« Ce à quoi nous assistons depuis le 24 février est un retour à l’âge des impérialismes et des colonies » déclara le président français Emmanuel Macron, le mardi 20 septembre 2022, à l’Assemblée des Nations Unies. Dénonçant l’invasion du territoire ukrainien par l’armée russe, le dirigeant occidental singeait une posture antiimpérialiste qu’il savait probablement lui-même hypocrite. Les interventions en Irak, Afghanistan, Libye, Syrie, pour ne citer que les plus récentes, étaient volontairement oubliées. La colonisation israélienne de la Palestine, effacée. Comme persuadée que l’amnésie sélective touchait toutes les nations du monde, la propagande de guerre occidentale se déversait à la tribune et la Russie devait éclipser toute l’histoire militaire récente des Etats-Unis et de ses alliés de l’OTAN.
Mais le sujet de « l’impérialisme russe » s’est également invité dans la gauche européenne, y compris la plus radicale. Une discorde a même vu le Parti communiste de Grèce s’opposer à son homologue russe sur ce thème (1). Le premier, rejetant l’invasion russe, a amplement critiqué la position du second, favorable à celle-ci. Dans l’un de ces communiqués, le parti grec affirmait ceci : « Le KPRF, tout en soulignant uniquement les grandes et indiscutables responsabilités des autres puissances impérialistes - USA, OTAN, UE - dans le "fascisme libéral", comme il appelle ces puissances, ne dit rien des responsabilités de la bourgeoisie russe » (2). En réponse, le KPRF déclarait cela au mois de mars : « En termes de théorie marxiste, le conflit militaire en Ukraine ne peut être décrit comme une guerre impérialiste, comme nos camarades (Grecs, ndlr) le prétendent. Il s’agit essentiellement d’une guerre de libération nationale du peuple du Donbass. Du point de vue de la Russie, il s’agit d’une lutte contre une menace extérieure à la sécurité nationale et contre le fascisme » (3).
Le philosophe Stathis Kouvelakis notait dans un article publié en mars, dans la revue Contretemps (4), que la guerre en Ukraine avait dessiné une fracture entre les partis communistes sur une base presque géographique : les partis d’Europe de l’Ouest, majoritairement hostiles à l’invasion russe, et ceux des pays du Sud, plutôt « bienveillant » à l’égard de Moscou. Une dissonance qui s’explique par différents facteurs historiques et politiques, mais aussi par le rapport de force médiatique qui existe dans chaque pays et détermine le discours dominant. Mais qu’en est-il sur le terrain de guerre lui-même ?
Donetsk, 5 juin 2022. Sur l’immense Place Lénine, nous attendons Boris Litvinov, secrétaire général du Parti communiste de la République populaire de Donetsk (RPD) (5). C’est vêtu d’un uniforme vert de camouflage que l’homme se présente à nous. Sur chaque épaule, un écusson. Le drapeau de l’URSS sur l’un et la lettre « Z » (symbole du soutien à l’intervention russe) sur l’autre. « J’ai abandonné le costume et la cravate, car avec les tirs, on est amené à se jeter par terre quotidiennement maintenant » explique le militant de 68 ans. La recrudescence du conflit a effectivement fait de la ville une cible privilégiée de l’artillerie ukrainienne, désormais dotée d’armement moderne lui permettant de frapper l’ensemble de l’agglomération. Chaque jour, matin midi et soir, le bruit des détonations résonne dans les rues. Sans grande surprise, M. Litvinov confirme le soutien de son organisation à l’égard de la décision de Moscou, rappelant que 76 membres du parti sont mobilisés dans l’armée de Donetsk. « Bien sûr, nous sommes pour la paix, mais toutes tentatives de pourparlers ont échoué ». Renvoyant la faute à l’ennemi, il explique que « l’Ukraine n’est plus un pays souverain, c’est un instrument » qui obéit aux politiques dictées par les Etat-Unis et l’OTAN. « Tout était prêt pour que Kiev lance une offensive et détruise notre république, combien de temps aurions nous pu tenir sans la Russie ? ».
