Rien que le bandeau de présentation donne un aperçu des préjugés de la journaliste. Elle nous dit que « Dolma Tsering (...) est née au Tibet en 1959, neuf ans après l’invasion du pays himalayen par l’armée de la Chine communiste. » Invasion ? En fait, la Chine n’a fait que récupérer une province traditionnelle ayant échappé pour un temps (de 1911 à 1950) à son contrôle à cause des problèmes de la jeune république (seigneurs de la guerre, rivalité entre communistes et Guomindang, agression japonaise). Il est assez lamentable qu’un journal au bon nom de Libération taxe d’« invasion » l’arrivée au Tibet de l’APL (Armée populaire de Libération) qui a effectivement libéré la population d’un pouvoir théocratique millénaire. Pour rappel, les paysans tibétains étaient astreints aux corvées ; ils pouvaient être vendus comme du bétail ; les esclaves fugitifs pouvaient subir l’arrachage des yeux (énucléation), l’arrachage de la langue, la section des tendons, l’amputation de bras, de jambes, ou être écorchés vifs.
Première question de la journaliste : « Que pensez-vous du projet chinois de détourner l’eau du Brahmapoutre depuis le Tibet vers le désert du Xinjiang ? » Une question correcte aurait été : « Que pensez-vous du projet chinois consistant, d’après la presse indienne, à détourner l’eau, etc., ? » Quand on sait que les journaux indiens, comme The Hindustan Times ou Mint, sont assez largement contrôlés par le pouvoir, un pouvoir national-hindouiste prêt à faire flèche de tout bois contre son rival chinois, il faudrait d’abord s’interroger sur la réalité et la faisabilité d’un tel projet. D’après Romesh Bhattacharji, ancien bureaucrate indien, « les Chinois devraient faire monter l’eau plus de 1.000 mètres au-dessus de son altitude actuelle pour la détourner vers le nord, ce qui lui semble impossible » (site Slate.fr, 03/04/2015, d’après The Diplomat, Sciences et Avenir, i100).
Il faudrait donc se demander d’abord si un projet aussi fou, pour autant qu’il existe, n’est pas condamné à l’avance à rester dans les cartons, comme ce fut le cas du projet envisageant d’acheminer vers la grande ville de Barcelone une partie de l’eau de l’Èbre et même du Rhône. De plus, on voit mal le gouvernement chinois donner le feu vert à une telle initiative alors qu’il vient de décider de transformer le Haut Plateau en sanctuaire écologique (voir www.tibetdoc.org, → Environnement → Écologie).
Quant à la compétence de Mme Delma Tsering pour répondre à la question posée, on peut en douter, elle qui parle du « Yarlung Tsampo, un affluent du Brahmapoutre », alors qu’il s’agit du même fleuve sous deux noms différents ; il est vrai qu’étant partie en exil avec ses parents quand elle n’avait pas encore un an, elle ne doit avoir de son pays d’origine qu’une connaissance très limitée.
Deuxième question : « Quelle est la situation politique et sociale du Tibet aujourd’hui ? » Comme on pouvait s’y attendre, Delma Tsering met en avant les « 149 personnes (...) immolées par le feu ». Il n’est pas question ici, bien sûr, de banaliser cette vague tragique (n’y aurait-il eu qu’un seul cas, ce serait déjà trop), ni même d’exempter les autorités politiques de tout reproche, mais encore faudrait-il se demander si les candidats au suicide ne sont pas fanatisés par certains moines sur place et par certains exilés, qui instrumentalisent la religion à des fins séparatistes (voir www.tibetdoc.org → Politique → Conflits). C’est une question que Laurence Defranoux ne s’est probablement jamais posée.
Delma Tsering se plaint longuement de la situation politique, mais reste muette sur la situation sociale, comme si ça n’avait pas d’importance. Pourquoi notre journaliste n’a-t-elle pas insisté pour avoir une réponse à la deuxième partie de sa question. Difficile d’admettre qu’un quotidien comme Libé semble faire peu de cas des droits sociaux (subsistance, santé, éducation) et des progrès constants du niveau de vie des Tibétains : Jean-Paul Sartre doit se retourner dans sa tombe...
