’espagnol. Aujourd’hui, c’est l’anglais... mais toujours pas l’espagnol. Quand Alberto Granado apparaît à la fin du film, c’est aussi une façon de dire que leur voyage est un souvenir qui a toute son actualité."

Philippe Piazzo

Carnets de voyage de Walter Salles. Sortie cette semaine

Voyage à motocyclette-Latinoamericana d’Ernesto Che Guevara, éditions Mille et une Nuits (9 €).

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 L’AMI DU CHE

par Christine Legrand, Le Monde du 08/09/04

A 82 ans, Alberto Granado revit, grâce au film "Carnets de voyage", le périple qu’il a accompli dans les années 1950 à travers l’Amérique latine avec son ami Ernesto Guevara. Nous l’avons rencontré, en Argentine.

Ce soir-là à Alta Gracia, dans la province de Cordoba, à 700 kilomètres au nord-ouest de Buenos Aires, Alberto Granado est particulièrement ému.

Dans le chalet blanc au toit en zinc où vécut Ernesto Guevara quand il était enfant, transformé en musée depuis 2001, des dizaines de personnes le saluent, l’embrassent et le touchent comme une relique.

Il mesure moins de 1 m 60. Mais, à 82 ans, ce vieil homme alerte est la mémoire vivante des années de jeunesse d’Ernesto Guevara, un de ceux qui l’ont le mieux connu avant qu’il ne devienne le mythique Che. "Le film m’a terriblement ému, reconnaît-il. Un demi-siècle plus tard, c’est comme nous voir dans un miroir."

Le visage buriné et les mains déformées par l’arthrite, l’ancien compagnon de voyage du Che est venu de Cuba, où il vit depuis quarante-trois ans, pour assister en Argentine, son pays natal, au lancement du film du réalisateur brésilien Walter Salles Carnets de voyage, adapté du Diarios de motocicleta (Journal du voyage à moto) d’Ernesto Guevara. Le film sort en France mercredi 8 septembre.

Lorsque, à la fin décembre 1951, Ernesto Guevara et son ami Alberto Granado quittent Buenos Aires, les deux Argentins ont respectivement 23 et 29 ans.

Alberto est biologiste, spécialiste de la lèpre. Ernesto est étudiant en médecine. Ils rêvent de découvrir leur continent, l’Amérique latine, dont ils ne connaissent pratiquement rien. "Nous n’avions aucune motivation politique, nous avions juste soif d’aventures", se souvient le vieil homme. L’expédition commence comme un road movie sur une vieille moto Norton 500 de 1939, baptisée "la poderosa" (la puissante). Granado a acheté pour quelques pesos "cet énorme animal préhistorique" qui ne tardera pas à rendre l’âme à leur arrivée au Chili. Le périple se poursuit donc à pied, en bateau ou en stop.

Ce qui débute comme une aventure rocambolesque, où les deux jeunes gens ressemblent plus à Laurel et Hardy qu’à des héros révolutionnaires, se transforme rapidement en un voyage initiatique. Une quête d’identité. Les gens qu’ils rencontrent, les injustices sociales qu’ils découvrent dans les différents pays qu’ils traversent modifient leur perception du monde. "Ce voyage a été décisif et a largement contribué à forger nos destins", résume Alberto Granado. A l’arrivée au Venezuela, le 26 juillet 1952, après sept mois d’errance et après avoir parcouru 12 000 kilomètres, ils ne sont plus les mêmes. "Je ne suis plus moi", écrit Guevara à son retour à Buenos Aires. Dans son journal, Ernesto note scrupuleusement ses observations sur les Indiens, les paysans et les ouvriers opprimés.

Dans le désert d’Atacama, au Chili, la rencontre d’un couple poursuivi pour communisme le bouleverse. Les vies brisées dans les mines de cuivre à ciel ouvert de la Draden Company à Chuquicamata, toujours au Chili, le révoltent. "J’ai vu Guevara changer peu à peu, prendre de l’assurance, dit son ancien compagnon. La politique est apparue dans nos conversations. Il parlait de la lutte armée. Et pourtant, à l’époque, je ne pouvais pas imaginer qu’il deviendrait le héros charismatique de la révolution cubaine."

