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Quand on chantait sous l’Occupation (I)

En 1939, en France, la radio touchait un public de masse (5 millions de postes récepteurs pour environ 40 millions d’habitants). Il était naturel que l’occupant nazi, les collaborateurs, mais aussi les résistants de Londres s’intéressent à ce nouveau moyen de communication et à ce qu’il véhiculait en priorité : information, propagande et divertissement.

En 1939, la chanson était passée depuis une décennie de la salle de spectacle aux ondes radiophoniques. Dans le climat munichois et celui de la “ drôle de guerre ”, les chansons de qualité à succès étaient celles, quelque peu acidulées, ironiques ou parodiques de Pills et Tabet ou de Mireille et de Jean Nohain (“ Couchés dans le foin ”, “ Le vieux Château ”). Juste avant la conflagration, Charles Trénet avait popularisé l’insouciant “ Y’a d’la Joie ” :

Y’a d’la joie
Bonjour, bonjour les hirondelles
Y’a d’la joie
Dans le ciel par dessus les toits.

et le fameusement – quoique involontairement – proleptique “ Boum ” :

Boum !
Quand notre cœur fait boum !
Tout avec lui dit boum !
Et c’est l’amour qui s’éveille.

Dans le même temps, le climat international devenant tendu, la chanson patriotique, pratiquement disparu depuis 1920, refleurissait. Des auteurs de chansons tentaient de retrouver le style des années 1870 à 1914. Lucienne Boyer chante “ La Fille à Madelon ”, et George Thill prévient : “ Ils ne la gagneront pas ! ” :

Pétain a dit à ses soldats
« Soyez certains ils ne passeront pas
Il faut qu’on tienne
Ceux de trente-neuf vous crient joyeux
Ils ne la gagneront pas, mon vieux
Quoi qu’il advienne »

Ce genre patriotique rencontre assez peu de succès, à l’exception de “ Ça fait d’excellents Français ” de Jean Boyer et Georges Van Parys, créée par Maurice Chevalier. Cette chanson au ton primesautier envoie un double message : les Français sont pacifiques, rigolards, pour tout dire Gaulois ; et, dans le même mouvement, ils peuvent faire face à la guerre, réapprendre d’instinct à marcher au pas, respecter à nouveau l’uniforme. Et puis il faut dire que le climat socio-politique est trouble. Le traumatisme de 1914-1918 est toujours présent. Le pacifisme est, par défaut, l’idéologie la plus consensuelle. Voir l’accueil triomphal reçu par Daladier à son retour de Munich où il a signé un accord honteux. Les Français « désirent tous désormais qu’on [leur] foutent une bonne fois la paix. »

Dès le début de l’occupation allemande, s’engouffrent des créations réalistes exprimant la solitude, le vague à l’âme, l’incertitude : “ Je suis seule ce soir ” (créée par Léo Marjane), “ J’attendrai ”, “ Attends-moi mon amour ”. Les grands music-halls sont alors bondés de civils français côtoyant sans vergogne les uniformes des officiers de la Wehrmacht. Les filles déshabillées, les plumes, le strass redonnent vie au Paris insouciant et frivole de la Belle Époque.

Mais la France est terrassée. Des centaines de milliers de famille sont sur les routes (on disait “ les évacués ” – on trouve toujours un mot pour masquer ou travestir le réel). Le pays est coupé en deux. L’Alsace-Moselle a été de nouveau annexée et le nord du pays est administré directement par l’occupant. Cela n’empêche pas Maurice Chevalier et son ami, l’ancien champion du monde de boxe Georges Carpentier, de faire de la publicité pour les vélos-taxis puisque la circulation demeure interdite. Le même Chevalier entonne alors une chanson très entraînante quoique reflétant assez peu le réel :

Tra la la la la-la
Tra la la la la-la
Dzim pa poum pa la
Dzim pa poum pa la
Avec un ou deux p’tits hop-là hop-là
Si vous voulez savoir
C’que mon cœur pense ce soir
En chantant comme ça
Dzim pa poum pa la
C’est notre espoir

