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Le Monde invente les ONG familiales.


20 août 2006.


Vous l’ignoriez : les militants des organisations humanitaires ne partent jamais seuls. Ils embarquent leur conjoint, les enfants, et peut-être même leurs ascendants et cousins-cousines au premier degré. A vrai dire, c’est une déduction - forte comme une évidence - qui m’est venue à la lecture du Monde daté du 3 août 2006 (rassurez-vous, je ne l’ai pas acheté. C’est un vieux numéro qui traînait au camping).

Sous le titre « Chavez, l’autre héritier de Castro », Sylvie Kauffmann nous régale d’une « analyse » où je lis : « Aujourd’hui, les émissaires de la révolution cubaine sont les médecins que La Havane dépêche seuls, sans leur famille, pour éviter qu’ils ne fassent défection, dans les lieux frappés d’une catastrophe... »

Une précaution coercitive explique donc que les volontaires cubains soient esseulés. En France, pays des Droits de l’Homme, il en va autrement : dès qu’il y a une catastrophe quelque part, on envoie les secouristes en famille.
Exemples : « Allez, hop ! chéri(e), hop ! les enfants faisons nos bagages, je suis en mission pour 15 jours sur les lieux (au choix) du Tsunami, du tremblement de terre, de l’épidémie de choléra, de la rupture des digues, des bombardements, du cyclone, de la sécheresse, etc. ».
On est comme ça, nous, les Français : à la fois aventuriers et adeptes du cocooning.
« Dépêchons, l’avion n’attendra pas. Tout le monde a son passeport ? On a pris les couches pour le bébé ? »

Et voilà nos bénévoles, main dans la main avec leur époux (épouse) et un chérubin sur un bras qui foncent vers la Croatie, voir s’il n’y aurait pas une prison secrète de l’US Army avec centre de torture incorporé, ou qui s’envolent vers l’Afrique pour creuser des puits dans les villages asséchés, ou qui se dressent devant les braconniers avides d’ivoire, les chasseurs de baleine ou de tourterelles, les tueurs de bébés phoques. Les enfants en prennent plein leurs petites mirettes. La famille envoie des cartes postales au pays :
« Chère mamie,
Un petit coucou de Gaza où, avec des pacifistes de plusieurs pays, nous avons fait de nos corps un rempart contre les chars israéliens qui voulaient détruire des maisons dans un village. Mauvaise nouvelle : ils ne se sont pas arrêtés et ils ont écrasé la poussette. Bonne nouvelle : les enfants (les nôtres et ceux du coin) courent à une de ces vitesses ! Sinon, il fait beau. Nous t’embrassons très fort.
Signé : Lorette et Albert avec : Julienne, Chloé, Florian et Poupounet (qui nous a fait une dent).
PS. On ne rentre pas directement en France. Il est prévu un crochet par le Burkina Faso où nous irons tous ensemble aider les équipes médicales qui soignent les lépreux, à moins que nous nous contentions d’aller au sud Liban pour des opérations de déblaiement (notre petite Lili a pris son seau et sa pelle, son frère sa brouette en plastique jaune que vous lui avez offerte pour ses trois ans) ».


C’est bien de lire le Monde. On se sent plus intelligent. On progresserait plus vite encore vers une vision objective de la planète si la prose des Sylvie Kauffmann disposait de plus de place. Là , en un petit quart de page, elle n’a pas pu donner le détail qui démoralise les types dans mon genre. Il eût fallu en effet qu’elle précise explicitement que Cuba n’envoie à l’étranger que des médecins d’âge mûr et chargés de famille, pas des jeunots qui veulent profiter de la vie après les études et peut-être même rêvent de passer leur vie à boire du Coca sur les Champs-Elysées en reluquant Catherine Deneuve (ou une plus récente).

