Le visage emmitouflé derrière son tour de cou, le bonnet sur la tête, Alexis monte la garde près de la voie ferrée qui se trouve derrière lui. Le fusil mitrailleur en bandoulière, il s’est mis à l’abri sous le porche d’une boutique afin d’échapper à la pluie froide. « J’ai encore des douleurs le matin, mais moins fortes » dit-il en montrant ses jambes. Alexis Castillo est un soldat de l’armée régulière de la République populaire de Donetsk. Militant communiste, citoyen espagnol d’origine colombienne, le jeune homme est l’un des volontaires venus combattre dans l’Est de l’Ukraine en 2014 aux côtés des sécessionnistes du Donbass. Rencontré en mars 2017 pour le média Le Grand Soir [1], il a depuis été sévèrement blessé sur le front. « Ça s’est passé le 10 août 2017, nous étions près de la ville de Gorlovka, au sein du territoire de la République de Donetsk où, selon nos informations, il y avait du mouvement ennemi » raconte le combattant. « Nous étions 4 et devions vérifier la zone. Nous avons commencé a regarder dans chaque maison, la majorité étaient vides car c’est sur la ligne de front. Puis nous nous sommes approchés d’un bosquet et nous avons décidé de nous diviser en deux groupes. Avec mon officier nous sommes allés de notre côté. Au retour, celui-ci est passé devant moi sans me laisser la possibilité de vérifier si le terrain était miné. Sans doute qu’il se sentait confiant car nous étions déjà passés par là. C’est là qu’une mine a explosé ». Une mine OZM 72, dite « frog mine » (Mine grenouille) dû à qu’elle se déclenche dans les airs. Les deux hommes sont transportés à l’hôpital où le commandant d’Alexis mourra de ses blessures. « Moi j’ai reçu des fragments dans les genoux, les chevilles et les pieds ». Après une période de convalescence d’environ 8 mois, le jeune homme a renfilé l’uniforme. « Je ne peux plus trop courir et certains mouvements sont devenus difficiles ».
Cela fait 5 ans qu’Alexis est parti d’Espagne. La plupart de ses compatriotes qui étaient venus épauler les rebelles contre l’armée de Kiev sont, eux, repartis. Le conflit n’occupe plus sa place d’antan au sein du paysage médiatique et les étrangers venus défendre un camp ou l’autre se sont fait plus rares. Seulement une poignée d’entre eux vivent encore aujourd’hui sur place. La guerre se poursuit et les zones séparatistes semblent stagner. Les désillusions ont-elles remplacé l’engagement passionné des premiers jours ? Alexis sourit quand on lui pose cette question. « En venant ici je savais déjà que cela ne serait pas une République socialiste et qu’il n’y aurait pas de révolution, dit-il comme pour dissiper tout doute à son égard. « Ce qu’on faisait c’était simplement de défendre un pays face à un coup d’Etat orchestré par l’impérialisme nord-américain avec l’aide de l’Europe, leurs fameuses révolutions colorées où quel que soit le nom qu’on veut bien leur donner, c’est la seule chose qui nous unit ici ». Comme pour conjurer cette prise de conscience Alexis milite aujourd’hui au Parti communiste de Donetsk. Une organisation politique qui a été à l’avant garde lors de la construction de l’Etat sécessionniste au début de la guerre. L’espoir d’y « faire la révolution » n’était peut être pas si inaccessible alors.