Le régime de Vichy traduit dans les faits la revanche d’une France passéiste et réactionnaire sur l’“ ennemi intérieur ” : francs-maçons, démocrates, communistes et, bien sûr, Juifs. L’armée française a été balayée mais ses fanfares jouent dans les kiosques. Radio Paris, contrôlée par la puissance occupante, explique que la défaite était méritée. La résistance gaulliste répond sur les antennes de la BBC que “ Radio Paris ment, Radio Paris est allemand ”. L’ordre nouveau du Maréchal Pétain exalte la terre – qui, selon le slogan du philosophe Emmanuel Berl, « ne ment pas ». Berl résume dans sa personne les errements et les égarements de nombreux intellectuels français des années vingt aux années quarante. Issu d’une famille juive aisée, apparenté à Proust et à Bergson, il fut l’ami du fascisant Drieu la Rochelle avec qui il dirigea en 1927 l’éphémère revue Les Derniers Jours. La radio diffuse des chansons paysannes jusqu’à satiété, comme “ C’est si simple d’aimer ” :

Aimons nos montagnes
Notre Alpe de neige
Aimons nos campagnes
Et que Dieu les protège
Et chantons en chœur

Le Pays romand
De tout notre cœur
Et tout simplement.

La chanteuse fantaisiste Marcelle Bordas (qui participa à de nombreuses tournées aux armées durant le “ drôle de guerre ”) s’illustre – en réponse à “ Douce France ” de Trénet – en vantant le retour à la terre (“ Ah ! que la France est belle ”) :

Ah ! que la France est belle.
Avec ses champs, ses bois, ses vallons, ses clochers !
Chaque région nouvelle,
Nous fait, soudain, découvrir des trésors cachés !
Du Rhône à la Rochelle,
De la Garonne au souriant pays normand,
Ah ! que la France est belle,
Et comme on est heureux d’être un de ses enfants !

Le travail manuel est réhabilité (comme si les Français ne travaillaient pas de leurs mains !), tout comme les exercices physiques. Maurice Chevalier, crée “ La Chanson du maçon ”, dont il a co-écrit les paroles :

Un maçon
Chantait une chanson
Là-haut sur le toit d’une maison,
Et la voix de l’homme s’envola
Pour se poser par là
Comme un oiseau sur la
Voix d’un autre maçon
Qui reprit la chanson
Sur le toit voisin de la maison
Et ainsi commença l’unisson
De deux maçons et d’une chanson ! son ! sons !

Si tout le monde apportait son moellon
Nous rebâtirions notre maison
Qui deviendrait
La maison du bon Dieu

La radio pétainiste programme en priorité des chansons qui expriment la nostalgie pour un passé insouciant et un présent qui se veut éloigné des tristes réalités. La chanson d’amour se porte à merveille (“ Le premier rendez-vous ”), tout comme celle qui fait appel au folklore campagnard (“ Ah ! le petit vin blanc ”), à une France éternelle, intouchée (“ Ça sent si bon la France ”, par Maurice Chevalier). Même Jacques Prévert, qui animait peu de temps avant le début des hostilités le groupe théâtral Octobre, seule troupe d’agit-prop ayant connu quelque succès, se limite à des textes purement poétiques. Charles Trénet chante la tellement accueillante “ Terre ”, et André Dassary, basque très populaire, ancien chanteur de l’orchestre de Ray Ventura, “ Vive la terre de France ” :

Pour que le pays soit plus beau
Il faut des bras pour la charrue

Pour Pétain le Front Populaire avait été une période de jouissance fautrice de décadence et de guerre. Il in­terdit les bals populaires car on y dance, on s’y touche, et l’on peut se parler. Les chansons s’adressent maintenant aux prisonniers et à toutes les personnes déplacées, déboussolées : “ Ça sent si bon la France ”. Le régime remet à l’honneur de vieilles chansons traditionnelles : “ Sur la route de Louviers ” d’Aristide Bruant, “ Une fleur au chapeau ”, adorée des scouts et des chantiers de jeunesse. Mais au hit-parade de la chanson pétainiste, grimpe en quelques semaines un véritable petit chef-d’œuvre : “ Maréchal, nous voilà ” de Charles Courtiaux et André Montagard. André Dassary en fait l’hymne officieux du régime :

Une flamme sacrée
Monte du sol natal ;
Et la France enivrée
Te salue, Maréchal.
Maréchal, nous voilà
Devant toi, le sauveur de la France,
Nous jurons, nous tes gars,
De servir et de suivre tes pas.
Maréchal, nous voilà,
Tu nous as redonné l’espérance.
La patrie renaîtra,
Maréchal, Maréchal,
Nous voilà !