Cet argument d’une offensive ukrainienne imminente que l’intervention militaire russe aurait empêché a été exposé plusieurs fois sur place et par différents interlocuteurs. On le retrouve également dans les communiqués du KPRF lorsqu’il affirme qu’en « décembre 2021, la Russie a reçu des informations sur les projets de l’OTAN de déployer des troupes et des bases de missiles en Ukraine » (6). S’il est vrai que des alertes de ce type sont publiées dans la presse bien avant le 24 février 2022 (date de l’invasion) elles sont surtout évoquées par le côté russe. La journaliste russo-américaine Anna Arutunyan publiait même, le 6 janvier 2022, un article au titre évocateur dans le média d’opposition The Moscow Times : « Pourquoi la Russie a peur d’une offensive ukrainienne ». Elle y dénonçait l’aveuglément occidental vis à vis d’une possible réaction violente de la Russie. « À l’approche des pourparlers bilatéraux sur la sécurité du 10 janvier entre la Russie et les États-Unis - et sans que l’on sache vraiment comment les exigences irréalistes de la Russie en matière de sécurité pourraient déboucher sur un quelconque accord - un calcul russe possible est absent de l’analyse occidentale des intentions de Moscou. Le Kremlin pense en effet que l’Ukraine envisage de s’emparer militairement de la Crimée et du Donbass - où les séparatistes soutenus par la Russie occupent des territoires depuis près de huit ans maintenant - et Moscou évalue donc les options qui lui permettraient d’anticiper une offensive potentielle » (7).
Rien (pour l’instant) ne semble confirmer de manière unanime que Kiev envisageait réellement une reprise du Donbass par la force dans les jours qui précédaient « l’opération spéciale ». Sans doute sera-t-il nécessaire d’attendre que la poussière de la guerre retombe (dans quelques années) pour en connaître tous les enjeux et les secrets. Néanmoins, l’éventualité d’une réponse violente de Moscou suite à la progression de l’OTAN dans la région a été plusieurs fois documentée et rappelée par différents acteurs politiques, y compris états-uniens. Mais pourquoi cette question est-elle si importante ? Parce qu’une réponse viendrait ajouter un élément permettant d’identifier la nature de l’intervention militaire russe. Est-ce une simple invasion mue par l’appât du gain ou bien est-ce une opération défensive ? Le gouvernement russe est-il réellement en train de libérer le Donbass ou vise-t-il à s’approprier les richesses de la partie orientale et méridionale de l’Ukraine ? En quelques mots, la Russie est-elle impérialiste ?
« La Russie est un pays capitaliste, oui ! Mais elle n’est pas impérialiste ! » tranche Boris Litvinov quand on lui pose la question. « La Russie n’est pas en train de conquérir des espaces, elle reprend les territoires perdus à cause de la désintégration de l’URSS, alors bien sûr dans ces territoires nous y sommes tous, capitalistes, communistes, sociaux-démocrates… et nous nous débrouillerons entre nous ! Mais avant, il nous faut vaincre le fascisme ». Pour le dirigeant communiste, le pragmatisme est de mise. Conscient que la défense du Donbass regroupe un amalgame de protagonistes, il préconise une progression par étapes. « Peut-on faire une révolution socialiste en Russie demain ? Non. Peut-on mettre les communistes au pouvoir ici ? Non plus. Peut-on détruire le fascisme ? Oui, ça nous pouvons le faire ». La stratégie visant à faire une alliance de circonstance entre les forces révolutionnaires et les forces conservatrices pour la défense d’un territoire ou d’un Etat n’est pas chose nouvelle dans l’histoire du mouvement communiste. La Guerre civile espagnole, qui débuta en 1936, en est l’un des exemples les plus emblématique. Le Parti communiste d’Espagne, favorable à une victoire militaire préalable à « la révolution » s’opposa au puissant mouvement anarchiste qui, souhaitant la concrétisation immédiate des objectifs révolutionnaires, finit par fissurer le camp républicain. De même, les guerres de libération nationales du tiers-monde ont été marquées par des alliances entre bourgeoisies nationales naissantes et éléments socialistes. Le théoricien communiste Mao Tsé Toung définissait cette réalité comme « la loi de la contradiction », en prenant précisément l’exemple de la guerre : « Quand l’impérialisme lance une guerre d’agression contre un tel pays, les diverses classes de ce pays, à l’exception d’un petit nombre de traîtres à la nation, peuvent s’unir temporairement dans une guerre nationale contre l’impérialisme ». Toutes les autres contradictions entre la classe dominante et la classe exploitée de ce même pays « passent temporairement au second plan et à une position subordonnée ».
