Les Anglais ont ici (comme en Australie et en Nouvelle-Zélande) tout simplement procédé au génocide complet des Indiens, les Espagnols à leur réduction à un statut proche de l’esclavage. En dépit des effets démographiques catastrophiques de ces politiques, la présence indienne n’a pas été effacée. Les Portugais et les Français ont complété l’œuvre de façonnement du continent par la traite des esclaves. L’exploitation de cette première périphérie du capitalisme historique était fondée sur la construction d’un système de production pour l’exportation de produits agricoles (sucre, coton) et de produits miniers.
L’indépendance, conquise par les classes dirigeantes locales blanches, n’a rien changé à cette vocation. L’Amérique latine, avec encore aujourd’hui seulement 8,4 % de la population mondiale, comme l’Afrique, constituent les deux régions du monde où se conjuguent un faible peuplement relatif (par comparaison avec l’Asie de l’Est, du Sud et du Sud-Est) et une richesse fabuleuse en ressources naturelles (en terres arables potentielles et en richesses du sous sol). Elles ont de ce fait vocation à être et à demeurer des zones soumises au pillage systématique et à grande échelle de ces ressources au seul bénéfice de l’accumulation du capital dans les centres dominants, l’Europe et les Etats Unis.
Les formes politiques et sociales construites pour servir cette vocation ont bien entendu évolué avec les siècles ; mais elles sont demeurées conçues à chaque étape, jusqu’aujourd’hui, pour la servir. Au XIXe siècle, l’intégration de l’Amérique latine dans le capitalisme mondial reposait d’une part sur l’exploitation de ses paysans, réduits au statut de péons soumis par l’exercice des pratiques sauvages des pouvoirs exercés directement par les grands propriétaires fonciers et, d’autre part, sur l’exploitation de ses mines par les premières grandes compagnies minières européennes et états-uniennes. Le système de Porfirio Diaz [2] au Mexique en constitue un bel exemple.
L’approfondissement de cette intégration au XXe siècle a produit la « modernisation de la pauvreté ». L’exode rural accéléré, plus marqué et plus précoce en Amérique latine qu’en Asie et en Afrique, a substitué aux formes anciennes de la pauvreté rurale celles du monde contemporain des favelas urbaines. En parallèle, les formes du contrôle politique des masses ont été à leur tour « modernisées » par la mise en place de dictatures « para-fascistes » (abolition de la démocratie électorale, interdiction des partis et des syndicats, octroi à des services spéciaux « modernisés » par leurs techniques de renseignement du droit d’arrêter, de torturer, de faire disparaître tout opposant réel ou potentiel). Des dictatures au service du bloc réactionnaire local (latifundiaires, bourgeoisies compradore, classes moyennes bénéficiaires de ce mode de lumpen développement) et du capital étranger dominant, en l’occurrence celui des Etats-Unis.
Le continent conserve jusqu’à ce jour les marques de la surexploitation sauvage à laquelle il est soumis. Les inégalités sociales y sont extrêmes, plus encore qu’ailleurs. Le Brésil est un pays riche (le rapport terres arables/population y est dix-sept fois meilleur qu’en Chine) où on ne voit que des pauvres ; la Chine est un pays pauvre où on voit beaucoup moins de déchéance extrême, ai-je écrit. Mais au Brésil, conséquence de son développement capitaliste périphérique précoce et profond, il n’y a plus que 10 % de ruraux : la pauvreté est désormais urbaine. Au Venezuela, le pétrole a intégralement détruit l’économie et la société : il n’y a plus ni agriculture, ni industries, tout est importé. Très riches et très pauvres vivent – ou survivent – de la seule rente pétrolière.
Dans ces conditions, la reconstruction d’une agriculture capable d’assurer la souveraineté alimentaire comme la construction de systèmes industriels cohérents et efficaces exigera la mise en œuvre de politiques systématiques de longue haleine spécifiques, certainement différentes de celles qu’on pourrait imaginer en Asie et en Afrique.
Des avancées révolutionnaires remarquables
Le contraste est ici également visible, entre les avancées conséquentes conquises par les luttes populaires en Amérique du Sud au cours des trente dernières années et leur absence en Asie (Chine, Taïwan et Corée faisant exception) et en Afrique.
