A côté d’un stand improvisé sur la place Manara, au coeur de la ville d’Hébron, tumultueuse et bruyante comme aux meilleurs jours, se tiennent deux jeunes gens, des liasses de billets dans les mains, et changeant de l’argent. Les billets passent de main en main - dinars jordaniens, rials saoudiens, monnaie du Golfe, dollars, shekels et euros. Le change local. Derrière le stand se trouve la boutique de Fadel Abdin, le plus gros changeur d’Hébron. Une grande enseigne colorée, figurant un vautour ouvrant les ailes, une de ses ailes étant un dollar américain et l’autre un dinar jordanien, domine la porte d’entrée. Mais la boutique est fermée. Un ordre de fermeture pour un semestre a été lancé contre lui, sur ordre du commandant du commandement central.
Des affiches renvoient les clients vers les numéros de téléphones des autres bureaux, restés ouverts, du réseau dirigé par Fadel Abdin. Celui-ci est dans la rue bruyante, à observer de loin ses fils qui s’occupent du stand improvisé, substitut d’un bureau qui était un substitut de banque. L’armée israélienne dit que cette banque de change était amie avec les organisations terroristes qui transféraient des fonds par son intermédiaire. Fadel Abdin dément formellement. Il dit que l’Autorité Palestinienne inspecte tout mouvement d’argent, afin d’éviter qu’il n’aille au Hamas ou ses pareils. En tout cas, l’argent qui se trouvait dans l’agence est parti. Une nuit, les soldats et les policiers sont venus et ils ont tout confisqué.
Fadel Abdin n’est pas le seul. La semaine dernière, dans la nuit du lundi au mardi, des forces de l’armée israélienne ont envahi la plupart des villes de Cisjordanie, fourrant la main dans les poches gonflées des agents de change et prenant tout ce qu’elles trouvaient. Jusqu’à la menue monnaie dans le sac de leurs épouses. A Hébron seul, les forces israéliennes ont envahi six bureaux, en n’oubliant pas de passer dans les maisons. Le président de la chambre de commerce de la ville, Hashem Natsheh, dit qu’il s’agit d’un rude coup pour l’économie d’Hébron. « Les dommages atteindront les deux peuples », dit-il, pesant ses mots.
Fauteuils de velours, lourdes tentures, vitrines surchargées de souvenirs, photographies aux murs et tapis sur le sol, Ismaïl Haniyeh à la télévision, une pièce décorée et démodée au deuxième étage de la chambre de commerce, au coeur d’Hébron. En bas, la rue principale grouillante de monde et de voitures. Les centaines de magasins sont remplis du meilleur du pays et de l’étranger. Ici, il y a de l’argent.
Dans les fauteuils, sont assis des hommes portant cravate et habillé de manière classique, porte-documents à la main. Ce ne sont pas nos interlocuteurs habituels - ni réfugiés, ni invalides, ni endeuillés et pas affamés. Seulement quelques riches hommes d’affaires dont Israël a, au milieu de la nuit, grossièrement fait les poches pour en tirer des sommes qui pourraient soutenir un camp de réfugiés de belle taille.
Après quelques brèves formules de politesse, café, thé et biscuits, nous passons dans une pièce plus modeste et plus commode, au coeur de la chambre de commerce, avec trois des plus importants agents de change d’Hébron, victimes d’une nuit de confiscation : Fadel Abdin, 53 ans, propriétaire d’un réseau de cinq bureaux à Hébron, à Ramallah et Bethléem ; Mokhi-a-Din Natsheh, 46 ans, propriétaire de deux bureaux, et Sharif Wazwaz, 46 ans, qui possède un bureau de change. Abdin se fait leur principal porte-parole. Leur rivalité en affaires est, dit-il, raisonnable. Et maintenant, ils sont même compagnons de malheur.
Ils sont l’oxygène économique de leur ville prospère. Depuis que la ville de Naplouse s’est retrouvée confinée et ruinée, Hébron est devenu le centre économique de la Cisjordanie grâce au fait qu’une partie de ses accès ne sont pas barrés par Israël. Dans les banques, les commissions sont élevées et la bureaucratie lourde. Dès lors, la plupart des clients, particuliers et sociétés, préfèrent les services bancaires des agents de change. Ceux-ci exécutent des opérations de change et de transfert, le tout en cash, sur place. Selon leurs dires, chez chacun d’entre eux passent des fonds pour une valeur d’au moins 100 000 dollars par jour. Tout est noté, enregistré, disent-ils.