La phrase exacte est donc : « Aujourd’hui, les émissaires de la révolution cubaine sont les médecins mariés (et pas divorcés ou en instance de divorce) que La Havane dépêche seuls, sans leur famille, pour éviter qu’ils ne fassent défection, dans les lieux frappés d’une catastrophe. Les postulants, des quadragénaires, doivent avoir trois enfants avant de partir au secours des peuples en souffrance. Ultime précaution prise par le Lider Maximo : les services secrets vérifient que, parmi les milliers de médecins cubains envoyés à travers le monde, certains, bien que mariés, n’ont pas noué entre eux des idylles qui vont s’officialiser à l’étranger en détruisant des familles restées à Cuba ».




Le Nouvel Obs.Com publiait le 23 décembre 2005 un article sur la grève des 6000 médecins étrangers qui exercent en France. L’article était illustré par une photo où l’on voyait des médecins (essentiellement des femmes) au teint mat, très jeunes, groupés dans un amphithéâtre et pourvus d’un paquetage !
Un ami (merci Ollivier) m’envoya ce mail : « Si je ne me trompe pas, la photo qui illustre cet article vient de Cuba, ce sont des médecins en attente pour partir aux USA lors du cyclone Katrina. »

Pour en avoir le coeur net, j’ai soumis le document à un ami français qui vit à La Havane (merci Jacques-François). Il me répondit ceci : « Ce sont des médecins du contingent Henry Reeve (qui répond à des situations d’urgence dans le monde) réunis dans la salle de réunions plénières du palais des Congrès de La Havane. Le contingent a été créé à l’occasion du Katrina, mais il peut s’agir d’une réunion au même endroit précédant leur départ pour le Guatemala (puisque Bush n’en a pas voulu à la Nouvelle-Orléans), ou encore pour le Pakistan où ces hommes et ces femmes, des jeunes pour la plupart, font un travail incroyable dans des conditions absolument terribles de froid (sur les contreforts de l’Himalaya) et d’éloignement des coutumes locales, mais avec un coeur terrible et des moyens sidérants de modernité, dont des hôpitaux de campagne aménagés pour offrir jusqu’à des soins intensifs. En pleine montagne, là où personne ne va jamais, surtout pas des médecins ! Les reportages télévisés des envoyés spéciaux de la télévision transmettent la grandeur de cette mission et de ces médecins capables d’un tel dévouement. Et la population locale a fini par l’apprendre, qui accourt en toujours plus grande quantité pour se faire soigner pour la première fois de sa vie par un médecin. Il existe environ vingt mille personnels de santé cubains qui font le même genre de travail dans de très nombreux pays du tiers monde. »


Que dire encore à Sylvie Kauffmann ? Ah oui ! Au mois d’avril, j’ai eu l’occasion de rencontrer dans une réunion à Paris, un personnage dont la présence n’était pas prévue (il a vu de la lumière, il est entré...). C’était Ricardo Alarcón Quesada, président de l’Assemblée nationale cubaine. Il nous a parlé (en français) de ces dizaines de milliers de Cubains en mission à l’étranger (médecins, enseignants, etc.). Il nous a rappelé qu’il leur suffisait de décider de prendre l’avion du retour, non pour leur pays, mais pour les USA, pour obtenir illico une carte de séjour que les Etats-Unis refusent, dans ces conditions, à tous les citoyens de tous les pays, sauf au Cubains. Et Ricardo Alarcón de conclure avec un sourire satisfait : « En Europe, vous n’entendez pas parler de ces spécialistes. Eh bien, imaginez que quelques-uns fassent défection... »
Et moi, naïf (un peu subjugué, il faut dire) j’ai oublié de lui poser LA question qui tue : « Combien de célibataires ? »

Laissons le mot de la fin à Viktor Dedaj qui rapporte cette confession que lui a faite en 1994 un chirurgien cubain (Pedro Albalate, mort dans un accident d’avion à Quito en 1998 lors d’une mission humanitaire, et que personne ne réussit à acheter, malgré de nombreuses tentatives) : « Tu sais, en ce moment, je gagne deux ananas par mois... Alors oui, parfois je rêve de partir. Mais quand je vois les enfants de ma rue, je suis fier d’être cubain. »

Maxime Vivas (écrivain, futur abonné au Monde, mais pas tout de suite, là , je fais défection).



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 Photo : AP


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