Quand l’odyssée se termine, les deux amis se séparent. Alberto Granado reste au Venezuela, où le dictateur Perez Gimenez vient d’être renversé. On lui offre de diriger l’école de biologie de l’université de Caracas.

Ernesto Guevara, lui, rentre à Buenos Aires, où il obtient son diplôme de médecin. Un an plus tard, il repart sur les routes d’Amérique latine. Il ne reviendra pas à Buenos Aires. A Mexico, en juillet 1955, il fait une rencontre décisive. Un exilé cubain, Fidel Castro, lui expose son plan pour renverser le dictateur Batista, allié des Etats-Unis. Une autre vie commence. Alberto Granado ne reverra son ami que neuf ans plus tard.

En 1961, à La Havane, deux ans après la révolution, Ernesto Guevara est devenu ministre de l’industrie. Il invite son ancien compagnon de voyage à venir s’installer dans "sa nouvelle patrie". Alberto Granado accepte et fonde la première faculté de médecine de l’université de Santiago de Cuba et poursuit ses recherches. Il est fier d’avoir participé à la création d’une variété de petite vache brune, grosse productrice de lait. "Chacun à notre façon, nous avons été fidèles à nos convictions", estime le vieil homme, qui vit à La Havane dans le quartier résidentiel de Miramar, avec sa femme, ses trois enfants et ses cinq petits-enfants. "J’adore Cuba, mais je n’ai jamais cessé d’être argentin", tient-il à préciser.

La famille Guevara, d’origine aristocratique, était venue s’installer en 1932 à Alta Gracia, au pied de la cordillère des Andes, à la recherche d’un climat sec à cause des fréquentes crises d’asthme d’Ernesto. "J’étais de six ans son aîné, mais il allait à l’école avec mon frère Tomas. C’est en jouant au rugby à Cordoba que nous sommes devenus amis." Guevara avait 14 ans. Il avait choisi "Fuser" comme nom de rugbyman, contraction de "furibundo" (furieux) et Serna (le nom de sa mère, Celia de la Serna). "Il était très volontaire et impétueux. Il n’avait peur de rien. Malgré son asthme, il pratiquait de nombreux sports. Il voulait sans cesse dépasser ses propres limites." Ernesto doit souvent quitter le terrain. Et il y a toujours un parent ou un ami pour lui tendre un flacon de Ventoline, un bronchodilatateur. Guevara écrira plus tard à sa mère que le rugby l’a aidé à endurer les terribles conditions de vie dans la Sierra Maestra.

Dans le film, l’acteur argentin Rodrigo de la Serna, qui est un lointain cousin de Guevara, incarne un Granado chaleureux, drôle et jovial, alors que, de son côté, l’acteur mexicain Gael Garcia Bernal interprète un Guevara sentimental, timide et introverti. "Nous étions très différents, mais l’amour du sport, de la littérature et des voyages nous a unis, raconte aujourd’hui Granado. Guevara pouvait paraître distant et froid, mais en fait il avait une grande sensibilité et il était très timide. Face aux injustices, nous avions les mêmes réactions de colère, mais la vie a démontré que la colère du Che était si forte qu’elle l’a conduit à prendre les armes." Suivant le trajet exact emprunté par les deux jeunes hommes, Walter Salles a filmé pendant près de trois mois en Argentine, au Chili, au Pérou, en Colombie et au Venezuela. Alberto Granado a refait avec l’équipe de tournage les principales étapes du voyage, fournissant de précieuses indications. "C’était ! co mme revivre un rêve."Le plus émouvant a été de revenir à la léproserie de San Pablo, au coeur de l’Amazonie péruvienne. Les deux jeunes médecins y avaient travaillé un mois, y introduisant une véritable révolution médicale. "On nous disait de nous tenir à distance des patients par peur de la contagion, mais nous refusions cette conception. Au contraire, on partageait nos repas avec les lépreux et on jouait au football avec eux." Cinquante ans plus tard, Alberto a retrouvé un malade qu’ils avaient soigné quand il était adolescent. "Il se souvenait parfaitement de nous et surtout du fait que nous traitions les lépreux comme des personnes normales."

