« Pridnestrovie ! » s’empresse de corriger Iulia avec un regard faussement sévère. Un sourire en guise d’excuse, Anton reste concentré sur la route, les mains sur le volant. Le jeune homme venait d’utiliser le mot « Transnistrie » pour désigner son pays, s’attirant les foudres de sa collègue. Les deux sont des employés du ministère de l’Information, chargés de remettre les visas aux journalistes qui viennent travailler sur place. « C’est quelque chose que l’on doit corriger nous-mêmes - explique Iulia - nous avons pris l’habitude de dire « Transnistrie » car c’est le mot utilisé dans les langues étrangères, comme l’anglais, mais notre pays c’est la Pridnestrovie » (près du Dniestr, en russe). Ou plus précisément, la République moldave du Dniestr, du nom du fleuve qui longe le territoire de l’entité étatique. Petite enclave qualifiée de « séparatiste », officiellement située à l’Est de la République de Moldavie, la Transnistrie est un Etat indépendant depuis 1990 mais non reconnu au niveau international. Zone historiquement sous influence russe, elle devient une partie de la République socialiste soviétique moldave en 1940, elle-même annexée à l’URSS. Le pays est alors occupé par les armées roumaines (alliées d’Hitler) durant la Seconde Guerre mondiale. C’est à cette époque que le nom de Transnistrie serait apparu. « Pour moi, en tant que personne qui respecte l’histoire, les gens, le terme ’Transnistrie’ est un synonyme du mot « holocauste » (….) les étrangers doivent s’habituer à prononcer le terme exact » affirmait dans un entretien le Président de la petite république, Vadim Krasnoselsky [1].
Avec pour capitale Tiraspol, le « pays » s’étire du Nord au Sud, sur la rive gauche du fleuve Dniestr qui le sépare en grande partie du territoire moldave. En 1992, une guerre éclate avec le gouvernement de Chisinau qui souhaite reprendre le contrôle du territoire historique de la République soviétique moldave. En vain. Appuyés par les troupes russes (ex-Armée rouge) stationnées sur place, les milices de Transnistrie repoussent l’armée ennemie et font de la région un Etat indépendant. Depuis, les relations avec le voisin sont tendues. Ce qui n’empêche pas les populations, des deux côtés de la frontière, de cohabiter sans problème majeur. Il n’est pas rare de voir des voitures avec des plaques d’immatriculation transnistriennes en Moldavie et des minibus font quotidiennement l’aller-retour entre les deux capitales. « Il n’y a pas de problème entre nous dès lors où il n’est plus question de politique » explique avec assurance Dimitri Stanev, directeur du Palais de la Culture de Tiraspol. Bâtiment imposant situé dans le centre ville, le centre réunit toute une série d’activités pour jeunes et adultes. Danse, musique, peintures, cirque… « Nous avons environ 400 élèves et 106 travailleurs, professeurs et employés chargés de l’entretien » détaille M. Stanev. Lui-même est un ancien danseur et chorégraphe soviétique, ce qui se reflète dans son allure élégante et sa façon d’occuper l’espace, toujours avec prestance. Né en Moldavie en 1975, il a choisi de venir vivre en Transnistrie après le conflit. « C’était mieux ici » argumente-t-il tout simplement. Le Palais de la Culture est est en grande partie financé par l’Etat. Dans les différentes salles que son responsable nous montre, on peut observer des répétitions de danse et de musique dans lesquelles s’exercent des enfants, des adolescents et des adultes.
