Cette guerre est pleine de paradoxes. Le pays qui vous frappe aujourd’hui est justement celui qui vous est le plus proche historiquement et géographiquement, le seul où l’on vous comprend et vous aime par tous ces millions de liens familiaux, professionnels, linguistiques, culturels. Ironie de l’histoire, c’est ce dernier pays d’Europe à commémorer comme il se doit la Seconde guerre mondiale et le seul conscient réellement de l’horreur absolue qu’est la guerre, qui a déclenché l’irréparable. Ce pays qui vous frappe est celui qui souhaitait le plus ardemment éviter cette guerre, celui qui l’a sentie mûrir au fil des années et a déployé toutes les ressources de sa diplomatie pour infléchir le cours de l’histoire et éloigner l’inévitable.
Bien sûr aujourd’hui il t’est plus doux de te mirer dans les trésors de commisération qu’on vous adresse depuis le chaud cocon européen, d’écouter les larmoyants trémolos de ces frères démocrates et leurs promesses d’aide administrative, d’espérer les armes qu’ils se promettent de vous livrer (à crédit ?) jusqu’au premier coup de canon russe dans leur direction. Tu sais, sans l’admettre, que vous ne représentez pour eux qu’une « immigration de qualité » dont ils espèrent « tirer profit ». C’est humain, vous vous accrochez aux déclarations de moins en moins tonitruantes de vos maîtres à penser d’Outre-Atlantique, ces pacifistes capables d’oblitérer sans ciller des pays entiers mais considérant comme la pire épreuve de leur histoire l’effondrement de deux immeubles. Tu le sais au fond de toi-même : vous n’êtes pour eux que l’arme qu’ils déchargent contre la Russie. « Guerre à la Russie jusqu’au dernier Ukrainien »... est-ce là votre ambition ? Votre intérêt ? Votre destin ?
Mon cher Oleksandr, tu le sais mieux que moi : ton pays paie aujourd’hui le prix dramatique de ses erreurs. Hélas, elles ont été nombreuses et ce prix sera élevé, car l’histoire est sans pitié. N’espérez rien de la chorale des Européens et Etasuniens qui interprète votre héroïque agonie comme une Chanson de Roland moderne. Votre descente dans l’enfer d’aujourd’hui a été longue. Et il n’a pas manqué en chemin de signaux avant-coureurs ni de sonnettes d’alarme.
Indépendants, vous n’avez pas su cueillir les fruits de votre indépendance. Pourtant des fées s’étaient penchées sur votre berceau : en 1991, vous étiez l’un des pays nouvellement indépendants les plus prometteurs. Le riche héritage industriel et minier de votre passé soviétique, une géographie idéalement propice à l’agriculture, des ressources touristiques inégalées dans l’ex-URSS vous assuraient un PIB par habitant supérieur à la moyenne de la CEI (1). Sans compter une population éduquée, des infrastructures routières, ferroviaires et gazières les plus développées et la proximité des marchés est-européens. Ce n’est pas tout : des accords avantageux avec votre grand voisin vous assuraient une rente confortable sur le transit du gaz vers l’Europe et des tarifs imbattables sur le gaz, l’électricité et les matières premières russes qui auraient pu et dû conduire à un décollage économique spectaculaire (2). Cette situation de potentialité prometteuse s’est prolongée, avec des hauts et des bas, jusqu’en 2004 environ.
Naïfs, vous avez alors cédé au chant des sirènes de l’UE et des USA. Vous vous êtes laissés séduire par leurs promesses creuses d’amitié éternelle et d’intégration future, vous vous êtes laissés contaminer par leur russophobie congénitale. A partir du premier Maïdan, vous avez commencé à vous construire non pas en tant que nation, mais comme théâtre d’affrontement entre prorusses et antirusses.
Sous prétexte de vous arracher d’un passé soviétique auquel vous aviez pourtant ajouté bien peu de réalisations récentes (3), vous avez ressuscité de plus que douteuses figures de la collaboration avec les nazis et des pogroms de la Seconde guerre mondiale. Témoin ces avenues Stepan Bandera, ces stades Choukhévitch, ces milices « SS Galicie » et surtout ce cri de guerre « Gloire à l’Ukraine ! Gloire à ses héros ! » que l’on a entendu résonner aux plus hauts niveaux de l’Etat. Évidemment, ça n’a pas été unanime. Bien sûr, il s’est trouvé des gens pour protester, pour refuser de renoncer à ces acquis et à ce voisinage si fructueux en échange du plat de hamburgers sauce bruxelloise que l’on vous faisait miroiter.
Tandis que les hautes sphères de l’Etat se perdaient dans une corruption absolue (4), que les oligarques se livraient au trafic d’armes et de matières premières, que Hunter Biden détournait, avec le soutien de son vice-président de père, des millions de dollars (5), ton beau pays s’enfonçait dans sa lutte fratricide. Le second Maïdan, moins idéaliste que le premier, signait dans le sang le début d’une guerre civile dont nos médias n’ont jamais rendu compte. Il y eut les brûlés vifs d’Odessa (6), puis le blocus du Donbass, et l’on comprend que la Crimée, russe de cœur et plus privée d’investissements encore que le reste du pays, ait voté son indépendance puis son rattachement à la Russie. Ce premier choc a-t-il provoqué une salutaire prise de conscience, un changement de cap ?