Lorsqu’il a vu le film achevé pour la première fois, le vieil homme a pleuré. "Le producteur du film, Robert Redford, m’a apporté une copie à La Havane, se souvient-il. Je l’ai regardée en compagnie de ma famille et de celle du Che." Granado n’a pas pu assister à la première mondiale au Festival de Sundance, aux Etats-Unis, car les autorités américaines lui ont refusé un visa. Le succès du film, en tout cas, a bouleversé sa vie de retraité. Alberto Granado était au Festival de Cannes. Il a assisté à la présentation du film en Italie. Il s’apprête en septembre à aller au Canada. "Par chance, dit-il, j’aime toujours autant voyager."

Une ombre de tristesse lui fait soudain fermer les yeux. "Mon seul regret dans la vie, explique-t-il, est de ne pas avoir démontré suffisamment mon affection au Che. A Cuba, il travaillait quinze heures par jour. Je n’osais pas le déranger. Mais lui était par contre très affectueux, il venait me voir ou m’envoyait des messages." Mais ils n’ont guère l’occasion de parler de leurs projets respectifs. Ernesto est devenu une figure politique. L’icône au béret étoilé continue à parcourir le monde, prononçant de fougueux discours en Amérique latine, en Afrique, en Asie et dans les pays du bloc socialiste. En 1965, les deux amis se voient pour la dernière fois. Le Che quitte Cuba pour le Congo, puis, en 1966, rejoint la Bolivie, d’où il espère promouvoir la révolution dans le reste du continent. Un an plus tard, il est capturé et exécuté dans le petit village de La Higuera. Dans le monde entier naît un mythe qu’Alberto Granado, pourtant, réfute. "J’ai décidé d ! e pu blier mes notes de voyage - "Avec le Che en Amérique latine"-, pour que l’on connaisse l’homme en chair et en os, avec ses qualités et ses défauts, et pas seulement à travers ses discours et son itinéraire politique, dit-il. Il est important de comprendre d’où vient le Che, comment il s’est formé. J’aime le film, car il prend justement ses distances par rapport au mythe. Il respecte aussi l’esprit dans lequel nous avions entrepris notre voyage, à la dérive et de façon totalement improvisée."

Il ne s’offusque pas de l’iconographie, en revanche, ni des posters ni des tee-shirts. "A une époque, cela me dérangeait. Mais j’ai compris par la suite que, pour les jeunes, c’est un signe de rébellion, une façon de démontrer leur admiration pour le Che." Granado a toujours le sourire. L’Amérique latine n’a pourtant guère changé depuis le voyage des années 1950. La même pauvreté, les mêmes injustices. Mais il reste optimiste. "Il y a des signes de changement, avec Chavez au Venezuela, Lula au Brésil et Kirchner en Argentine." Fidèle admirateur de Fidel Castro, Granado est convaincu que, s’il était vivant, le Che serait toujours le compagnon de route du leader cubain. Sa foi dans le socialisme cubain est inébranlable. Même quand on évoque les exécutions de Cubains en désaccord avec le régime castriste. "La loi doit être respectée", répète le vieil homme en s’éloignant tranquillement, appuyé au bras de sa fille Delia.

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 LE SEJOUR FORCE DU CHE CHEZ LES GRINGOS (Août 1952)

L’odyssée d’Ernesto Guevara et d’Alberto Granado en Amérique latine s’achève à Caracas. Alberto a trouvé du travail sur place, Ernesto doit rentrer au pays pour y achever ses études.