Troisième question : « Sous la pression de la Chine, le dalaï-lama est de plus en plus ostracisé par le monde occidental. Qu’en pensez-vous ? » Réponse de Dolma Tering : « C’est fou comme la Chine arrive à influencer la communauté internationale (...) » Imaginons un moment qu’un leader charismatique corse fasse le tour du monde pour plaider la cause indépendantiste ; dans ce cas, la France n’essaierait-elle pas d’influencer la communauté internationale ? Il n’est d’ailleurs pas dit qu’elle y réussirait pleinement, pas plus que la Chine qui doit bien constater que des personnalités occidentales en vue se démènent toujours pour être photographiées aux côtés du saint homme.
Il est navrant de voir un journal comme Libé baigner dans les eaux tièdes de la pensée unique antichinoise et oublier que le dalaï-lama est devenu, pour le « monde libre », un pion sur un échiquier géopolitique qui le dépasse.
Quatrième et dernière question : « Comment voyez-vous l’avenir alors que Xi Jinping vient d’être reconduit à la tête de la Chine ? » La réponse de Dolma Tsering a tout pour plaire dans nos pays, car elle donne les apparences de la modération.
« Ce n’est pas parce qu’on défend le Tibet qu’on est anti-chinois », dit la « parlementaire » tibétaine. Les Chinois auront sans doute quelques difficultés à la croire, eux que le dalaï-lama a accusés dans ses mémoires d’être des « envahisseurs », des gens « impitoyables », qui se livrent au « pillage » qui ont une « mauvaise éducation » et autres joyeusetés détaillées à la page 69 du petit livre de Maxime Vivas, Dalaï-lama. Pas si zen (éd. Max Milo, 2011). Quant aux accusations de « génocide » (démographique, culturel et même physique), ce sont des mensonges fabriqués à Dharamsala et complaisamment relayés en Occident bien que leur fausseté ait été clairement établie par les chercheurs sérieux.
« (...) nous ne demandons pas l’indépendance », affirme aussi Mme Dolma Tsering. C’est en tout cas le discours officiel à destination de l’opinion internationale, mais chacun sait que le ton est légèrement différent au sein de la communauté des exilés, dont le rêve indépendantiste est secrètement entretenu. Comme le note finement Donald S. Lopez, lequel est par ailleurs favorable à la thèse indépendantiste, « il arrive au Dalaï-Lama lui-même de brouiller les cartes, en particulier dans des déclarations destinées à l’Occident, en passant d’un appel à l’indépendance du Tibet à un appel à la préservation de la culture tibétaine » (Fascination tibétaine, Du bouddhisme, de l’Occident et de quelques mythes, éd. Autrement, 2003, p. 226). À lire aussi sur la question, le chapitre VII (Indépendance ou autonomie) du livre de Maxime Vivas : c’est vraiment savoureux...
Conclusion de Dolma Tsering : « Le Parti communiste chinois devrait admettre que, après soixante années de contrôle, le problème tibétain n’est toujours pas résolu. » Mais les torts ne sont-ils pas au moins partagés, aurait dû demander Laurence Defranoux ? Pour rappel, l’accord en 17 points pour la libération pacifique du Tibet qui avait été signé en 1951, c’est le dalaï-lama qui l’a dénoncé quelques mois après sa fuite en Inde. Pour rappel encore, si, après l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, les négociations qui auraient entre autre permis au dalaï-lama de rentrer au pays ont été rendues très difficiles, c’est notamment à cause de la revendication des exilés tibétains de créer un « Grand Tibet » sur le quart du territoire chinois. Et quand, en 1986, le dalaï-lama a décidé d’internationaliser la question devant le Congrès des États-Unis, il a donné le coup de grâce aux négociations.
Mes questions : Plutôt que de prendre pour argent comptant tout ce qui sort de la bouche des exilés tibétains, un journal digne de ce nom ne devrait-il pas envoyer pour les interviewer des journalistes informés et doués de sens critique ? Serait-ce trop demander à un journal comme Libé de ne pas se laisser emporter par le courant de la pensée dominante ?
André Lacroix