RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

Où va le travail ?

La thèse enrichissante selon laquelle le capitalisme est déjà mort impose une question tout aussi enrichissante : que devient le travail désormais orphelin de la traditionnelle exploitation capitaliste ? La résolution à venir des crises écologique et sociale monstrueuses que nous a délibérément légué le capitalisme devra impérativement s’occuper de définir ce qui remplacera le travail dans la société nouvelle. Un travail de titans !

Dans leur ouvrage paru en 2012, « Dead Man Working » [1], Carl Cederström et Peter Fleming, entament leur analyse par un constat remarquable :

« Même ses plus ardents partisans reconnaissent que le capitalisme a rendu l’âme à un moment ou à un autre des années 1970. Tous les efforts pour le ranimer ont échoué. Pourtant bizarrement, à présent qu’il est mort, le voilà devenu […] plus puissant et plus influent que jamais. Ce livre s’intéresse à ce que signifie vivre et travailler dans un monde mort. » [2]

Ils interrogent notamment ce fait paradoxal : bien que « l’ère du travail » prend fin, la lutte pour des « jobs » toujours plus précaires et dénués de sens a toujours plus de férocité et prend des formes de plus en plus anormales. Confronté à la disparition du travail et donc avec lui de la « substance du capital » - pour reprendre le concept fondamental de Marx - le capitalisme est devenu incapable de réagir de façon ordonnée, par exemple en partageant équitablement le travail restant. Au contraire, au nom de l’avantage à conserver au sein de la concurrence exacerbée, il convient d’extraire de ceux qui ont un emploi jusqu’à la dernière parcelle de plus-value.

Bien sûr, l’exploitation du travail n’est pas nouvelle, puisqu’en son absence il n’y aurait pas même de capitalisme. Ce qui est nouveau, c’est l’abolition de la frontière entre travail et temps libre, production et reproduction :

« Le capitalisme actuel a ceci de particulier que son influence s’étend bien au-delà du bureau. Le fordisme laissait encore les week-ends et le temps libre relativement intacts. Leur rôle était de soutenir indirectement le monde du travail. Aujourd’hui, en revanche, le capital cherche à exploiter notre socialité même, dans toutes les sphères de la vie. À partir du moment où nous nous transformons tous en capital humain, on ne peut plus se contenter de dire que nous avons ou que nous effectuons un job. Nous sommes le job. Y compris lorsque la journée de travail paraît finie. » [3]

Selon Cederström et Fleming, il en résulte l’espèce des « dead men working », les morts-vivants qui travaillent, incapables de vivre vraiment et attendant une fin qui pourtant ne vient pas.

L’extension du travail à toutes les sphères de la vie est accompagnée, dans l’autre sens, de tentatives de gestion des ressources humaines « libératrice » (liberation management) visant à faire entrer la « vie » dans le travail. Ainsi, on rencontrera, jusqu’au plus pathétique, des « exercices de mise en d’équipe » (team-building exercises) s’apparentant aux anniversaires d’enfants, des invitations à être « authentique » en toutes circonstances, à prendre le lieu de travail pour sa salle de séjour, et même à libérer sa haine du capitalisme. Tout cela consiste à faire en sorte que les employés s’investissent entièrement dans leur travail et « profitent » d’autant à l’entreprise.

Seulement voilà : la double équation « le travail c’est la vie, et la vie c’est le travail » ne se vérifie pas. Les arrêts de travail en raison de maladies psychiques augmentent dans des proportions effrayantes, tout comme la consommation de produits psycho-pharmaceutiques permettant la préservation de la capacité de travail. Dépression et « burn out » sont désormais perçus comme des « maladies de société ». Même le suicide se métamorphose en « séries noires » dans les journaux télévisés. Une vie vouée exclusivement au travail, sans la possibilité de se réfugier dans la sphère de la reproduction – sphère dissociée et dévalorisée obéissant à une autre logique – n’est assurément pas vivable.