Dans le film de Walter Salles, Carnets de voyage, la dernière scène du périple s’achève sur une séparation émouvante entre les deux amis à l’aéroport Maïqueta de la capitale vénézuelienne. On voit le futur Che s’apprêter à monter à bord d’un avion. Mais ce n’est pas pour rentrer directement en Argentine. L’avion, qui transporte des chevaux de course que son oncle est chargé de convoyer pour le compte d’un éleveur nord-américain, va se rendre à Miami. Mais l’avion, qui devait se contenter d’une brève escale en Floride, a un problème de moteur qui va l’immobiliser un bon mois aux EU. Celui qu’on surnomme alors Fuser va en profiter pour observer "comment ça marche", et comme l’indique son père dans le texte ci-après "il en a vu de toutes les couleurs pour pouvoir survivre". Nul doute que cette expérience aura contribué à la formation politique du Che, à forger ce qu’il appellera un an plus tard, au Guatemala, son "moi socialiste".

MK

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 Ernesto arrive à Miami et rentre à Buenos Aires

de Ernesto Guevara Lynch

Du Venezuela, où était resté Granado, Ernesto a voyagé dans un avion qui transportait des chevaux de course jusqu’à Miami. Une fois là -bas, l’avion ne devait rester qu’un jour et repasser par Caracas avant de retourner en Argentine. Mais à Miami le commandant a décidé de faire une révision complète des moteurs et s’est aperçu que l’un d’entre eux avait un problème sérieux. Il a fallu le réparer. La réparation a duré un mois, rien que ça, et Ernesto, qui devait rentrer dans cet avion, s’est retrouvé en plan à Miami alors qu’il avait dépensé tout l’argent qu’il possédait et qu’il ne lui restait qu’un seul dollar en poche.

Il en a vu de toutes les couleurs pour pouvoir survivre trente jours, avec son bien maigre capital d’un dollar. Il est resté dans une pension de famille en s’engageant à la payer à Buenos Aires, ce qu’il a fait.

A son retour, il nous a raconté les difficultés qu’il avait eues, faute d’argent. Vu son amour- propre exagéré, il n’a pas voulu nous avertir. Il allait disait-il, presque tous les jours, de la pension en plein centre-ville à la plage en faisant le trajet à pied à l’aller comme au retour, car il trouvait rarement quelqu’un pour l’amener. Si je me souviens bien, la distance à parcourir était d’environ quinze kilomètres. Mais il a bien vécu, il s’est amusé, autant qu’il a pu et il a découvert les Etats-Unis, même si ce n’était qu’une petite partie.

Une fois l’avion réparé, il a embarqué pour rentrer. En arrivant à Caracas, un garçon d’écurie qui, comme lui, était resté en plan à Miami, l’a réveillé pour lui dire que le train d’atterrissage était bloqué et qu’ils tournaient en rond autour de la capitale du Venezuela.

L’avion volait avec une grosse cargaison de fruits et n’avait qu’eux deux pour passagers. Ils s’étaient installés dans un petit coin qu’on leur avait laissé parmi tous les cartons que transportait le cargo. Ernesto a cru qu’il s’agissait d’une blague et a continué à dormir, mais il s’est réveillé peu après et, en regardant par l’un des hublots de l’avion, il a aperçu sur la piste un grand déploiement de camions, d’automobiles et d’autopompes. Le train d’atterrissage s’était bel et bien bloqué et le commandant avait averti la tour de contrôle, d’où le personnel mobilisé pour un atterrissage d’urgence. Peu après, heureusement, ils se posaient sans problème, car ils avaient réussi à débloquer le mécanisme qui levait les roues.

Un matin, à Buenos Aires, on nous a annoncé qu’Ernesto devait arriver l’après-midi même dans un avion-cargo qui revenait de Miami. Il rentrait du voyage commencé avec Alberto Granado, après avoir parcouru une bonne partie de l’Amérique du Sud, voyage qui a duré huit mois... (Ernesto Che Guevara, Voyage à motocyclette Latinoamericana, Mille et une nuits, 2004)

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FIGURE REVOLUTIONNAIRE

 Francisco de Miranda, le précurseur

La gloire du Libertador Simon Bolivar a éclipsé celle de son compatriote Francisco de Miranda (1750-1816). Ce dernier fut le premier à concevoir le projet d’indépendance républicaine à l’échelle de l’Amérique latine.

D’abord officier de l’armée espagnole, Francisco de Miranda a sans doute été le seul à participer, les armes à la main, aux trois grandes révolutions de son époque, à chaque fois dans le camp de la liberté.