L’institut ne reçoit aucune aide financière de Moldavie assure le directeur, « mais ça nous arrive d’avoir des collaborations avec des artistes moldaves ou bien de recevoir de l’aide de particuliers lorsque nous devons réaliser des déplacements à l’étranger et que nous avons des problèmes techniques, comme par exemple un autocar qui est en panne ; lorsqu’il s’agit de défendre la culture il y a toujours une coopération entre les gens ». Parmi tous les différents artistes qui se produisent ici, l’ensemble « Vatra » (« foyer » ou « cheminée » en roumain) fait office de joyau de la couronne. Créé en 1995, il est composé d’une cinquantaine de personnes, danseurs et musiciens. « Ils réalisent des tournées internationales, en Moldavie, mais aussi partout en Europe et en Russie » explique M. Stanev. « Ils travaillent autour du folklore moldave, mais également bulgare, tzigane, gagaouze [2] ou russe ». Un aspect « multiculturel » sur lequel insiste le responsable, rappelant que la Transnistrie est ouverte à toutes les expressions culturelles de la région. Preuve de cela, trois langues ont le statut de langues officielles sur le territoire : le moldave, le russe et l’ukrainien.
« Il n’y a aucune interdiction, celui qui veut chanter en moldave, le fait, celui qui veut chanter en russe, le fait aussi » explique à son tour Liouda K. De petite taille, de grands yeux pétillants et toujours souriante, Liouda est professeure de chant. Elle donne des cours au sein du Palais de la Culture mais travaille également dans un jardin d’enfants. Âgée d’une trentaine d’années, elle est aussi originaire de Moldavie où elle est née et a grandi. Ce n’est qu’en 2011 qu’elle a décidé, avec son compagnon, de venir s’installer à Tiraspol. « A l’époque, nous visualisions de meilleures perspectives ici, en terme de travail ». Aujourd’hui, elle admet que la situation économique est difficile. « La vie n’est pas désagréable ici, mais nos salaires restent insuffisants ».
La Transnistrie souffre de sa situation géopolitique particulière. Bien qu’ayant joui d’un passé industriel relativement glorieux durant l’époque soviétique, la dissolution du bloc socialiste et son isolement diplomatique de plus de trois décennies ont rendu sa santé économique très précaire. Certes, elle continue de produire de l’électricité (qu’elle vend à la Moldavie) et dispose d’un secteur textile et métallurgique fort, mais la petite république reste dépendante de l’aide économique russe. Le Kremlin, son principal allié, lui apporte son soutien politique (mais ne l’a jamais reconnu), sa protection (1.500 soldats russes surveillent la frontière avec la Moldavie) et, surtout, lui proportionne du gaz à bas coût, laissant Chisinau en charge de s’acquitter de la dette. Une situation qui empoisonne les relations entre les deux entités [3].
« Je ne déteste pas les autres » dit Aliona en se référant à ses voisins moldaves, presque étonnée qu’on puisse penser l’inverse. Jeune enseignante d’anglais, la jeune de femme de 23 ans se présente elle-même comme « moldave » lorsqu’elle parle aux étrangers. Elle se rend d’ailleurs souvent à Chisinau, comme beaucoup de citoyens de la Transnistrie. Pour du shopping, des questions liées aux soins médicaux - « ils ont des spécialistes que nous n’avons pas » - ou tout simplement pour visiter des parents. Pour cela, il faut absolument détenir un passeport reconnu par les reste des nations. « J’ai le passeport de la Pridnestrovie et celui de la Moldavie ». D’autres cumulent celui de la Russie, de l’Ukraine ou de la Roumanie. Aliona a étudié le moldave à l’école mais admet ne jamais le pratiquer. Elle parle essentiellement le russe. Pourtant, il ne lui viendrait pas à l’idée de se présenter comme Russe. « Si quelqu’un me le demande, je précise, mais personne ne sait ce qu’est la Pridnestrovie ».