Le centre de Donetsk est animé. Dès l’aube, le couvre-feu terminé, une multitude de personnes pressent le pas en direction des arrêts de bus afin de se rendre à leur poste de travail ou d’étude. Difficile d’imaginer que le front se trouve aux portes de la ville devenue une « capitale ». 13.000 personnes auraient péri dans ce conflit aujourd’hui gelé au milieu de l’Europe. Sur les pancartes qui surplombent les rues de Donetsk s’affichent les visages des héros locaux disparus : le commandant Arsen Pavlov dit « Motorola », Mikhaïl Sergueïevitch Tolstykh alias « Givi », Alexandre Zakharchenko, premier dirigeant de la RPD… Ce dernier est tué dans un attentat à la bombe alors qu’il se trouvait avec d’autres personnes dans un café en plein centre ville de Donetsk, le 31 août 2018. En lieu et place on y trouve désormais une stèle et des photographies de l’homme qui recouvrent les fenêtres du local soufflées par l’explosion. Depuis les élections de novembre de la même année, il est succédé par Denis Pouchiline à la tête de l’Etat. « On ne le voit jamais lui - s’exclame Sergueï, un habitant - l’ancien président était partout, et puis il avait un côté très accessible. Mais le nouveau non ». Une critique qui se retrouve dans plusieurs témoignages entendus sur place. « L’ancien président avait ses défauts, mais il était respecté parce qu’il avait combattu, explique Angélica, une enseignante, Et puis de toute façon tout le monde savait déjà d’avance quel candidat allait gagner ». Le nouvel homme fort de Donetsk arbore en effet une allure beaucoup plus policée que les figures historiques du conflit, débarrassée des attributs militaires qui plaisaient tant à ses prédécesseurs. Actif depuis le début du soulèvement, l’homme ne cache pas sa proximité avec Moscou. « Nous ne sommes pas sur le même chemin que le gouvernement ukrainien actuel : nos routes se sont séparées il y a six ans » affirmait Denis Pouchiline dans un entretien en janvier au média Русская весна [2], « Notre tâche principale reste la même : retourner dans notre patrie historique, dans une Russie réunifiée ». D’autres personnalités politiques locales, à l’inverse, se montrent plus enclines à une « autonomie » de l’Etat sécessionniste, comme par exemple le communiste Boris Litvinov.
Une poignée de main puissante et chaleureuse en guise de premier contact et l’homme nous invite à le suivre jusqu’à son bureau. Le premier secrétaire du Parti communiste a bien choisi son emplacement, nous sommes dans l’un des bâtiments qui entourent la Place Lénine de Donetsk, dans le centre-ville. « J’étais membre du Comité central du PC ukrainien avant la guerre et responsable d’une de nos organisations au niveau local de la ville » explique le responsable politique. Né en 1954 dans cette cité minière du Donbass, M. Litvinov est fier de raconter que son grand-père a été un membre du Parti dès 1924, en URSS. « Toute ma vie a été imprégnée par cette éducation communiste ». L’homme observe avec attention les évènements qui surviennent à la fin de l’année 2013. Le gouvernement, corrompu, de Vitkor Ianoukovytch est à l’époque la cible d’une vague de manifestations qui se déclenche suite à son refus de rapprochement avec l’Union européenne. Celui-ci ne résiste pas à la pression des groupes de choc nationalistes qui transforment une partie de la capitale ukrainienne en champ de bataille et s’affrontent aux policiers anti-émeutes. Farouchement anti-communistes et anti-russes, ces groupes s’attaquent dès le début des manifestations aux symboles de l’ère soviétique, déboulonnent les statues de Lénine et saccagent le siège du Parti communiste à Kiev. Destitué en février 2014, le président Ianoukovytch s’enfuit en Russie pendant que s’installent au pouvoir les nouveaux maîtres du pays : des technocrates libéraux alignés sur les intérêts de l’Ouest et alliés aux mouvements d’extrême droite. Aux manifestations « pro-européennes » de Kiev, les populations des régions de Donetsk et de Lougansk répondent par des manifestations « pro-russes » qui expriment essentiellement un refus de reconnaître le changement violent de régime. « Quand le soulèvement a commencé à Donetsk, le Parti nous a demandé de pas intervenir, de ne pas nous y mêler. Mais nos militants ont décidé qu’il fallait être là où étaient les gens, là où était le peuple » explique M. Litvinov. L’intervention de l’armée russe en Péninsule de Crimée, en mars, accentue les tensions internes dans le pays et enhardi la population de Donetsk qui prend d’assaut l’administration régionale de la ville le 6 avril.