A l’origine de ces avancées : la mise en déroute des dictatures des années 1960-1970 par d’immenses mouvements populaires urbains. Initiée au Brésil par la présidence de Fernando Henrique Cardoso, approfondie par celle de Lula (2003), par la première victoire électorale de Chavez (1999), la maturation de la revendication de la démocratie est incontestablement en avance en Amérique latine. Cette revendication ne concerne plus quelques segments des classes moyennes, mais désormais la grande majorité des classes populaires, urbaines et rurales. Elle a permis des victoires électorales en Bolivie, en Equateur, en Argentine, en Uruguay (ce qui constitue l’exception dans l’histoire ancienne et récente et non la règle !) qui ont porté au gouvernement une nouvelle génération de dirigeants, dont les cultures politiques progressistes n’ont plus rien à voir avec celle des XIXe et XXe siècles. Une génération de dirigeants qui ont osé amorcer la remise en cause des politiques économiques et sociales réactionnaires du néolibéralisme, au plan intérieur tout au moins, sans que, malheureusement (et c’est là leur limite) cette remise en question n’ait modifié le mode d’insertion des pays concernés dans le capitalisme global.
Acquis positifs majeurs incontestables : l’amorce de la rénovation de la gestion démocratique de la politique (budgets participatifs, référendums révocatoires, etc.) ; la mise en place de politiques sociales correctives (mais plus par la redistribution que par le développement d’activités productives nouvelles) ; enfin la reconnaissance du caractère multinational des nations andines.
Ces acquis se sont conjugués avec les efforts de l’Amérique latine pour se libérer de la tutelle politique des Etats-Unis – formulée par la doctrine Monroe – malheureusement sans pour autant réduire la dépendance économique du continent. L’organisation des Etats américains (OEA) – le « ministère des colonies de Washington » – a du plomb dans l’aile depuis la constitution de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba, 2004) et de la Communauté des Etats d’Amérique latine et de la Caraïbe (Celac, 2011) – cette dernière rassemblant tous les Etats du sous-continent, mais excluant les Etats-Unis et le Canada. Le Mexique – soumis aux exigences du marché intégré nord américain – a commis de ce fait ce que j’ai osé qualifier de « suicide national » qui ne pourra être surmonté que par une grande révolution nationale et populaire, comme celle des années 1910-1920.
Les limites de ces premières avancées sont néanmoins évidentes : la région non seulement demeure vouée à l’échelle globale à la production primaire (75% de ses exportations encore aujourd’hui, alors que l’Asie – la Chine en premier lieu – progresse à vive allure dans l’industrialisation et dans l’exportation compétitive de produits manufacturés), mais on assiste à même à une « re-primatisation » de son économie (le modèle « extractiviste »). Le succès conjoncturel de l’exportation de produits primaires, la liquidation de l’endettement extérieur massif qu’il a permis, alimentent une illusion dangereuse : celle que le progrès politique et social pourrait être poursuivi sans sortir de la mondialisation telle qu’elle est.
Les limites et contradictions des avancées de l’Amérique latine interpellent la pensée sociale progressiste contemporaine. Ces avancées ont été produites par un mouvement populaire civil puissant, en rupture avec les formes anciennes de luttes conduites par des partis (communistes ou populistes) et avec l’expérience des luttes armées des années 1960-1970. J’ai proposé à cet effet un cadre d’analyse dont je rappelle ici seulement les très grandes lignes. Je parle de « prolétarisation généralisée et simultanément segmentée à l’extrême ». Il s’agit bien d’une prolétarisation, au sens que tous les travailleurs (formels et informels) n’ont rien d’autre à vendre que leur force de travail, y compris leurs capacités « cognitives » s’il y a lieu. La segmentation est, elle, largement produite par des stratégies systématiques mises en œuvre par les monopoles généralisés qui contrôlent le système économique considéré dans son ensemble, l’orientation de la recherche et de l’invention technologiques, le pouvoir politique. De surcroît, la garantie de permanence du contrôle étroit des monopoles généralisés de la triade impérialiste (Etats-Unis, Europe, Japon) est recherchée par une géostratégie de déploiement du contrôle militaire de la planète par les forces armées des Etats-Unis et de leurs alliés subalternes (Otan et Japon). Cette analyse vient en contrepoint de celle de Michael Hardt et de Antonio Negri dont je critique l’insistance démesurée sur la portée des effets de la « liberté » mise en œuvre dans les luttes de résistance de la « multitude » (terme flou pour cacher la prolétarisation), comme leur erreur de jugement sur la politique de Washington, dont le projet militaire aurait, selon eux, déjà « échoué », alors que, à mon avis, l’establishment n’a absolument pas renoncé à sa poursuite (et Hillary Clinton, si elle est élue, accentuerait cette fuite en avant).