La semaine dernière, dans la nuit de lundi, Fadel Abdin est allé se coucher et a été réveillé en sursaut, au milieu de la nuit, par la sonnerie de sa porte. D’importantes forces, peut-être 15 véhicules militaires, se trouvaient devant l’entrée de la maison. On lui a demandé de s’habiller et d’apporter sa carte d’identité ainsi que les clés des agences et des coffres. On a fait sortir dans la rue tous les habitants de la maison avant de lancer une fouille de celle-ci. Pas un tiroir n’a été oublié. Pas un billet de banque n’a échappé.
Qu’ont-ils pris dans la maison ? Il nous présente les listes griffonnées à la main : 1 640 dinars, 6 145 shekels, 200 dollars, 5 livres sterling, une livre égyptienne et une livre chypriote. Les shekels étaient en monnaie. Ils les ont prises. La menue monnaie qui se trouvait dans le sac à main de son épouse, ils l’ont prise aussi. Ils n’ont pas laissé la moindre pièce de monnaie. Ils ont bien sûr pris aussi tous les ordinateurs de la maison, même ceux des enfants, et tous les documents, y compris les actes de propriété sur ses terres. Ils ont même pris la médaille qu’il avait reçue du club sportif local.
Ils lui ont remis une notification, en hébreu et en arabe, de mandat de perquisition au nom de l’Armée de Défense d’Israël. Cette notification n’était pas signée : il s’agissait simplement d’une photocopie. Au bas de celle-ci, on peut lire : « Agent de change, sachez que le transfert d’argent et/ou toute assistance accordée à des militants du terrorisme constitue une infraction grave pouvant effectivement être punie de 10 ans de prison ». Ils lui ont ensuite bandé les yeux, lié les mains et ils l’ont fait monté dans une des jeeps.
Quand ils sont arrivés à l’agence, ils lui ont ôté le bandeau et délié les mains puis ont commencé leur entreprise de confiscation. Depuis les caméras de surveillance jusqu’aux ordinateurs, ils ont tout pris, y compris le contenu des coffres et les documents. Ils ont tout mis dans des boîtes en carton et, en guise de dessert, ils lui ont remis un ordre de fermeture - pour six mois.
« En vertu de mon pouvoir de commandant des forces de l’armée israélienne dans la région, et conformément à mes pouvoirs tels que stipulés à l’article 91 du décret portant sur les consignes de sécurité… et conformément aussi aux autres pouvoirs qui me sont conférés selon toutes les dispositions légales en matière de sécurité, et dans la mesure où j’estime que la chose est rendue nécessaire pour la sécurité de la zone, la sécurité des forces de l’armée israélienne, l’existence d’une administration réglée et l’ordre public, et par la nécessité qu’il y a de combattre l’infrastructure terroriste, dans tous ses éléments, toutes ses composantes, organisations et organes, et étant d’avis que la chose est requise afin de mettre en échec les actions terroristes et de porter atteinte aux infrastructures terroristes, j’ordonne la fermeture du lieu », écrit le général Gadi Shamni, « commandant des forces de l’armée israélienne dans la région de Judée et Samarie [Cisjordanie] ». C’est ce que l’on peut lire dans le document peu soigné, signé de la main du général qui aurait pu proposer un texte pas trop mauvais pour une rubrique littéraire ou satyrique. « Motifs de l’ordonnance : en ce lieu, se poursuit une activité de transfert de fonds au profit des organisations terroristes palestiniennes et de militants de la terreur. Et laisser cet endroit ouvert aboutirait à atteindre à la sécurité de la région, à la sécurité des forces de l’armée israélienne et à l’ordre public. »
La même nuit, exactement à la même heure, les forces envahissaient aussi les maisons de Sharif Wazwaz et Mokhi-a-Din Natsheh. Les mêmes scènes se sont répétées. On a fait sortir la maisonnée, fouillé la maison, confisqué, menotté, pris, véhiculé jusqu’aux agences, fouillé, mis en caisse, confisqué. Ils ont pris à Sharif Wazwaz pour un montant de 100 000 dollars en cash, et à Mokhi-a-Din Natsheh ils ont pris pour 90 000 dollars et ils lui ont confisqué 58 chèques postdatés pour une valeur totale d’environ un million de shekels.