Ces contradictions internes, Boris Litvinov les connaît très bien. 8 juin 2022. Le dirigeant communiste se rend dans la petite ville de Volodarskaye, anciennement Nikolskaye. Depuis que celle-ci a été prise par les troupes de Donetsk et russes, elle a retrouvé son nom datant de l’époque soviétique. L’homme a rendez-vous avec une dizaine de personnes, hommes et femmes, tous membres du Parti communiste d’Ukraine, réunis dans une salle prêtée par les autorités nouvelles et située dans le bâtiment central de l’administration de la ville. « Vous allez désormais intégrer le Parti communiste de notre république de Donetsk » annonce-t-il à son auditoire dont la plupart ont des cheveux grisonnants. Condamnés à une sorte de semi-clandestinité depuis le bannissement de leur organisation de la vie institutionnelle publique en 2015 (8), les militants et militantes ont dû faire profil bas dans une Ukraine gouvernée par les forces nationalistes de droite. « On ne pouvait plus commémorer le 9 mai, ni sortir le drapeau rouge » raconte l’un d’eux. « En 2014, lorsque nous avons compris que ceux de Maïdan prendraient le contrôle ici, je suis venu une nuit avec des camarades en voiture sur la place Lénine et nous avons dérober le buste de celui-ci ! Nous ne voulions pas qu’il soit fondu. Nous l’avons caché chez moi pendant 8 ans ! ».
Tous assis autour d’une table, ils écoutent Boris Litvinov résumer le rôle des communistes de Donetsk dans l’élaboration de l’indépendance de la petite république rebelle. Celui-ci explique en toute honnêteté les difficultés auxquelles ils se heurtèrent durant toutes ces années, y compris (et surtout) dans le rapport de force avec les autres tendances politiques présentes chez les séparatistes. Boris ne dissimule rien. Le PC de Donetsk, qui disposait de 15 députés au sein du gouvernement autoproclamé en 2014, a vu ce nombre se réduire à 3, puis à plus rien. Il a été expulsé des instances de décisions de la RPD, harcelé et même victime d’un attenta à l’explosif dans ses locaux pour l’empêcher de participer aux élections. Car bien qu’ayant joué un rôle premier dans la lutte pour l’indépendance, il était hors de question de laisser la RPD devenir une république socialiste. Le petit groupe de communistes d’Ukraine, qui venaient d’échapper à huit années « d’occupation fasciste » découvraient le visage complexe de ses « libérateurs ». Pourtant, malgré ces adversités, le soutien à l’intervention militaire russe reste intact. Défi supplémentaire à venir, l’intégration des quatre oblasts ukrainiens au sein de la Fédération de Russie, officialisée le 30 septembre dernier, risque d’entrainer l’intégration, à son tour, du Parti communiste de Donetsk au sein du KPRF. Certes, la situation politique en Russie est moins défavorable que dans l’Ukraine Post-Maïdan (le Parti communiste n’est pas interdit en Russie), la marge de manoeuvre y est plus grande, bien que la guerre a sans doute contribué à la réduire très récemment. Les années auparavant, le KPRF avait plusieurs fois dénoncer des fraudes électorales à son encontre ainsi qu’une répression policière contre ses militants (9). Ce qui ne l’empêche pas aujourd’hui non plus de serrer les rangs et de faire bloc autour de l’exécutif dans son affrontement avec l’OTAN. Ces décisions relèvent-elles du compromis ou de la trahison ? Qui reprocherait aux communistes du Donbass d’accueillir avec soulagement une force militaire, même provenant d’un Etat capitaliste, venu desserrer l’étau imposé par l’armée ukrainienne durant plusieurs années ? Et qu’importe si plusieurs intérêts se chevauchent, « la politique, c’est l’art du possible », souligne Boris Litvinov.