« On peut le dire, les communistes ont joué un rôle central dans la création de la République » poursuit Boris Litvinov, « une fois que l’administration était prise, la question que nous nous sommes posée était celle-ci : et maintenant quoi ? ». Malgré les consignes du PC au niveau national, les communistes de Donetsk se lancent dans le projet indépendantiste. Dans l’urgence, les insurgés cherchent à construire les bases de quelque chose de solide. Beaucoup hésitent à s’engager pleinement de peur de subir des conséquences qui, à ce moment, restent complètement incertaines. C’est Boris Litvinov qui est chargé de rédiger, durant la nuit, le texte qui deviendra l’acte d’indépendance du nouvel Etat. Le 7 avril 2014, la « République populaire de Donetsk » est proclamée. « L’aspiration des gens était alors de construire quelque chose qui répondrait à leur désir d’égalité, de justice sociale, raconte M. Litvinov. « Qui d’autre que les communistes pour porter un tel étendard ? ». Signe de reconnaissance pour son engagement, M. Litvinov devient le président du Conseil suprême (parlement) de la nouvelle république. « Rapidement, nous décidons d’organiser un référendum pour le mois de mai mais le nouveau gouvernement n’attendra même pas cette date, ne cherchera pas à parler ou à négocier avec nous, et dès la mi-avril 2014 il nous envoie l’armée ». Malgré la guerre, le référendum a lieu le 11 mai. Selon le dirigeant communiste, 1.562 points de vote ont été tenus grâce notamment au travail des militants du parti. 90% des votants se prononcent en faveur de l’indépendance. En conséquence, le Parti communiste ukrainien n’existe plus sur le territoire. Le 8 octobre 2014, les militants de Donetsk fondent le Parti communiste de Donetsk et Boris Litvinov en devient le premier secrétaire.
Presque 6 ans après le début de l’insurrection, où en est le projet révolutionnaire tant chéri par le communiste ? « Je pense que beaucoup craignaient qu’on puisse construire ici quelque chose de différent, une alternative plus égalitaire, un mauvais exemple en quelque sorte » ironise M. Litvinov. L’homme ne dirige plus le Parlement. Un enregistrement publié en 2014 sur internet, dont l’authenticité a été confirmé par notre interlocuteur au journaliste Benoit Vitkine (journal Le Monde) [3], laisse entendre que la candidature du communiste gênait les autorités. Dans l’échange retranscrit [4], Alexandre Borodaï, alors dirigeant de la RPD de manière temporaire, exige à M. Litvinov un « maximum de loyauté » et lui demande de renoncer à vouloir annoncer sa candidature à la présidence.
Dès les premières élections présidentielles donc, le Parti communiste est écarté comme formation politique. « Les partis politiques n’ont pas eu le droit de se présenter, seuls deux mouvements citoyens on pu participer : les mouvements la République de Donetsk et le Donbass libre, nous avons donc décider de nous joindre au second et avons obtenu 3 députés ». Mais les rivalités internes auront raison des communistes dont le Parti est expulsé en 2016 de la formation politique. « Officiellement parce que nous ne suivions pas la ligne générale - poursuit M. Litvinov - certains élus nous ont soutenu mais pas assez ; nous avons porté plainte mais le pouvoir judiciaire a les mains totalement liées par le pouvoir politique en place ». Depuis, les choses ne se sont guère améliorées. La mort de l’ancien dirigeant avait ouvert la voie à de nouvelles élections annoncées pour le mois de novembre 2018 auxquelles le Parti communiste souhaitait présenter un candidat. Mais le 29 septembre, une bombe explose au sein du local de l’organisation, à Donetsk, et blesse celui qui avait été désigné pour concourir, Igor Khakimzyanov. « L’été 2019, j’ai moi-même été victime d’une tentative d’assassinat » poursuit M. Litvinov en nous montrant sur son smartphone des photos de ce qui semble être des grenades attachées sous sa voiture et reliées à un poids en bronze. « Par chance j’ai senti quelque chose sous la roue en démarrant lentement le véhicule » dit-il en riant [5]. Presque à contre-coeur, l’homme reconnaît que la situation du Parti communiste, ne pouvant toujours pas se présenter aux élections, est « pire » sur le plan politique aujourd’hui qu’avant la guerre. Pourtant, son optimisme semble intact : « nous continuerons à travailler en direction des masses et de l’opinion publique ».
Aujourd’hui, l’enthousiasme autour du projet indépendantiste de la RPD semble être retombé. « Les gens qui pouvaient partir l’ont fait » explique Cyril Jaurena, responsable de la mission locale du Comité international de la Croix rouge. « Le Donbass était une région relativement riche en Europe, tout s’est écroulé, notamment dans l’industrie. Tous les investissements comme le stade sont aujourd’hui des infrastructures non utilisées. Les pertes en terme d’emplois sont très grandes, y compris dans les emplois indirects comme la restauration, le transport, les commerces, etc. ».