Des défis formidables à surmonter
Les avancées des trente dernières années ont créée des conditions favorables permettant leur poursuite et leur approfondissement. Mais il y a des conditions pour que ce possible devienne réalité. J’en synthétise la nature en proposant la mise en œuvre de « projets souverains associant la construction de systèmes industriels modernes cohérents, la reconstruction de l’agriculture et du monde rural, la consolidation de progrès sociaux et l’ouverture à l’invention d’une démocratisation progressive et sans fin ». Mon insistance sur la souveraineté nationale, qu’il faut savoir associer à celle des classes populaires et non accepter de la dissocier de celle-ci, vient également en contrepoint du discours de Negri, qui estime dépassées l’affirmation de la nation et la construction d’un système mondial pluricentrique. A mon avis, ces objectifs sont loin d’être « dépassés » – certainement pas encore ! L’imaginer rend impossible la construction de stratégies d’étapes efficaces.
La reconstruction de l’agriculture – dans la perspective de la consolidation de la souveraineté alimentaire – imposera des formules de politiques différentes d’un pays à l’autre. Lorsque l’urbanisation absorbe 80% (ou plus) de la population, il devient illusoire d’imaginer possible un « renvoi à la terre » de travailleurs urbains paupérisés. Il faut envisager un mode de reconstruction très différent de celui qui est toujours possible et nécessaire en Asie et en Afrique. Néanmoins, cette reconstruction implique l’abandon des politiques toujours en cours, fondées sur la grande exploitation qui gaspille les terres (dans le modèle argentin en particulier). Dans les pays andins et au Mexique, la reconstruction ne peut être fondée sur la reconstruction illusoire des communautés indiennes du passé, dont on ne peut ignorer ni qu’elles ne répondent pas aux exigences d’avenir, ni qu’elles ont été défigurées par leur soumission aux exigences du lumpen développement périphérique spécifique aux pays en question.
La construction de systèmes industriels modernes et autocentrés (orienté vers le marché interne populaire et seulement accessoirement vers l’exportation) peut être imaginée pour le Brésil, peut-être pour l’Argentine, certainement pour le Mexique s’il parvient à sortir des griffes de l’intégration nord-américaine. Mais les politiques à l’œuvre se situent bien en deçà des exigences de cette construction, et ne sortent pas des limites imposées par les segments du grand capital national industriel et financier dominant associé aux monopoles des pays impérialistes. Nationalisation/étatisations et interventions actives de l’Etat sont incontournables, au moins pour cette première étape, ouvrant alors la route à la possibilité d’une socialisation réelle et progressive de leur gestion.
Pour les autres pays du continent, j’imagine mal des avancées dans la construction industrielle sans intégration régionale systématique (et elle ne l’est pas encore à ce jour) et même sans la construction de nouvelles solidarités à l’échelle du « Grand Sud » (les trois continents). La Chine seule – et peut-être quelques autres pays dits « émergents » – pourrait soutenir ici des projets d’industrialisation d’envergure (pour le Venezuela par exemple). Mais cela implique que Pékin comprenne que son intérêt est de le faire, ce qui n’est pas le cas. La complicité latente entre les pouvoirs latino-américains tablant toujours sur leurs richesses naturelles et la Chine qui a besoin d’accéder à ces ressources retarde chez les uns et les autres la prise de conscience des exigences à long terme d’une autre perspective, laquelle exige à son tour d’autres formes de « coopération » que celles mises en œuvre jusqu’à ce jour.
On en revient alors aux défis auxquels « le mouvement populaire progressiste » est confronté en Amérique latine, comme ailleurs dans les trois continents : dépasser la singularité des revendications de ses composantes en lutte, inventer les formes politiques nouvelles de la construction de l’unité dans la diversité.
Notes
[1] Ce texte a été inspiré par la lecture du livre de Christophe Ventura, L’éveil d’un continent – Géopolitique de l’Amérique latine et de la Caraïbe, Editions Armand Colin, Paris, juin 2014. Une version est également disponible sur mon blog.
[2] Dirigeant du Mexique de 1876 à 1911.