On retrouve ce même détachement chez Diana, sportive de haut niveau et qui rêve d’être championne d’aviron. La jeune fille, de 18 ans, a déjà participé à plusieurs compétitions internationales dans cette discipline (dans la catégorie junior). Pour cela, elle doit obligatoirement le faire sous les couleurs de l’équipe nationale de Moldavie. « Je n’ai pas de problème avec ça, l’important pour moi sont mes résultats sportifs, pas le drapeau » assure cette grande brune aux yeux bleus. Un pragmatisme étonnant, surtout si l’on prend exemple des autres conflits liés aux questions territoriales ou nationales. Difficile d’imaginer des citoyens abkhazes, par exemple, participant à des compétitions internationales sous les couleurs de la Géorgie, des Albanais arborant le drapeau de la Serbie ou des Arméniens celui de l’Azerbaïdjan. Mais en réalité, c’est que la situation en Transnistrie est très différente. Comme le rappelle Florent Parmentier, chercheur en géopolitique, « ne pouvant être associée à un peuple bien particulier, l’identité transnistrienne doit se fonder sur une histoire et une perception différenciées. Les autorités ont ainsi entrepris de créer une identité commune, une réalité sociale propre, afin de renforcer une cohésion a priori précaire » [4]. La question identitaire semble, en effet, absente des discussions. Il n’est pas étonnant que partout, l’aspect multiculturel de la république transnistrienne soit mis en avant. Toujours selon M. Parmentier, « le discours de légitimation interne de la Transnistrie » repose sur plusieurs facteurs, et parmi eux, « l’idée de la coexistence harmonieuse des peuples de la Transnistrie (en 2004, 31,9 % de Moldaves, 30,4 % de Russes et 28,8 % d’Ukrainiens) » [5].
Une union des peuples qui n’est pas sans rappeler l’héritage soviétique. D’ailleurs, aujourd’hui, à la veille du 9 mai, les chants de l’Armée rouge résonnent dans la cour de récréation du jardin d’enfants numéro 1 de la capitale. Alignés les uns à côté des autres, des jeunes garçons et des jeunes filles répètent des mouvements de gymnastique matinale que leur montre une enseignante. D’autres animatrices, habillées en uniforme de soldat soviétique, accueillent les parents en offrant un ruban de Saint George, aux rayures oranges et noirs, devenu le symbole de la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie (une initiative russe lancée dans les années 2000 qui s’est popularisée depuis le conflit dans le Donbass en 2014-2015). Des numéros de danse sont répétés dans la salle de théâtre, tout le monde se prépare pour la grande célébration qui aura lieu le lendemain. « L’enseignement de l’Histoire est quelque chose d’important, surtout à l’heure où certains tentent de la ré-écrire » explique l’une des enseignante sans donner plus de précision.
L’épisode de la Grande Guerre patriotique (1941-1945) joue en effet un rôle important dans la construction d’une histoire commune. Non seulement il rattache l’histoire de la Pridnestrovie à celle de la Russie, mais il symbolise également la mosaïque ethnique que le Parti communiste su mobiliser pour abattre un envahisseur porteur d’une folie racialiste. « L’ ouverture » à toutes les composantes culturelles de la région est un élément qui revient régulièrement dans les témoignages afin de caractériser le système politique du pays.
Habillée d’un k-way jaune fluo, Irina Tabaranu nous retrouve dans un petit café de Chisinau, capitale moldave. Elle est journaliste pour le média privé Zona de Securitate, fondé en 2020, et ostensiblement hostile aux autorités de Transnistrie, qu’elle considère comme des occupants illégitimes du territoire national. Pour elle, la coexistence affichée par Tiraspol n’est que de la propagande. « Les autorités de Transnistrie tentent de russifier les populations de la rive gauche du Dniestr » dit-elle, « ils y parviennent peut-être dans la ville de Tiraspol, mais dans le reste du pays, les gens continuent de parler roumain ». Roumain et non moldave ? Pour des nombreux Roumains, le moldave n’est qu’une langue inventée par le pouvoir soviétique afin de consolider le mythe d’une identité moldave (et donc séparée de la Roumanie). La différence principale étant l’usage de l’alphabet : le roumain utilise l’alphabet latin et le moldave, le cyrillique.