Mais depuis la France, quelle position ? Car les communistes font face, ici, à une situation plus complexe qu’à l’accoutumée. Ce n’est pas au sein du pays envahi que se construit une force de résistance antiimpérialiste hétérogène, mais depuis l’Etat envahisseur. Est-ce même possible ? Pour envisager une telle anomalie il est nécessaire de faire une lecture de l’invasion ukrainienne dans le temps long, la considérant comme une bataille appartenant à une phase de guerre plus large qui, elle, se résume par une offensive patiente à l’encontre de la Russie. Mais ce postulat débouche-t-il obligatoirement sur un soutien à l’invasion russe et à faire le « jeu du Kremlin » ? Nous l’avons vu plus haut, aucun parti communiste ne s’est déclaré en faveur d’une victoire russe (à part le KPRF et le Parti communiste de la RPD). Tous exigent, au minimum, une désescalade du conflit et une reprise des négociations. Pour plusieurs formations du continent, la situation actuelle est d’ailleurs plus proche du conflit entre puissances coloniales de 1914 que de celui entre l’Allemagne nazie et l’URSS. « Que personne ne se batte sous le drapeau d’un autre » s’exclamait le Parti communiste des travailleurs d’Espagne (PCTE) dans l’un de ces communiqués. « En ces temps difficiles, comme à l’époque de la première guerre mondiale, la bourgeoisie des différents pays nous propose de choisir un camp. Aujourd’hui, comme à l’époque, la classe ouvrière n’a pas de camp à choisir dans la dispute entre nos exploiteurs et nos exploités » (10). Mais certaines voix appellent, à l’instar des communistes du Donbass, à une prise de position plus claire en faveur d’une défaite ukrainienne. Ou plutôt de l’OTAN. Sur le blog « réveil communiste » dont il est l’animateur, Gilles Questiaux écrivait ceci au mois de mars 2022 : « Ce n’est plus le moment pour les forces de progrès et pour la gauche occidentale de larmoyer sur le thème "quelle connerie la guerre", de se cacher derrière des linges jaunes et bleus et de renvoyer dos à dos "deux impérialismes" ; il n’y en a qu’un », notant que « par une ruse de l’histoire, le réactionnaire anticommuniste Poutine est devenu l’agent d’une possible défaite majeure de l’impérialisme colonialiste et suprématisme » (11). Comme on arrache un voile devant des yeux, le militant rappelait à qui voulait bien le lire que la position du « ni Poutine, ni OTAN » ne saurait retenir et dissimuler encore très longtemps le dilemme qui se profile : « ou Poutine, ou l’OTAN ». Car s’il est certain que quelque soit l’issue du conflit le peuple ukrainien a déjà perdu, le gagnant, lui, reste à découvrir. Parmi toutes les conclusions possibles (donc réalisables), laquelle serait la plus « favorable » aux militants et militantes antiimpérialistes ?
Loïc Ramirez
Photos d’Erwan Briand.
Photo 1 - logo) Écusson soviétique sur la veste de Boris Litvinov / Juin 2022
Photo 2) Boris Litvinov, sur la Place Lénine à Donetsk / Juin 2022
Photo 3) Réunion des militants communistes à Volodarskaye, avec Boris Litvinov / Juin 2022