(Partie 3 : 7 octobre 2024, un an de soulèvement du ghetto de Gaza)
Je me souviens des rares fois où nous avons été reçus en délégation au cabinet du libéral Didier Reynders, alors ministre des Affaires étrangères, sur le cas d’Ali Aarrass. (2) Nous y sommes allés pour plaider en faveur d’une intervention humanitaire minimale : une assistance consulaire de la Belgique pour ce Belgo-Marocain, accusé à tort de terrorisme, qui a failli mourir dans une prison marocaine. Et à chaque fois, les membres du cabinet tombaient du ciel lorsque nous leur parlions des piles de documents de l’ONU, des appels d’Amnesty et d’autres organisations de défense des droits de l’homme qui témoignaient noir sur blanc de la torture d’Ali Aarrass au Maroc. « Je n’en ai jamais entendu parler, nous ne le savions pas », affirmaient-ils. S’agit-il d’une pure hypocrisie ou d’une pure indifférence, qui sait ? Le fait est que tous ces rapports ont dû moisir quelque part dans un coin poussiéreux du ministère. Rien n’a changé.
Nous avons quitté le bâtiment avec un sentiment d’amertume, apprenant que c’est la politique qui commande, non pas la loi, ni la justice, ni les considérations humanitaires.
De quel côté êtes-vous ?
(3)
Et non, il ne s’agit pas de deux poids, deux mesures, comme on l’entend souvent dans les critiques de la politique occidentale. En matière de terrorisme et de War on Terror, de guerre contre la terreur, nouveau nom des guerres coloniales, il n’y a qu’une seule mesure et qu’un seul poids. Qu’il s’agisse d’Ali Aarrass, de Julian Assange, de Nizar Tabelsi ou de Guantanamo, il ne s’agit plus de faits objectifs de torture, d’enlèvement ou de meurtre, mais du camp dans lequel on se trouve : dans notre camp occidental ou dans le camp de l’ennemi.
Ce n’est qu’un petit exemple que je cite pour nous aider à mieux comprendre ce que les Palestiniens vivent à grande échelle et depuis des toujours. Au cours des dernières décennies, ce ne sont pas des dizaines, mais des centaines de résolutions, de votes et de rapports qui ont été publiés au plus haut niveau pour condamner Israël pour les crimes qu’il commet à l’encontre du peuple palestinien. Tous sans conséquence. Sans changer ne serait-ce qu’un iota à la politique occidentale. Qui se poursuit jusqu’à soutenir le génocide de Gaza, maintenant étendu à toute la région. Qui nous apprend qu’en matière de lutte contre le terrorisme, la classe politique européenne est sur la même ligne que les assassins de masse israéliens en Palestine. Sur la même ligne que les États-Unis qui ont lancé la guerre mondiale contre le terrorisme, il y a une vingtaine d’années.
Bart De Wever, président de la Nieuw-Vlaamse Alliantie (NVA), Alliance néo-flamande, le plus grand parti de Belgique, au lendemain du 7 octobre 2023, résumait ainsi la situation : « Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul camp à choisir. C’est le camp d’Israël ». Ce que cela signifie un an plus tard, nous l’avons entendu de la bouche d’autres dirigeants belges. « Le Hezbollah doit être interdit. L’histoire du bipeur, c’est du génie ! Qu’ils continuent comme ça ! », a déclaré Francken, un collègue de parti, après l’attentat terroriste au Liban qui a fait plusieurs dizaines de morts et des centaines de blessés et de mutilés. Tout comme M. Bouchez, président du MR, le plus grand parti francophone de Belgique, qui a déclaré : « L’attaque des bipeurs est un coup de génie ».
Accuser la victime
Le lendemain de l’explosion de Gaza, le 7 octobre 2023, le drapeau israélien a été déployé sur tous les bâtiments officiels des villes européennes. Le Parlement européen a fait encore mieux : le drapeau israélien a été projeté sur le bâtiment du Berlaimont à Bruxelles. Coût : 28 520 euros ! Un an plus tard, la même classe politique européenne a commémoré le premier anniversaire comme si rien ne s’était passé cette année-là. Les lumières de la tour Eiffel sont à nouveau éteintes et le drapeau israélien est projeté sur la porte de Brandebourg. L’Europe a commémoré les 1 200 victimes israéliennes de la flambée de Gaza. Rien qu’eux. Pas les dizaines de milliers de personnes tuées et mutilées à Gaza. Le nombre indescriptible de morts et de blessés palestiniens, libanais, iraniens, yéménites n’a non seulement pas été mentionné, mais la responsabilité en a été attribuée à la résistance palestinienne et à ce qui s’est passé le 7 octobre.