Il prit part à la guerre d’Indépendance des Etats-Unis, de 1779 à 1781.

On le retrouve ensuite au service de la Révolution française. Il est en relation avec les Girondins, et est incorporé dans l’armée de Dumouriez en qualité de général de division (1792). Il occupe même un temps la fonction de commandant en chef en l’absence de Dumouriez. Mais à la suite de défaites, il passe en procès et sera acquitté (mai 1793). Après la chute des Girondins, il est à nouveau inquiété et va passer un an en prison, avant d’être libéré après le 9 thermidor. Mêlé à d’obscures intrigues, il sera à nouveau emprisonné en octobre 1795. Il va s’échapper en Angleterre avant de revenir à Paris, qu’il va quitter définitivement en 1800 à la suite de son expulsion par le Premier Consul.

En 1806, puis en 1810, il dirige des insurrections au Venezuela contre l’occupant espagnol, sous forme de débarquements qui échouèrent. Il faut dire que les créoles conservateurs, effrayés par son radicalisme, soutinrent les Espagnols.

En 1811, avec la proclamation de la Première République du Venezuela, Miranda est nommé généralissime. Mais en mars 1812, un terrible tremblement de terre détruit les principales villes et les Espagnols en profitent pour reconquérir le pays. En juillet 1812, après la perte de la place de Puerto Cabello, où commandait Bolivar, Miranda capitule devant les forces espagnoles. Ses propres subordonnés, furieux de qu’ils considéraient comme une trahison, le livrèrent à l’Espagne. Le rôle de Bolivar dans ce tragique épisode reste en partie obscur.

Le dictionnaire encyclopédique d’Histoire Mourre (édition de 1996) n’hésite pas à écrire : "Bolivar le fit arrêter et il fut ensuite livré aux Espagnols qui le gardèrent en prison pour le reste de sa vie".

GJ

Livre : Francisco de Miranda, précurseur des indépendances de l’Amérique latine, Collection Horizon Amérique latine, L’Harmattan, 1998.

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Ce qu’il n’a pas accompli ne l’est toujours pas aujourd’hui : Bolivar a encore beaucoup à faire en Amérique. (José Marti).

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Pour nous contacter : bolivarinfos@yahoo.fr.

 Notre initiative politique est celle d’individus, militantEs certes, mais n’est au service d’aucune organisation en particulier, et encore moins, cela va sans dire, de pouvoirs ou d’intérêts vénaux, médiocres ou à courte vue.

La référence explicite à Simon Bolivar et au mouvement bolivarien est fortement symbolique. Simon Bolivar, qui était un grand aristocrate, n’est en aucun cas pour nous un modèle ou une référence théorique. Il y avait néanmoins dans son projet d’unité des peuples, d’indépendance et de liberté quelque chose d’une parfaite actualité, au coeur des enjeux, singulièrement en Amérique latine.

Une fois par mois environ Révolution Bolivarienne présentera à une sélection d’articles de presse (la grande parfois mais surtout l’alternative, la militante, la rebelle), de contributions, d’analyses, d’événenements et d’initiatives. Une part plus ou moins conséquente de nos textes seront des traductions par nos soins (ou par des réseaux amis), le plus souvent de l’espagnol, mais aussi d’autres langues. Ces textes seront donc pour la plupart inédits en français. A ce sujet, si vous disposez d’un peu de temps et de la connaissance de langues étrangères, votre contribution sera particulièrement bienvenue ! De même qu’un récit de voyage. D’autre part, une tribune libre est à la disposition des lecteurs-trices.

Pour reprendre une image de l’antique mythologie, il nous semble que l’Amérique latine est un fil d’Ariane susceptible de nous aider à sortir de notre labyrinthe en nous émancipant de nos propres Minotaures.

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Les propos publiés dans nos bulletins n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Reproduction libre en mentionnant les sources.

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 Révolution Bolivarienne N° 1 - Juin 2004.

 Révolution Bolivarienne N° 2 - Juillet 2004.

 Révolution Bolivarienne N° 3 - Août 2004.

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