La conclusion s’impose :

« Être un travailleur n’a rien de glorieux. Une politique de l’emploi digne de ce nom n’aurait pas pour objectif un travail plus juste, un travail meilleur ou plus ou moins de travail, mais la fin du travail. » [4]

Évidemment, il faudrait alors mettre fin en même temps au « patriarcat capitaliste » : une autre gageure. Dans la société bonne restant à construire le travail aura changé de nature profonde en même temps que de nom. Des rapports sociaux et de production basés sur tout autre chose que la domination du capital sur le travail pourrait naître enfin. Le libre consentement à l’effort producteur des richesses nécessaires aura remplacé la contrainte omnipotente. Un pari sur la bonne volonté des hommes ? Certes ! Et l’humanité d’y gagner en dignité.

Yann Fiévet

Les Zindignés /La vie est à nous - No 3 – Novembre 2013

[1Carl Cederström et Peter Fleming, Dead Man Working, Zero Books, Londres 2012].

[2Ibidem.

[3Ibid.

[4Ibid.


URL de cet article 23100
  
AGENDA

RIEN A SIGNALER

Le calme règne en ce moment
sur le front du Grand Soir.

Pour créer une agitation
CLIQUEZ-ICI

Même Thème
Pierre Lemaitre. Cadres noirs.
Bernard GENSANE
Contrairement à Zola qui s’imposait des efforts cognitifs démentiels dans la préparation de ses romans, Pierre Lemaitre n’est pas un adepte compulsif de la consultation d’internet. Si ses oeuvres nous donnent un rendu de la société aussi saisissant c’est que, chez lui, le vraisemblable est plus puissant que le vrai. Comme aurait dit Flaubert, il ne s’écrit pas, pas plus qu’il n’écrit la société. Mais si on ne voit pas, à proprement parler, la société, on la sent partout. A l’heure ou de nombreux sondages (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

En transformant les violences de l’extrême droite vénézuélienne en "révolte populaire", en rhabillant en "combattants de la liberté" des jeunes issus des classes aisées et nostalgiques de l’apartheid des années 90, c’est d’abord contre les citoyens européens que l’uniformisation médiatique a sévi : la majorité des auditeurs, lecteurs et téléspectateurs ont accepté sans le savoir une agression visant à annuler le choix des électeurs et à renverser un gouvernement démocratiquement élu. Sans démocratisation en profondeur de la propriété des médias occidentaux, la prophétie orwellienne devient timide. L’Amérique Latine est assez forte et solidaire pour empêcher un coup d’État comme celui qui mit fin à l’Unité Populaire de Salvador Allende mais la coupure croissante de la population occidentale avec le monde risque un jour de se retourner contre elle-même.

Thierry Deronne, mars 2014

Médias et Information : il est temps de tourner la page.
« La réalité est ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est ce que nous croyons. Ce que nous croyons est fondé sur nos perceptions. Ce que nous percevons dépend de ce que nous recherchons. Ce que nous recherchons dépend de ce que nous pensons. Ce que nous pensons dépend de ce que nous percevons. Ce que nous percevons détermine ce que nous croyons. Ce que nous croyons détermine ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est notre réalité. » (...)
55 
La crise européenne et l’Empire du Capital : leçons à partir de l’expérience latinoaméricaine
Je vous transmets le bonjour très affectueux de plus de 15 millions d’Équatoriennes et d’Équatoriens et une accolade aussi chaleureuse que la lumière du soleil équinoxial dont les rayons nous inondent là où nous vivons, à la Moitié du monde. Nos liens avec la France sont historiques et étroits : depuis les grandes idées libertaires qui se sont propagées à travers le monde portant en elles des fruits décisifs, jusqu’aux accords signés aujourd’hui par le Gouvernement de la Révolution Citoyenne d’Équateur (...)
L’UNESCO et le «  symposium international sur la liberté d’expression » : entre instrumentalisation et nouvelle croisade (il fallait le voir pour le croire)
Le 26 janvier 2011, la presse Cubaine a annoncé l’homologation du premier vaccin thérapeutique au monde contre les stades avancés du cancer du poumon. Vous n’en avez pas entendu parler. Soit la presse cubaine ment, soit notre presse, jouissant de sa liberté d’expression légendaire, a décidé de ne pas vous en parler. (1) Le même jour, à l’initiative de la délégation suédoise à l’UNESCO, s’est tenu au siège de l’organisation à Paris un colloque international intitulé « Symposium international sur la liberté (...)
19 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.