La présidente de la Commission européenne, la démocrate-chrétienne Ursula von der Leyen, a déclaré que les attaques du Hamas, au cours desquelles 1 200 Israéliens ont été tués et 250 autres pris en otage, étaient un exemple de « brutalité inqualifiable » (sic). « Les attaques terroristes du Hamas contre Israël ont déclenché une spirale de violence qui a plongé toute la région dans un état de tension et d’instabilité extrêmes », a-t-elle déclaré. Le chancelier socialiste allemand Olaf Scholz s’est joint à sa compatriote : « Avec son attaque répugnante contre Israël, le Hamas a déclenché une catastrophe pour le peuple palestinien ». « Le mouvement terroriste Hamas a piégé Israël et l’a entraîné dans la guerre », a déclaré Bart De Wever. Le Hamas a peut-être aussi sur la conscience le fait que des réfugiés ont été brûlés vifs lors de l’attaque israélienne d’un camp de tentes dans la cour d’un hôpital à Gaza, tout comme le Hezbollah et l’Unifil seraient responsables du bombardement israélien des soldats de la paix de l’ONU au Liban.
La journaliste Caitlin Johnstone a répondu à ces affirmations européennes et étasuniennes : « En fait, on nous demande de croire que les Palestiniens commettent un génocide contre eux-mêmes. Pouvez-vous imaginer quelque chose de plus insultant pour votre intelligence et votre bon sens ? » (5) Et encore : « Je serais heureuse de parler à quelqu’un qui peut me dire ce que les Palestiniens devraient faire, à part se soumettre et mourir. Quelqu’un qui peut me présenter un plan de libération de la Palestine qui (A) n’implique pas la violence, (B) est efficace, (C) est juste, (D) n’est pas naïf ou stupide. Si vous le pouvez, venez me parler. Ce n’est qu’à ce moment-là que je condamnerai le Hamas ».
Ce n’est pas que le peuple palestinien et ses organisations de résistance n’aient pas tout essayé pour mettre fin à l’occupation, à la violence incessante, à l’expulsion et à l’apartheid, et pour réveiller et inciter le monde à mettre la Palestine à l’ordre du jour. Tout, c’est-à-dire avec tous les moyens pacifiques et militaires imaginables à leur disposition. Des actions de guérilla aux attentats suicides en passant par les tirs de roquettes artisanales. Mais aussi par tous les moyens pacifiques possibles.
C’est ainsi qu’est née la Grande Marche du Retour. Une initiative civique pacifique comme il y en a eu beaucoup dans les colonies occidentales. Elle s’est heurtée à la violence de l’oppresseur, encore et encore. Par exemple, il y a eu les marches de protestation contre les lois sur les laissez-passer dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. Ces lois exigeaient des Noirs des bidonvilles (townships) qu’ils produisent des documents les autorisant à séjourner ou à se déplacer dans une certaine zone. Lorsque les habitants du township de Sharpeville ont organisé une marche de protestation pacifique devant le commissariat de police local en mars 1960, 67 manifestants ont été abattus. Des révoltes pacifiques similaires ont eu lieu lors du soulèvement de Soweto en Afrique du Sud en 1976 ou lors de la marche pour l’égalité des droits en Irlande du Nord, le dimanche sanglant de 1972. Ou plus récemment, ce qui s’est passé à Fallujah, pendant la guerre et l’occupation de l’Irak par les États-Unis. Les 26 et 27 avril 2003, les troupes étasuniennes ont installé leur quartier général dans une école de Fallujah et l’ont transformée en base militaire. Le lendemain, quelque 400 personnes ont manifesté devant le bâtiment - élèves et enseignants, parents et proches - pour réclamer leur école et demander que l’armée EU s’installe ailleurs. Lorsque la manifestation s’est approchée du mur extérieur de l’école, les militaires ont ouvert le feu. Vingt personnes sont mortes sous les balles, dont trois enfants de moins de 10 ans ; plus de 85 autres ont été blessées. (6)
Le Sharpeville de Gaza, le Fallujah de Gaza : la grande marche du retour (du 30 mars 2018 au 27 décembre 2019)
Pour protester contre l’asphyxie par le blocus israélien, les conditions de vie misérables à Gaza et pour exiger le droit au retour des réfugiés (notez que le retour des réfugiés dans leur pays d’origine est le slogan le plus populaire en Europe !), une initiative citoyenne a vu le jour et a organisé une marche de protestation quotidienne ou hebdomadaire jusqu’au mur qui sépare Gaza d’Israël. Des dizaines de milliers de Palestiniens y ont participé. Toutes les organisations de résistance ont soutenu les manifestations pacifiques devant le mur.