Bien que d’apparence anecdotique, cet enjeu linguistique est un élément central dans l’affrontement entre les deux parties. Exemple emblématique, le cas du Lycée Lucian Blaga de Tiraspol. Celui-ci fut maintes fois objet d’articles et de reportages témoignant des pressions et intimidations auxquelles fut soumis son directeur, Ion Iovcev, pour son engagement en faveur d’un enseignement délivré en roumain sur le territoire de la Transnistrie. Cette figure connue de la résistance à la « russification » vient pourtant d’être destituée au mois de juin par le ministère moldave de l’Education, officiellement pour avoir atteint l’âge de la retraite [6]. « En fait, ma destitution est un cadeau fait à la Transnistrie, car les autorités séparatistes cherchaient depuis toujours des moyens pour se débarrasser de moi » a affirmé l’intéressé [7]sans pour autant prouver le lien entre cette décision des autorités moldave et l’entité « séparatiste ».
De plus, l’élection de la présidente moldave Maia Sandu, en 2020, s’est traduite par un renforcement des positions pro-européennes et hostiles au voisin transnistrien. Dès son arrivée à la tête du pays, au mois de décembre, le site officiel de la présidence supprima le choix du « moldave » comme langue de lecture pour le remplacer par celui du « roumain » [8]. Un geste symbolique qui fait dire à Ivan Voit, politologue et historien à l’Université de Tiraspol, que « la classe politique moldave reste otage du nationalisme roumain ». L’homme rappelle que durant les années 1980, ce mouvement était si fort que l’élite moldave envisageait un fusion entre leur pays et la Roumanie. Un projet politique qui avait alimenté le rejet des populations situées de l’autre côté du Dniestr. « On nous appelle les séparatistes, mais ce sont eux les séparatistes, ce sont eux qui n’ont plus voulu vivre avec les autres ! Avec nous ! » s’exclame l’universitaire. Selon M. Voit, « à l’époque soviétique, il n’y avait pas de tensions ethniques ni de problèmes liés au nationalisme, nous étions tous des citoyens soviétiques avant tout ». Une nécessité héritée par la propre situation géographique du pays explique l’historien, la Transnistrie étant depuis des siècles une zone tiraillée entre les Balkans au Sud, l’Empire autrichien à l’Ouest et le russe à l’Est. Encerclée par des républiques qui, l’une après l’autre, faisaient sécession avec l’URSS sur la base de revendications nationalistes à la fin des années 1980, la Transnistrie s’est forgée comme un îlot de résistance. « C’est nous qui avons défendu le moldave et qui continuons de le défendre comme langue, ici, dans son berceau historique, tout comme nous défendons la culture russe que les autres souhaitaient effacer, je nous vois comme un soldat, même si je n’aime pas ce terme, un soldat sur le plan idéologique ».
Alors que la fin du XXème siècle a vu nourrir de nombreux débats sur les conflits liés aux « peuples sans Etat » (les Palestiniens, les Kurdes, les Basques, les Sahraouis…), la Transnistrie se présente comme un paradoxe. Premier Etat non reconnu qui ne revendique son appartenance à aucun peuple, cousin éloigné du modèle républicain français et de son ambition universaliste, la petite entité ne dépasse pourtant que difficilement l’image de province russe sous perfusion que lui ont attribué la plupart des médias. Le « pays qui n’existe pas » comme le titrent la plupart des rédactions. Sa réalité est pourtant plus complexe. En ce sens, les statues de Lénine et les faucilles et marteaux présents sur les bâtiments, et qui attirent les touristes pour leurs aspects folkloriques, témoignent surtout de la tentative (échouée) de résister à la grande vague nationaliste - et contre-révolutionnaire - des années 1980-1990. Le témoignage d’un passé perdu. Ou bien la promesse d’un avenir ?
Loïc Ramirez
Photos : Erwan Briand
Photo n°1 : emblème de la République moldave du Dniestr.
Photo n°2 : Dimitri Stanev, directeur du Palais de la Culture.
Photo n°3 : Palais de la Culture, à Tiraspol.
Photo n°4 : Jardin d’enfants numéro 1 de Tiraspol.
Photo n°5 : homme habillé en soldat et accompagné d’une petite fille, lors des cérémonies du 9 mai 2021, à Tiraspol.
Photo n°6 : Ivan Voit, politologue et historien, à Tiraspol.