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Quand on chantait sous l’occupation (II)

Le grand succès des premières années de guerre, celui qui, par delà l’horreur du conflit, unit les militaires et les civils français et allemands, reste la version française de “ Lily Marlène ”, créée par Suzy Solidor. Une première version avait vu le jour en 1915, suivie d’une seconde en 1935, d’une troisième en 1937 et d’une quatrième en 1939, toutes sans le moindre succès. Un soir de 1941, la chanson fut diffusée, dans une version de Lale Andersen, par une station militaire allemande installée à Belgrade. Du jour au lendemain, “ Lily Marlène ” devint le plus grand succès de la guerre et fut considérée comme le second hymne national allemand.

Le comique troupier Ouvrard est stipendié par l’organisation Kraft durci Freude (La Force par la joie). Pour l’occupant, les vedettes françaises, une fois leurs remords apaisés, doivent œuvrer en ambassadeurs auprès des prisonniers, puis des Français envoyés en Allemagne au titre du Service du Travail Obligatoire. Qu’elles le veuillent ou non, ces vedettes justifient la soumission de la France à l’Allemagne puisqu’elles font passer comme un état de fait naturel la collaboration politique, économique et culturelle entre les deux pays. Heureusement, ces compromissions avec l’occupant seront assez rares, malgré des cachets très substantiels. Un passage à Radio-Paris peut rapporter trente fois le salaire mensuel d’un ouvrier. Parfois même, en présence des Allemands, certaines vedettes se risquent à d’authentiques provocations. Ainsi, un soir de 1942, à la fin d’un tour de chant à l’A.B.C., Édith Piaf, illuminée par le drapeau tricolore français, lance devant plusieurs rangées d’officiers allemands : « Où sont-ils tous mes copains ? ». Le public français exulte (Simone Berteaut. Piaf. Paris : Robert Laffont, 1969, p. 209.).

Rares sont les chanteurs allemands qui parviennent à s’imposer sur les scènes ou les ondes françaises. Quelques femmes réussissent dans un registre sensuel : Marika Rokk, Eva Busch et la suédoise Zarah Leander, une actrice et chanteuse suédoise qui acceptera de remplacer Marlene Dietrich, résistante au nazisme, dans le rôle de la femme fatale “ aryenne ”.

Les Allemands et les Vichystes partagent la même préoccupation : distraire les Français, offrir à une société écrasée de problèmes mais qui, globalement, est restée sur ses rails, les formes d’expression artistiques qu’elle souhaite : tradition et innovation afin d’éviter des troubles dans la population. Dès juillet 1940, le Casino de Paris rouvre des portes sur lesquelles on peut lire “ Interdit aux Juifs et aux Chiens ”. Le grand hall d’entrée, couleur locale oblige, est transformé en brasserie. Mistinguett, la vedette féminine la plus populaire de France, y fait sa rentrée. Les Folies-Bergères rouvrent pour un public composé en très grande majorité d’officiers allemands. Les cabarets ne désemplissent pas : Le Lido, Le Bosphore, Le Tabarin. Tout comme les bordels, dont une dizaine sont réservés à l’usage exclusif des soldats allemands du rang et cinq aux officiers de la Wehrmacht. Le plus célèbre, le One-Two-Two, est situé rue de Provence, en plein centre de Paris. Mais la soldatesque n’est pas assez nombreuse pour permettre à ces maisons closes de faire leurs affaires, et les Allemands finissent par accepter les clients français. L’ambiance est alors merveilleuse, le champagne coule à flots. Les “ maisons” permettent des rencontres officieuses : les Allemands des bureaux d’achat clandestins côtoient les tortionnaires français de la rue Lauriston (Bony et Lafont), mais aussi le Tout-Paris du spectacle : Sacha Guitry, Vincent Scotto, Maurice Chevalier, Tino Rossi.

En 1943, la collaboration politique jette ses derniers feux. Laval est bien seul à croire à la « pérennité de l’Europe nouvelle ». En mai, il propose au Gauleiter Sauckel la négociation d’un accord “ équilibré ” (ein Ausgleich). La Milice, organisation armée par l’occupant et chargée de détruire la Résistance, est haïe de la population. La propagande pétainiste porte de moins en moins. Cela n’empêche pas Tino Rossi de dédier à ses amis du Stalag 13B “ Quand tu reverras ton village ” de Charles Trénet :