Cela dit, la propagande dans la chanson se veut discrète. Rares sont les chansons qui prônent ouvertement la collaboration. Avec comme rares exceptions les hitlériens français qui empruntent au répertoire allemand (“ J’avais un camarade ” – “ Ich hatt’ einen Kameraden ” qui date de 1825). La propagande préfère utiliser des vedettes de second plan pour proposer des programmes lénifiants, sans aucune prise avec le réel. C’est le cas d’André Claveau qui, à Radio Paris, station contrôlée par les Allemands, anime une émission pour les femmes, “ Cette heure est à vous ”. Outre Claveau – qui sera le premier interprète de Jean Ferrat ! – la plupart des vedettes des années trente poursuivent leur carrière, à Paris ou en zone non occupée : Raymond Legrand et son orchestre s’engouffrent dans le créneau laissé vacant par Ray Ventura qui a dû émigrer, Jean Sablon (“ Je tire ma révérence ”), ou encore Léo Marjane. A la Libération, Léo Marjane sera poursuivie par les Comités d’épuration pour avoir chanté dans des cabarets fréquentés par des officiers allemands. Elle se justifiera ainsi : « J’aimerais bien savoir qui n’a pas chanté ? Et ceux qui prétendent ne pas l’avoir fait n’ont pas de mémoire. Il fallait que je gagne ma vie. » Comme beaucoup d’autres personnaliéts, elle aura deux fers au feu : « Mon mari, le colonel Charles de Ladoucette, que j’ai épousé en 1948 et qui à l’époque était lieutenant, faisait partie d’un réseau dirigé par le colonel Rémy. Et c’est moi, Marjane, qui ai entretenu financièrement ce réseau. » Née en 1912, Marjane est aujourd’hui largement centenaire. Autres carriéristes à tout crin : Édith Piaf, Charles Trénet et Maurice Chevalier. Les chanteurs acceptent quelques compromissions bénignes ou quelques prestations douteuses : un récital bien payé pour Radio Paris, un gala au profit du Secours National. Une minorité finira par accepter de se rendre en Allemagne en échange – pour satisfaire leur conscience – de la libération de quelques prisonniers de guerre. On trouve par exemple dans l’édition française de Signal un article sur Maurice Chevalier chantant “ Ya d’la joie ” devant une salle de prisonniers de guerre en janvier 1942, dans le Stalagd’Alten-Grabow où il avait été lui-même prisonnier pendant la Première Guerre mondiale. Il se dit “ reconnaissant aux autorités allemandes ” car, en échange de sa venue, elles ont libéré quelques Français. Dans ces mémoires, Chevalier expose, penaud, comment les Allemands ont exploité son manque de résolution : « La direction de Radio Paris [station entièrement contrôlée par les Allemands] me fait convoquer :

Nous désirons que vous fassiez des émissions artistiques à Radio Paris comme vous en avez toujours fait à la Radio Française…

[…] Je sais trop bien ce qu’un refus catégorique me vaudrait par la suite. Il faut tergiverser, composer : ‘ Je ne puis rester que quelques semaines à Paris, vous comprenez, ma famille est dans le midi. ’ Je rougis un peu, l’homme me fixe. Je pense m’en être tiré intelligemment. Ne pas les mettre en boule contre moi, tout en faisant comprendre aux Français, par mon court séjour à Paris, que je ne fais que ce qui est absolument obligatoire. » Maurice Chevalier. Ma Route et mes chansons. (Paris, René Julliard, 1950) 309.

Susy Delair, Albert Préjean, Viviane Romance répondent à l’invitation de Karl Frölich, le président de la Corporation du Cinéma Allemand. Piaf, Trénet, Léo Marjane, Raymond Legrand et son orchestre se produisent dans des stalags ou dans des salles de spectacle de grandes villes allemandes jusqu’en 1943. Dans les années vingt et trente, les échanges culturels entre les deux pays avaient été très substantiels, la France exerçant sur l’art populaire allemand (chanson, cinéma) un fort attrait. Dès les années vingt, Maurice Chevalier et Mistinguett s’étaient produits avec grand succès en Allemagne. Le film allemand Bel Ami, écrit d’après la chanson de Tino Rossi, elle-même inspirée de Maupassant, avait connu la célébrité à la fin des années trente.

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