Ni caméra, ni appareil photo. Pas même un téléphone portable. Juste du papier et un stylo. « Comme à la vieille école », me dit le contact. L’objectif est d’entrer dans le centre pénitentiaire pour femmes du Buen Pastor, à Asunción. Je dois m’y présenter en tant que visiteur afin de réaliser un entretien avec l’une des détenues. Le faire en tant que journaliste, officiellement, serait bien plus compliqué. « Quel est votre lien avec la prisonnière ? », demande la gardienne. « C’est une connaissance ». Fouille au corps, les poches vidées, chaussures retirées. « C’est bon, vous pouvez y aller ». Arrivé dans une grande cour dans laquelle se regroupe plus d’une centaine de femmes, une personne s’approche rapidement et demande :« Vous cherchez qui ? » ; « Carmen Villalba ».
La détenue est connue. En réalité, c’est presque une célébrité. Ici, et au delà des murs. Carmen Villalba est une révolutionnaire paraguayenne, militante communiste, considérée comme l’une des fondatrice du groupe armé Ejército del Pueblo Paraguayo (Armée du peuple paraguayen, EPP). Son nom est régulièrement prononcé sur les plateaux de télévision et sa personne souvent diabolisée. La prisonnière venue m’accueillir me conduit avec empressement jusqu’à elle, au fond de la cour sous un portique. Carmen me salue et m’invite à s’asseoir à une table sur laquelle est posée sa tasse (guampa) de tereré, boisson nationale à base de maté, extrêmement populaire dans le pays. Sur le récipient, la figure du révolutionnaire argentin Che Guevara est affichée. Et comme toute paraguayenne qu’elle est, elle me propose de partager le breuvage rafraîchissant avant de commencer notre discussion.
Originaire de Concepción, dans le nord du Paraguay, Carmen Villalba est une jeune femme d’à peine 18 ans quand elle intègre le parti politique marxiste Patria Libre, au début des années 1990. A l’époque, deux positions se dessinent au sein de la formation politique :« l’une légale et l’autre illégale ». Avec son compagnon de l’époque, Alcides Oviedo, lui-même membre du parti, elle embrasse la seconde. L’objectif est alors de créer une organisation politico-militaire. Avec un groupe de camarades, ils mettent en place une série d’opérations visant à financer celle-ci, comme le vol d’une banque ou l’enlèvement d’une personnalité issue d’une famille aisée. En 2004, avant même que puisse se concrétiser une quelconque structure, le couple est arrêté et mis derrière les barreaux. « Mais les conditions de la lutte sont restées » souligne l’activiste. La pauvreté endémique, la toute puissance des grands propriétaires terriens et la politique répressive d’un Etat paraguayen – qu’elle qualifie plusieurs fois de « narco-fasciste » – et dont l’administration est sortie intacte de la période dictatoriale d’Alfredo Stroessner (1954-1989). En 2008, alors qu’elle est emprisonnée depuis plus de 4 ans, surgit dans l’espace publique la guérilla de l’EPP. Celle-ci se présente comme le « bras armé des pauvres » et se revendique du marxisme-léninisme. A sa tête, Oscar et Liliana Villalba, respectivement le frère et la soeur de Carmen. Un lien de parenté qui vint consolider, dans la narration médiatique, le rôle central de la prisonnière : Carmen Villalba incarne la figure fondatrice de la guérilla.
« Ma famille a payé le prix fort pour mon engagement, elle a été obligée de s’exiler », explique mon interlocutrice. En 2010, sa mère, Mariana de Jesús Ayala López, décide de s’installer en Argentine avec le reste de la famille, fuyant ainsi le harcèlement à son encontre. Elle y emmène notamment ses petits enfants. L’un d’eux, Nestor, âgé de 12 à l’époque, est le fils de Carmen et Alcides. Le garçon meurt cette même année lors d’une intervention à l’hôpital pour des raisons qui sont restées mal éclaircies. Ses proches affirment qu’il a été assassiné. Parmi les membres du clan on trouve également plusieurs petites filles dont le destin tragique va marquer l’histoire du conflit. Il y a Maria Carmen, dont la mère serait Liliana Villalba, et Lilian Mariana, dont le père serait Osvaldo Villalba, tous deux membres de la guérilla. Le deux enfants sont donc nées « en el monte » (dans le maquis). Avec elles, deux autres gamines s’ajoutent à la grande lignée, des jumelles : Anita et Carmen Elizabeth, dit « Lichita ». Ces deux dernières sont nées en prison et sont les filles du couple Villalba-Oviedo. Toutes grandissent dans le pays voisin. « Ce n’est pas vrai que nous serions des fanatiques qui voudraient se couper du monde » explique Carmen Villalba tout en buvant une gorgée de son tereré ; « Nous avons tenté de garder le lien avec le pays et surtout entre nous, les membres de la famille ». Par ces mots, elle introduit un chapitre douloureux de son récit. En 2019, les deux soeurs jumelles et leurs deux cousines entrent sur le territoire paraguayen. Elles sont accompagnées de leur tante, Laura Villalba, infirmière de profession. Sans que l’on sache comment ni quand, le petit groupe retrouve le noyau combattant de la guérilla dans la zone d’Yby Yaú, dans le nord du pays. Elles sont toutes présentes dans l’un des campements quand celui-ci est attaqué par l’armée paraguayenne, le 2 septembre 2020.