Pour ceux toujours sur place, la vie se poursuit accompagnée des difficultés que supposent la rupture brutale avec l’ancien pouvoir central de Kiev. « Mon diplôme reste reconnu, il est ukrainien, mais mon engagement en faveur de la RPD m’empêche de passer la frontière » annonce Tatiana, avocate à Donetsk, tout en montrant son passeport aux couleurs de la république rebelle. Méfiante, elle préfère rester anonyme. Comme elle, plusieurs citoyens de Donetsk n’ont plus la possibilité de se rendre dans la zone loyaliste alors que des membres de leur famille y sont. Sur le site internet du portail Myrotvorets (https://myrotvorets.center) créé à l’initiative d’activistes ukrainiens, toutes les personnes considérées comme « terroristes pro-russes » ou « séparatistes » sont répertoriées. « Mon nom est sur ce site à cause de publications sur Facebook, on me voit en photo à côté d’un milicien de Donetsk » explique Alexandre S., enseignant d’anglais, « alors que je n’ai jamais été moi-même un combattant ». Une liste noire de personnes susceptibles d’être arrêtées si elles traversent la frontière ? « C’est le cas de toute les personnes qui travaillent dans l’administration gouvernementale et dans la nouvelle banque de la République » affirme Ksenia F., employée de l’administration à l’Université technologique de Donetsk. Cette quinquagénaire est précisément une ancienne salariée de la Banque nationale d’Ukraine, dont les locaux à Donetsk se trouvaient sur l’avenue Mir (avenue de la Paix) dans le centre ville. Sachant qu’elle encourait le risque de se voir bannir l’entrée en zone loyaliste, elle a renoncé à travailler avec ceux qui occupent désormais les mêmes bâtiments : la Banque centrale républicaine, fondée par les séparatistes en octobre 2014. « J’ai encore de la famille de l’autre côté, je ne pouvais pas me couper d’eux » raconte la jeune femme tout en montrant des photos de ses neveux sur son smartphone. Dans la ville, il n’est pas rare de voir des distributeurs de billets poussiéreux et abandonnés, symboles d’une ancienne époque où les systèmes Visa et Mastercard fonctionnaient encore. La fuite des banques a privé plusieurs foyers de leurs accès aux comptes mais a également interrompu les remboursement de crédits, notamment dans le cas d’achat immobilier. « Sur ce point il y a une sorte de vide juridique - admet Tatiana - la République n’oblige pas les personnes concernées à continuer de rembourser le prêt bien sûr mais elle ne les considère pas non plus comme propriétaire du logement bien qu’elles puissent continuer à vivre dedans ». Comme voulant clore le débat elle termine par une anecdote : « je connais un combattant de Donetsk qui a reçu un appel téléphonique de son banquier pendant un affrontement, lui pressant de rembourser son crédit lié à l’achat de sa maison, celui-ci lui répondit que de toute façon sa maison était détruite à cause des bombardements ».
Le 9 décembre 2019, a eu lieu le dernier sommet « format Normandie » (c’est à dire réunissant l’Ukraine, la Russie, la France et l’Allemagne). Le président Vladimir Poutine y a retrouvé le nouveau dirigeant ukrainien, Volodymyr Zelensky afin de trouver une issue politique au conflit. Ce dernier avait été élu sous la promesse de menr une politique plus apaisée en direction du Donbass tout en maintenant une position ferme vis-à-vis de la reprise du contrôle territorial de sa frontière orientale. De l’avis de nombreux observateurs, aucune solution ne s’est dégagée de la rencontre. Pour le Donbass, ce qui se joue est le statut d’autonomie des territoires séparatistes et l’inscription de celui-ci dans la Constitution ukrainienne. Ce que Kiev ne peut accepter. Comme voulant nier cette possibilité de retour au sein de l’administration ukrainienne, les drapeaux de la RPD s’affichent partout en ville aux côtés de celui de la Fédération de Russie. « Notre choix : la Russie » peut-on lire sur plusieurs pancartes. Est-ce le souhait de la majorité des habitants de Donetsk ? « C’est vrai que tout le monde ici ne met pas son énergie au service de la construction d’une république indépendante » admet Boris Litvinov avec regret, « depuis les évènements en Crimée, beaucoup souhaitent que nous intégrions la Russie. Ils pensent qu’ainsi nos problèmes deviendront les problèmes de Moscou et donc se résoudront, c’est une erreur ».
Loïc Ramirez