Evidemment non.
Encouragé par les « sanctions » unanimes du camp occidental qui s’appliquent à la Russie quoiqu’elle dise ou fasse, votre establishment s’est alors lancé dans une surenchère mortifère au Donbass, coupant tous les approvisionnements aux républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk (routes, eau, électricité, pensions) et pilonnant sporadiquement les villes et villages par-dessus la frontière intérieure qui se matérialisait. Les accords de Minsk 1 puis 2, qui dessinaient un possible modus vivendi entre l’Ukraine et ses provinces russophones, n’ont jamais été respectés par Kiev, la propagande maccartyste de l’Occident se chargeant d’en rendre responsable la Russie (7), tandis que la déclaration de guerre intérieure du président Porochenko, « nos enfants iront à l’école, les leurs se terreront dans les caves » (8) prenait un tour sinistrement pratique.
Mais c’est à Volodymyr Zelenski, ce « héros » chanté par Emmanuel Macron, que revient la plus lourde responsabilité. Russophone, élu sur une plateforme d’anticorruption et de retour à la paix, il s’est rapidement révélé le jouet de forces qui le dépassaient. D’une part celles qui, depuis Washington, l’encourageaient à poursuivre une meurtrière politique de siège du Donbass opportunément couverte par l’omerta médiatique en Occident, d’autre part celles des milices néo-nazies qui terrorisaient en toute impunité les populations russophones et se pavanaient, étendards à croix gammée au vent, sur les avenues de ton malheureux pays.
Au fil des ans, ces forces ont méthodiquement écarté toute issue pacifique. Vladimir Poutine a développé un effort diplomatique intense mais infructueux, impuissant qu’il était à imprimer sa vérité dans l’espace médiatique dominé par les narratifs occidentaux. Ses « lignes rouges » (garantie de neutralité de l’Ukraine, de non-implantation de bases de l’Otan aux frontières de la Russie, etc) soigneusement calibrées, éminemment raisonnables et surtout conformes à l’intérêt général qui est de prévenir une guerre mondiale, ont été rejetées avec mépris par un Occident campé sur d’abstraits « principes universels », habitué qu’il est à les imposer par le fer et par le feu aux récalcitrants. Tandis que les livraisons d’armes made in USA et made in UK vers l’Ukraine s’accéléraient, Zelenski-le-héros se payait le luxe de jeter de l’huile sur le feu, menaçant de revenir sur l’engagement de non-prolifération de son pays (9). Dès lors le drame était noué : le pistolet sur la tempe, il ne restait à la Russie qu’à capituler ou frapper vite et fort, par surprise. Nous voici au 24 février.
Tout cela, tu le sais parfaitement, et mieux que moi. Mais, endormi par le chant des sirènes occidentales, tu préfèrerais l’oublier. Quel chemin pour sortir de l’impasse ?
Ce chemin, hélas, c’est la partition. Huit ans de guerre civile et de déclarations criminelles aux plus hauts sommets de l’Etat rendent illusoire la réconciliation entre Ukrainiens. Seule l’amputation de ces territoires, « gangrénés » selon la terminologie des autorités de Kiev (10), permettra à l’Ukraine de se constituer en nation et, il faut l’espérer, de renouer avec la prospérité.
Les exigences de la Russie concernant l’Ukraine n’étaient pas délirantes. Neutralité, fédéralisation, dénazification, absence de bases et de missiles otaniens/étasuniens en Ukraine. Après tout, les mêmes règles s’appliquent tacitement au Mexique, au Canada et à tous les Etats insulaires proches des côtes étasuniennes : ils ne font pas partie d’un bloc militaire dominé par la Russie, ils n’abritent pas d’arsenal ni de bases militaires russes, aucune milice armée d’obédience néo-nazie (ou communiste) n’y est tolérée. Depuis que le conflit s’est radicalisé, la solution préventive d’une fédéralisation doit forcément être remplacée par celle, curative, de la partition. Ce n’est qu’au prix d’une autodétermination, région par région, de l’Ukraine entre sa composante nationaliste et sa composante russophile, que les plaies pourront guérir et le pays aller de l’avant. La difficulté pratique, même si elle n’est pas théoriquement insurmontable, étant d’organiser un contrôle international qui rendra sa conduite transparente et ses résultats indiscutables pour toutes les parties. Cette solution pragmatique, si elle pouvait s’imposer à la place d’un conflit économico-militaire mondial, aurait pour mérite subsidiaire de mettre fin à une guerre civile qui, selon Vladimir Poutine, tournait au génocide.
Nationaliste ou russophile, à toi, mon cher Oleksandr, de choisir ton avenir que j’espère dans un cas comme dans l’autre prospère et serein.
Christophe TRONTIN