A partir de cet instant, les témoignages et versions s’affrontent. Quelques heures après l’opération, les autorités paraguayennes déclarent avoir abattu deux femmes guérilleros. Rapidement l’affaire se dévoile et les médias rapportent qu’il s’agit en réalité de deux jeunes filles âgées de 11 ans : Maria Carmen et Lilian Mariana. Selon les militaires, les gamines portaient des uniformes et étaient armées d’un fusil. Du côté de la famille et des survivants, des témoignages pointent vers un assassinat. Les filles auraient été capturées vivantes, torturées, puis exécutées. Une enquête approfondie fut impossible à cause de la précipitation avec laquelle les autorités ont fait disparaître les traces, sous prétexte de la situation sanitaire liée à la Covid. Sans autopsie, les corps ont été inhumés et les affaires brûlées. Des mesures qui ont fortement alimenté la suspicion quant à la version officielle présentée par l’Etat. Que faisaient les jeunes filles dans un campement de l’EPP ? Pour certains commentateurs, elles étaient destinées à se transformer en futures combattantes. Du côté de la famille, on affirme qu’il s’agissait de garder les liens, les filles souhaitant connaître leurs parents.
Après cet affrontement, le groupe insurgé se retrouve dispersé. Les deux jeunes adolescentes, Anita et Lichita (alors âgées de 14 ans), se retrouvent sous l’escorte de trois membres de l’EPP qui cherchent à les faire rejoindre l’Argentine. Avec elles, il y a leur tante Laura et une autre cousine, Tania, âgée de 18 ans. Blessée à la jambe, Carmen Elizabeth peut difficilement marcher. Le 20 novembre 2020, le petit groupe est à nouveau la cible d’une opération militaire qui aboutit à la mort des trois combattants chargés de guider les jeunes femmes. Sans repères, les survivantes se retrouvent livrées à elles-mêmes dans la forêt et entament une errance de plusieurs jours sous une chaleur étouffante. Amoindrie par sa blessure, Lichita ne peut plus avancer. Sa soeur et sa cousine, Tania, décident de partir chercher des aliments et de l’eau. Elles se perdent. A son tour, Laura tente de trouver de l’aide afin de sauver sa nièce, avec qui le dernier contact est daté du 30 novembre 2020. A partir de ce moment là, le fil de l’histoire se coupe.
Le 24 décembre 2020, Les programmes d’information annoncent l’arrestation de Laura Villalba. La jeune femme a été trouvée, selon la presse, en possession d’un sac à dos avec des armes et des munitions. « Un mensonge » affirme Carmen Villalba « Laura n’était pas membre de l’organisation, et elle était en train de chercher Lichita quand elle a été arrêtée ». Les autorités soulignent en effet que la jeune femme était dans un état de déshydratation et de sous alimentation lorsque l’armée l’a trouvée. Transférée dans une prison militaire, elle signale la disparition de sa nièce dont le nom et le visage va désormais remplir l’espace militant d’une partie de la gauche. « ¿Dónde está Lichita ? » (Où est Lichita ?) questionnent des pancartes, principalement depuis l’Argentine, où le reste de la famille Villalba réside toujours et où la jeune fille était scolarisée.