La réponse violente des forces d’occupation ne s’est pas fait attendre. Tout Palestinien qui s’approchait trop près du mur ou tentait d’y creuser un petit trou était abattu par des tireurs d’élite israéliens. Les manifestants ont ensuite mis le feu à des masses de pneus de voiture qui ont dégagé des nuages de fumée noire au-dessus du mur autour de Gaza, ou ils ont lâché des cerfs-volants en feu pour incendier des champs que les Palestiniens avaient l’habitude de cultiver et qui étaient désormais aux mains des Juifs. Aucun Israélien n’a été tué au cours de ce processus. En revanche, l’armée israélienne a abattu plus de 250 manifestants palestiniens au cours de ces quelques mois. Des milliers de Palestiniens ont été blessés : « Des milliers de manifestants ont subi de graves blessures par balle, principalement dans les jambes, brisant les os. Entre la première manifestation et novembre 2019, plus de 35 600 manifestants ont été blessés, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA). » (7) L’afflux de dizaines de milliers de blessés a ébranlé tout le système de santé à Gaza. Rappelez-vous les applaudissements occidentaux et les acclamations sur tous les bancs lors de la chute du mur de Berlin en novembre 1989. Il n’en a pas été de même pour le mur autour de Gaza.
Par la suite, la résistance palestinienne a tenté de persuader Israël de conclure un cessez-le-feu à long terme. En 1993, Cheikh Ahmed Yassine, le fondateur du Hamas (assassiné en 2004), a proposé une trêve à long terme avec Israël (« une Hudna » (8). À condition qu’Israël se retire à l’intérieur des frontières de juin 1967 avec l’Égypte et la Jordanie, c’est-à-dire les frontières d’avant la guerre des Six Jours. Une idée reprise par le Hamas en février 2006, après sa victoire électorale. Toujours à condition qu’Israël se retire dans les frontières de 1967 et reconnaisse le droit au retour des réfugiés palestiniens. Cela mettrait fin à l’effusion de sang et apporterait la paix et la possibilité de (re)construire des infrastructures et des industries.
Mais Israël a balayé toutes les propositions, y compris celle d’un État palestinien indépendant. En échange, Gaza a dû faire face à cinq guerres dévastatrices entre 2007 et 2023. « Tondre régulièrement l’herbe », c’est ainsi que les responsables israéliens appelaient ces guerres. Chaque fois, la population de Gaza a déployé des efforts surhumains pour reconstruire tout ce qui avait été détruit. Des tentatives désespérées pour préserver une forme de vie humaine, alors qu’entre-temps, en Cisjordanie, les nouvelles colonies illégales de colons juifs poussaient comme des champignons. C’était la fin d’une solution pacifique. « La douleur était devenue synonyme de vie à Gaza, écrit Jehad Abusalim, la plupart des gens savaient qu’une explosion d’une ampleur apocalyptique était à venir. Ils vivaient au jour le jour, mais toujours sans perspectives d’avenir, toujours avec la question brûlante de savoir s’ils trouveraient de la nourriture et de l’eau... Jusqu’à ce que certains, à Gaza, décident de mettre un terme à des décennies d’errance autour de la vérité. Ils ont décidé de diriger l’explosion qui murissait à Gaza vers l’endroit où tout a commencé : vers Israël ». (9)
Tant que Gaza ne se révolte pas.
Il s’agit peut-être d’un de ces documents que la classe politique n’a jamais lu. Dans une interview remarquable, le rapporteur spécial des Nations unies sur la Palestine a déclaré ce qui suit : « Tant que Gaza ne se révoltera pas, tant que Gaza ne sera pas périodiquement bombardée avec les armes les plus sophistiquées au monde, tant que Gaza ne fera pas la une de la presse mondiale, le monde ne fera rien pour changer cette situation ».
Ce qu’il a dit en 2019 n’est pas différent de ce que le Hamas a décidé de faire le 7 octobre 2023. Dans son texte sur la sortie du ghetto (10), le Hamas écrit : « Après 75 ans d’occupation impitoyable et de souffrances, après l’échec de toutes les initiatives pour la libération et le retour de notre peuple, après les résultats désastreux du soi-disant processus de paix, quelle réponse le monde attendait-il du peuple palestinien ? Devions-nous continuer à attendre et à compter sur l’impuissance des Nations unies ? Au cours des 75 dernières années, l’ONU a adopté plus de 900 résolutions en faveur du peuple palestinien. Israël a refusé de se conformer à toutes ces résolutions, et le veto des EU a été une constante au Conseil de sécurité de l’ONU pour empêcher toute condamnation des politiques et des violations d’Israël ».