A Mokhi-a-Din Natsheh - qui venait d’ouvrir, trois jours plus tôt, sa nouvelle agence où il avait, selon ses dires, placé l’argent de la vente d’un terrain - ils ont remis un ordre de fermeture pour un an. Pas de fermeture, par contre, pour Sharif Wazwaz. Mokhi-a-Din Natsheh détient une note manuscrite de l’adjudant Moti Kapouya, de la police israélienne : « Ce jour, au cours d’une opération militaire à Hébron, en commun avec les policiers Amihai+Nevo+Sami, nous nous sommes rendus au bureau du suspect Mokhi-a-Din Natsheh… Dans le coffre-fort situé au premier étage de son bureau, se trouvaient les sommes suivantes : 105 300 shkels + 32 460 dinars jordaniens + 210 dollars américains. L’argent mentionné ci-dessus, compté en présence du suspect et par lui-même, nous l’avons mis dans un sac scellé n° 40008378. Toute la procédure a été filmée et enregistrée sur caméras vidéo par un photographe de l’armée. »
Ce n’est qu’au petit jour qu’ils ont été autorisés à rentrer chez eux. Ils ont ainsi laissé Sharif Wazwaz dans la rue, dans la pluie et le froid. Son téléphone portable lui ayant été confisqué, il s’est adressé au veilleur de nuit d’une agence de banque de la ville pour lui demander de téléphoner chez lui, afin qu’on vienne le chercher.
Ils disent n’être absolument pas des politiques : ni Hamas ni Fatah, juste le business. Ils assurent aussi que l’autorité palestinienne chargée du contrôle de la monnaie est très pointilleuse dans son inspection des transferts d’argent chez eux. Plusieurs agents de change qui traitaient avec le Hamas ont déjà été arrêtés et interrogés par l’Autorité Palestinienne. Il y a une liste noire de groupes et d’institutions avec lesquels il est interdit de faire des affaires, par ordre de l’Autorité Palestinienne. Toutes leurs opérations sont enregistrées, disent-ils.
Comme un seul homme, ils précisent qu’ils ne mettraient pas en danger leurs florissantes affaires pour une poignée de dollars prohibés. Le plus ancien d’entre eux, Fadel Abdin, ajoute que cela fait 37 ans qu’il est dans les affaires de change et qu’il a toujours pris garde de ne pas les mettre en danger. Ils confirment tous qu’il y a une forte augmentation de l’importance des fonds qui passent par eux, mais il y a à cela, selon eux, toute une série de raisons économiques, non liées au terrorisme - à commencer par la hausse des prix de l’or vendu en Jordanie par leur intermédiaire, sans oublier l’augmentation de l’exportation israélienne vers les pays arabes, dont l’échange se fait parfois aussi par leur intermédiaire.
Et comment le Hamas reçoit-il son argent ? « Demandez-leur. » Pourquoi ces confiscations chez vous et pas chez d’autres ? « Parce que nous sommes les plus en vue dans la ville. »
Ils ont déjà engagé les services de l’avocat Mati Atzmon, de Jérusalem. Celui-ci a adressé une lettre au général Shamni : « Honoré Général… Par la présente, nous entendons faire objection à l’ordonnance susmentionnée et cela pour les motifs suivants : 1. L’agence susmentionnée ne sert qu’au change d’argent. 2. L’agence n’a pas et n’a pas eu de lien avec les organisations terroristes. 3. Dans cette agence, n’est effectuée aucune opération de transfert d’argent au profit de quelque organisation terroriste que ce soit. 4. Cette agence existe depuis de nombreuses années déjà et elle est seulement une source de revenus… Au vu de ces motifs, nous vous sollicitons, honoré Général, de lever l’ordre de fermeture et d’ordonner la restitution des fonds qui ont été saisis. Je noterai encore que, selon ce que j’ai compris, les sommes saisies n’étaient, avec tout le respect qui vous est dû, pas destinées à "financer la terreur’ ».
Pour autant que nous sachions, l’« honoré Général », comme dit cet avocat distingué, n’a pas encore répondu.
(Traduction de l’hébreu : Michel Ghys)
Reçu de Nadine Ghys