« Des missions humanitaires ont été organisées pour rechercher la gamine », explique Fabricio Arnella, membre du Comité central du Parti communiste du Paraguay. Le jeune homme de 33 ans m’a donné rendez-vous dans un petit café d’Asunción et expose le résultat des recherches : « Les différents groupes se sont rendus sur place, à Cerro Guazu, et ont interrogé les communautés sur ce qu’elles ont vu ». La tâche n’est pas simple. Le territoire dans lequel la jeune fille a disparu est un lieu militarisé, considéré comme « zone rouge » dans lequel l’armée opère sans aucun contrôle. Les langues s’y délient difficilement. « Lorsqu’on croise les témoignages, la piste qui se dégage le plus est celle d’une disparition forcée, Lichita aurait été récupérée par une famille indigène qui, par naïveté, l’aurait ensuite remise à l’armée, pensant que celle-ci prendrait soin d’elle ». C’est donc emmenée par des soldats que la jeune adolescente aurait été vue vivante pour la dernière fois. Chose que nie l’institution. Loin de montrer de signes de bonne volonté, les autorités paraguayennes semblent tout faire pour étouffer l’affaire. L’une des missions de recherche, composée d’Argentins, a été expulsée du pays en 2021 lorsqu’elle tentait de se rendre sur les lieux des événements. De même, l’organisation non-gouvernementale Codehupy (Coordinadora de Derechos Humanos del Paraguay), en charge de la défense des Droits de l’Homme dans le pays, a souligné dans son rapport de la même année l’absence de mise en place d’un protocole de recherche de la part de l’Etat. L’ONU même s’est prononcée, par la voix de Michelle Bachelet, afin d’inviter les autorités nationales à réaliser une « enquête rapide, indépendante et efficace » concernant le cas de l’adolescente.
« L’Etat ne la cherche pas », affirme Fabricio. « Certains nous renvoient aux crimes ou aux enlèvements commis par la guérilla, mais ce n’est pas la même situation car dans ce cas, il s’agit de l’Etat dont le rôle n’est pas de commettre des crimes, même s’il s’agissait, comme l’avance les médias, du cas d’une enfant recrutée de force par les insurgés, l’obligation des autorités est de la secourir, pas de la faire disparaître ». Selon le militant, le PC paraguayen est le seul parti de la gauche institutionnelle à s’engager dans l’affaire. « A côté de ça, nous comptons sur le soutien de certaines organisations de jeunesse ou mouvements sociaux, mais mobiliser autour de cette cause est difficile à cause du harcèlement et de la criminalisation par l’Etat, tu es tout de suite catalogué proche de l’EPP ». Pourquoi le PC paraguayen a-t-il choisi de s’engager dans cette lutte ? Pour Fabricio, il s’agit avant tout de dénoncer la fascisation du pouvoir. « C’est une chose qu’on te tire dessus avec des balles de caoutchouc ou qu’on te jette des gaz lacrymogènes dans les manifs, et une autre qu’on enlève ta fille et la fasse disparaître pour punir ton activité militante, dépasser cette limite est inadmissible ! Dans ce cas précis, nous ne demandons pas plus que de respecter les propres règles du jeu démocratique institutionnel et libéral, car si on les laisse repousser à ce point les limites de la tolérance collective, demain ça sera l’enfant de quelqu’un d’autre ».
Ayant réussi à atteindre l’Argentine, les témoignages de Tania et d’Anita jouent un rôle clé dans la reconstruction des évènements. Les deux jeunes filles ont raconté ce qu’elles ont vécu : la traque par l’armée, le manque d’eau, la faim, le froid, et la séparation avec les reste de la famille. Plusieurs éléments restent néanmoins inconnus, notamment les détails sur la façon dont elles sont parvenues à quitter le Paraguay. De son côté, la guérilla a récemment exigé aux autorités des réponses concernant le cas de Lichita. En échange, elle a proposé des information sur deux personnes officiellement en sa possession : Oscar Denis, ancien vice-président de la république, enlevé en 2020, et Edelio Morinigo, policier, enlevé en 2014. Les deux hommes restent introuvables et l’organisation n’a plus communiqué de preuve de vie depuis très longtemps. « Le gouvernement ne négocie pas avec des criminels » fut la réponse du ministre de l’Intérieur, ajoutant que « malheureusement, nous ne savons pas où se trouve la mineure ».
Le regard tourné vers la cour de la prison, Carmen termine son témoignage. Sa gorge nouée est perceptible bien qu’elle ne laisse aucune larme couler de ses yeux. Pour elle, la campagne qui s’est créée pour retrouver sa fille est primordiale. Son objectif est que celle-ci prenne de l’ampleur et tisse ses liens vers tous les pôles de solidarité possibles de manière à ce que la pression puisse obliger l’Etat paraguayen à faire quelque chose, à dire quelque chose. Bien sûr, les pires hypothèses nourrissent les craintes des proches de l’adolescente. L’histoire récente de la région est encore marquée par le souvenir cruel des disparus aux mains de l’armée dont on ne retrouva jamais la trace ou dont les corps réapparurent des années plus tard dans des fosses. Par conséquent, le pire dénouement plane dans les têtes. Carmen, sa mère, ne le mentionne pas. Sans avoir besoin de lui demander, on devine à sa façon de parler qu’elle garde en elle l’espoir que Lichita soit retrouvée un jour, quelque part, vivante. Et je dois dire que, maintenant, moi aussi.
Loïc Ramirez