C’est ainsi que le Hamas, avec le soutien des autres organisations de libération, a décidé de sortir du ghetto de Gaza. Pour changer le cours de l’histoire, qui ne pouvait aboutir qu’à la mort lente, mais certaine, de Gaza. Changer le cours de l’histoire, raisonne la résistance, ne se fait pas par des résolutions et des votes, ni par des parlements, ni par des institutions, ni par des ONG. Mais en créant des événements en dehors des règles, en dehors de l’ordinaire, en provoquant une rupture avec l’existant et en orientant l’histoire dans une direction différente. Telle est la signification du 7 octobre. Ce jour qui, selon le Hamas et toutes les autres organisations de libération, du Front populaire marxiste au Jihad islamique en passant par les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa du Fatah, a remis la Palestine sur la carte du monde et a mis fin aux faux-semblants meurtriers de calme et de paix.
Le plan du général
La flambée du Hamas a-t-elle alimenté la haine et l’esprit de meurtre en Israël ? Certainement. Mais c’était surtout le prétexte pour mettre enfin en œuvre leur plan d’élimination définitive du peuple palestinien, de sa résistance et de ses alliés dans la région. Le « plan du général » en fait partie. Ainsi, le Front populaire de libération de la Palestine écrit dans un communiqué de presse : « Le siège du camp de réfugiés de Jabalia implique la mise en œuvre du plan de ce qui est appelé le « plan du général » pour éradiquer et expulser notre peuple de la partie nord de la bande de Gaza ». Le Plan du général est rédigé par Giora Eiland, un général à la retraite qui, le 29 octobre 2023, avait déjà déclaré : « Le fait que nous cédions à la demande d’aide humanitaire à Gaza est une grave erreur... Gaza doit être complètement détruite : nous devons créer un chaos terrible, une crise humanitaire grave, des appels à l’aide vers le ciel... ». Son plan a été publié en septembre 2024 par l’organe de l’association des 1 500 officiers de l’armée. Non satisfaits de l’issue actuelle de la guerre à Gaza, qui ne parvient pas à éliminer le Hamas et la résistance palestinienne après un an de destructions et de meurtres de masse, ils proposent une approche différente. Le nord de la bande de Gaza devrait être nettoyé ethniquement et assiégé. Toute personne qui resterait sur place après cela devrait être affamée en bloquant complètement l’approvisionnement en aide humanitaire. De cette manière, la résistance sera également éradiquée et affamée. (11) Ce que nous voyons à l’œuvre, c’est la réalisation du rêve sioniste : Israël s’étendant du fleuve à la mer. Il ne reste que la Résistance des peuples et ses organisations de libération.
Partie 4 : Yahjah Sinwar et la libération des prisonniers palestiniens
Notes
[1] Stanley Michael Lynk, maître de conférences à l’université de Western Ontario, au Canada, a été rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967 de 2016 à 2022. Interview dans Middle East Eye en décembre 2019 : https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/gaza-2020-le-territoire-palestinien-t-il-atteint-le-point-de-non-retour
[2] Sur l’affaire Ali Aarrass, voir www.freeali.be
[3] D’après le titre de la chanson de mineur étasunienne de 1931 de Florence Reece.
[4] https://fr.euronews.com/my-europe/2024/10/07/commemorations-du-7-octobre-hommages-et-appels-au-cessez-le-feu-des-dirigeants-europeens
[5] https://www.caitlinjohnst.one/p/were-basically-being-asked-to-believe
[6] Learning from Fallujah ETH Zurich PDF 9 novembre 2023
[7] https://www.msf.org/great-march-return-depth
[8] Une Hudna est un cessez-le-feu conclu pour une période déterminée de 10 ou 20 ans, sans compromis sur les droits des Palestiniens. Ce qui se passe après cette période relève de la décision de la génération suivante et dépend du comportement d’Israël. Dans : Le Hamas, par Khaled Hroub, Éditions Demopolis 2008
[9] Gaza reste notre boussole https://mondoweiss.net/2024/10/gaza-remains-our-compass/
[10] 21 janvier 2024, agence de presse du Hamas, “ Our Narrative-Operation Al-Aqsa Flood ”. (Notre vision de la tempête d’Al-Aqsa7 octobre)
[11] https://www.middleeasteye.net/explainers/israel-gaza-palestine-what-generals-plan