Quand tu reverras ton village
Quand tu reverras ton clocher
Ta maison, tes parents
Ta maison, tes parents, les amis de ton âge
Tu diras "Rien chez moi n’a changé"
Quand tu reverras ta rivière
Les prés et les bois d’alentour
Et les bancs vermoulus du vieux mur de pierre
Où jadis tu connus tes amours
Ta belle est fidèle et bien sage
C’est elle qui viendra te chercher

En écho naissent quantité de chansons de résistance, de réelle solidarité avec les prisonniers, chansons “ scies ” détournant des succès bien établis, comme la Marseillaise des prisonniers :

Dans l’cul, dans l’cul
Ils auront la victoire
Ils ont perdu
Tout’espérance de gloire
Ils sont foutus
Et le monde avec allégresse
Répète avec joie sans cesse
Ils l’ont dans l’cul
Dans l’cul.

La France occupée est placée sous les ordres du Militärbefehlshaber. De son administration dépend la Propaganda Abteilung et la Propaganda Staffel qui, à Paris, surveille en particulier le monde du music-hall. Il est difficile de définir la politique de censure de ces services. On ne saurait dire qu’elle répond à des impératifs culturels précis, au sens où, par exemple, l’occupant ne cherche pas à imposer les modèles culturels dominant en Allemagne. Certaines manifestations qui seraient tenues pour décadentes en Allemagne sont tolérées en France. À noter cependant que les nazis ont longtemps toléré en Allemagne certaines expressions culturelles théoriquement honnies comme le jazz, musique “ nègre ” ou la comédie musicale d’inspiration nord-américaine. En France, Alix Combelle et son orchestre avaient enregistré une version de “ In the Mood ” (“ Ambiance ”) en 1941. En revanche, les nazis sont très attentifs au respect de certains interdits politiques et raciaux : les juifs et le communistes sont traqués. La chanson française sous l’occupation tentera assez peu de tromper la vigilance des censeurs. Ce sera, de toute façon, de manière indirecte. Ainsi, tel auteur omettra un couplet anglophile avant de soumettre son texte à la censure avant de le réintroduire une fois l’imprimatur obtenue. Ailleurs, certains auteurs risqueront des propos allusifs, comme, par exemple, pour “ La Chanson du maçon ” de M. Vandair et H. Betti. Un maçon chante une chanson reprise par un deuxième maçon, puis par un troisième etc., jusqu’à ce qu’il se crée un sentiment de solidarité dans la profession. Mais l’esprit corrosif était alors tellement peu marqué que la chanson fut perçu par les autorités de Vichy comme relevant de l’esprit de la Révolution Nationale, avant d’être interdite sur les ondes françaises parce qu’elle avait été diffusée par la BBC.

Si de nombreux chanteurs se produisirent à Radio Paris, voire en Allemagne, il ne faut pas oublier ceux qui refusèrent toute compromission avec l’occupant ou les collaborateurs, et qui s’exilèrent pour se mettre au service de la résistance à Londres. On citera, parmi d’autres, Pierre Dac, Joséphine Baker (la très populaire meneuse étasunienne de la “ Revue nègre ” dans les années trente), Germaine Sablon (la sœur de Jean Sablon, infirmière dans la France libre et compagne de Joseph Kessel), et Anna Marly.

Une des armes favorites de ces résistants radiophoniques est la satire, dans laquelle excelle Pierre Dac (“ A dit Lily Marlène ”, “ La Défense élastique ”). D’autres textes, plus graves, parviennent jusqu’aux maquis, comme “ La Complainte du partisan ” d’Emmanuel d’Astier de la Viguerie (ici par les Compagnons de la Chanson) :

Le vent souffle sur les tombes
La liberté reviendra
On nous oubliera
Nous rentrerons dans l’ombre

C’est à Londres, dans un petit club animé par Anna Marly, que naîtra la chanson la plus célèbre de la Résistance, “ Le Chant des Partisans ”, sur des paroles françaises de Joseph Kessel (ami de Mermoz et de Saint-Exupéry) et son neveu Maurice Druon (futur Académicien Français), adaptées des paroles russes d’Anna Marly, d’origine russe, qui avait également composé la musique. Ce chant poignant et violent, d’abord sifflé par l’acteur Claude Dauphin (ainsi, il perçait efficacement le brouillage ennemi) est interprété par Germaine Sablon dans le film d’Albert Cavalcanti Three Songs about Resistance (Trois chansons pour la France). “ Le Chant des partisans ” est enregistré par Anna Marly, dans les studios de la BBC, puis imprimé dans les Cahiers de la Libération et parachuté par la Royal Air Force en France. Il était destiné à exprimer la force contenue que chaque combattant pouvait apporter au grand fleuve de la Résistance. Cet hymne de l’ombre est caractérisé par un rythme lent, une métrique inhabituelle – vers de 11 pieds, chute de 3 pieds –. La mélodie progresse par imitation et retrouve son point de départ à chaque chute de rythme. Chant du combattant, il valorise le maquisard et, à travers lui, les classes sociales qui supportent l’essentiel de la lutte, qui payent « le prix du sang et des larmes ». La reconnaissance de cet état de fait par deux auteurs d’obédience gaulliste n’en est que plus significative. Un murmure sourd, appel à combattre, devient ainsi un cri éclatant né des entrailles de la terre, et destiné à venger ceux qui sont morts au combat ou qui croupissent dans les geôles de l’occupant :

Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux
Sur la plaine ?
Ami, entends-tu le chant lourd du pays
Qu’on enchaîne ?
Ohé, partisans, ouvriers et paysans
A vos armes !
Ce soir, l’ennemi connaîtra le prix du sang
Et des larmes.
[…]
Ici, nous, vois-tu
Nous on marche,
Nous on tue,
Nous on crève !

Dans un pays qui n’entrera en résistance que progressivement, un phénomène inattendu exprime, dans les villes du moins, un fossé entre générations : le mouvement zazou. Des jeunes bourgeois, passablement inconscients, défient l’ordre moral vichyste, voire l’occupant. Leurs motivations sont infiniment moins politiques que ludiques. Leur inspiration première vient d’outre-Atlantique : ils veulent swinguer et écouter du jazz. Le swing était apparu en France avant-guerre, défendu par exemple par Johnny Hess, le pianiste du duo Charles (Trénet) et Johnny (“ Je suis swing ”, “ Ils sont zazous ”). A partir de 1941, le swing influence les productions d’artistes fort différents : le guitariste de jazz Django Reinhardt (qui fut occasionnellement invité à se produire en direct à Radio-Paris, la station oubliant ainsi qu’il était Gitan) introduit du swing dans son jeu ; le chanteur un peu mièvre Réda Caire chante “ Swing swing, Madame ” ; Jacques Pills propose “ Elle était swing ”. De musical, le mouvement devient culturel, dès lors que des bandes de jeunes adoptent un comportement swing, en s’affublant du nom de zazou, mot emprunté à une chanson de Johnny Hess (“ Je suis zazou, zazoué ”), ce chanteur ayant à l’oreille le “ Zah, zuh, zah ” de Cab Calloway (1933). En un temps où tous les produits de base sont sévèrement rationnés, les zazous choquent principalement par leur tenue vestimentaire. Ils prennent le contre-pied du jeune homme tel que le propose la propagande pétainiste : vêtements stricts et fonctionnels sur un corps vigoureux et martial. Le zazou choque par son allure quasiment dégénérée : cheveux longs, veste longue, allure voûtée, nœud de cravate ridiculement petit, chaussettes multicolores, semelles compensées. La jeune fille zazoue porte une coiffure compliquée, une veste très longue, une jupe s’arrêtant au dessus du genou et des semelles compensées en bois. L’idole féminine des zazous est Irène de Trébert (“ Mademoiselle Swing ”), la femme de Raymond Legrand. Les zazous affichent que leurs priorités ne sont pas celles du régime, ni celles du peuple qui survit. S’habillant au marché noir de manière raffinée et ostentatoire, ils nient le discours pétainiste selon lequel la France doit payer par la souffrance la jouissance qu’a permis le Front Populaire en 1936-1937. Les zazous aiment le jazz, la danse syncopée par des rythmes américains, les surprises-parties (terme qu’ils importent), les cigarettes américaines de contrebande, les claquettes. Des jeunes pétainistes n’hésitent pas à les brutaliser physiquement, préfigurant le bashing des hippies par les skinheads dans les années soixante. La propagande officielle les qualifie de décadents, de communistes ou de juifs. De fait, ils appartiennent à des milieux aisés, non juifs et certainement pas communistes. Leur souci n’est pas de résister au sens noble du terme mais d’exprimer le refus de subir la guerre comme tout le monde, le droit de défier les interdits et l’espoir d’échapper au Service du Travail Obligatoire. Le mouvement zazou durera trois ans, jusqu’à la libération, l’arrivée des troupes d’outre-Atlantique, avec leur musique, leurs films, leur Coca Cola. Les zazous tenteront, en vain, de ressusciter dans les caves de Saint-Germain des Prés.

Bernard Gensane

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