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La Démesure, par Céline Raphaël

En 1993, à l’âge de 11 ans, le déjà virtuose chinois Lang Lang est en lice pour le Premier Prix du 4e « Concours International de Jeunes Pianistes » à Ettlingen. Pour pouvoir se payer le voyage jusqu’en Europe, la famille de Lang Lang a vendu tout ce qu’elle possédait. Si le jeune garçon n’avait pas remporté la première place, sa famille eût été ruinée et sa carrière vraiment compromise.

Dans le domaine des arts, comme dans celui du sport de haut niveau, nous ne sommes jamais bien loin de la folie. Parmi les compétiteurs, une gamine, plus jeune encore que Lang Lang, obtient la troisième place. Mais alors que Lang Lang a pu, dès l’âge de deux ans (il a voulu se mettre au piano après avoir vu Tom Jerry jouer la rhapsodie hongroise de Listzt dans Le concerto du chat), apprendre la musique de manière ludique, quoique sérieuse (avec son père toujours à ses côtés), Céline va vivre un enfer jusqu’à l’adolescence (où elle sera placée en foyer), soumise aux coups, aux humiliations, à la privation de nourriture et de sommeil par un père qui avait lui-même souffert durant son enfance. Cet enfant, qui a atteint un très haut niveau musical, n’avait jamais voulu faire de piano. Son rêve, finalement exaucé, était de devenir médecin.

Cette histoire expose un problème politique réel. Chez les Raphaël, nous sommes dans une famille bourgeoise, aisée et cultivée. Le type de maltraitance - le mot est faible - endurée par la petit Céline ne se rencontre donc pas que dans les milieux défavorisés. Chez certains bourgeois, on tire des enfants par les cheveux sur une distance de vingt mètres. On leur donne des coups de ceinture jusqu’au sang parce qu’ils ont fait une fausse note dans une des sonates les plus difficiles à jouer de Beethoven. On les empêche de dormir et de manger pendant vingt-quatre heures en les obligeant à faire des gammes. On leur rase la tête parce qu’ils ont rechigné à travailler. Mais le plus grave, peut-être, c’est que ces comportements totalement déviants sont permis par la complicité de l’entourage immédiat (la mère se tait, comme dans ces familles où les épouses ne disent rien face aux pratiques incestueuses des maris), de l’entourage proche (les professeurs de musique ne veulent pas trop savoir du moment que l’enfant fait des progrès), de l’entourage plus éloigné (l’institution scolaire ne se montre pas vraiment curieuse). Paradoxalement, une situation aussi odieuse n’aurait pas duré aussi longtemps dans un milieu modeste car les structures d’encadrement ou de répression n’auraient pris aucun gant avec les parents.

Lorsque son père achète à Céline un piano alors qu’elle n’a que deux ans, l’offrande répare une blessure de son propre passé. Le jeune et brillant ingénieur de trente ans a fait d’un objet déjà monstrueux pour un enfant de deux ans « le cheval de Troie de son obsession ». Issu d’une famille pauvre, il n’eut droit, pour sa part, qu’à l’accordéon, le « piano du pauvre », comme chacun sait. Dès lors, Céline va mener trois combats : contre le piano qu’elle va gagner facilement car elle est très douée, contre la violence physique qu’elle va perdre et contre la violence psychologique, la plus terrible, qu’elle va perdre également. Toute son enfance, jour après jour, heure après heure, elle va tenter, après chaque coup encaissé, après chaque insulte reçue, de retrouver l’amour de son père en se persuadant qu’elle est dans l’erreur, qu’elle est seule coupable. Plus son père est immonde, comme quand il l’empêche d’aller aux toilettes par un « T’as qu’à chier par terre », plus Céline désespère de retrouver son amour, en aimant " Big Father " .

Alors qu’elle n’a guère plus de huit ans, le professeur de Céline, absolument complice des méfaits du père, inscrit l’enfant dans le concours que remportera Lang Lang. Elle doit apprendre l’étude révolutionnaire et la valse en ré bémol majeur de Chopin, ainsi que la Toccata de Poulenc. Pour jouer ce dernier morceau, il fallait au minimum les poignets d’acier de Vladimir Horowitz (http://www.youtube.com/watch?v=mAev-7iSy54). Céline est heureuse de ne pas avoir remporté la première place, synonyme de carrière musicale obligatoire.

Pervers, le père de Céline l’est assurément, comme quand il se glisse dans le lit de sa fille, se colle contre elle, l’emprisonne de ses bras. Rien de mieux, sauf peut-être de se moquer de sa poitrine naissante, pour rendre l’enfant anorexique en lui faisant haïr sa sexualité. Tout cela n’empêcha pas ce père d’obliger l’enfant à travailler avec 40° de fièvre avant de lui ordonner de nettoyer la cuisine après le repas du soir auquel elle n’avait pas pris part. « Quand il trouvait un papier par terre, il me le faisait manger », précise l’auteur.

Lorsque, n’en pouvant plus, l’enfant, après des années d’hésitation, fait appel à la justice, elle craint d’être la cause de la destruction de sa famille, du suicide de son père qui ne supportera pas son placement en foyer. Les pages consacrées à ces longs épisodes judiciaires sont très éloquentes. La jeune adolescente se ressent comme un numéro de dossier. Ses désirs sont rarement pris en compte. Les foyers sont invivables. Il y règne la loi du plus fort. Céline ne peut faire son travail scolaire à cause des cris, des chahuts incessants.

Arrive le jour du procès. Céline a peur que son père aille en prison. Elle a peur de sa déchéance, de la douleur que cela causerait à sa mère. Le père nie tout, admet seulement avoir été exigeant avec une enfant qui ne travaillait pas assez sérieusement. Ce faisant, il s’efforce d’enfouir le mensonge familial. Battu par son père, il avait souffert de l’humiliation. Au lieu de se révolter, de sortir ce problème de l’histoire familiale en le conscientisant, il avait cherché le salut dans le dépassement, la perfection. Il sera finalement condamné à deux ans de prison avec sursis et à une interdiction temporaire de voir sa fille.

Mais celle-ci n’en peut plus du foyer. Elle veut rentrer chez elle, ce que la justice ne comprend pas. Elle réussit brillamment au baccalauréat et finit par intégrer la Faculté de médecine.

En conclusion de son ouvrage, Céline Raphaël rappelle que deux enfants meurent chaque jour en France des suites directes de maltraitances parentales. Elle déplore le manque cruel de médecins scolaires, à même de prévenir, de témoigner. En postface, le pédopsychiatre Daniel Rousseau explique que, malgré toutes les lois nationales et internationales qui ont fait progresser la cause des enfants (et des mères), nous vivons toujours dans des schémas patriarcaux, dans la patria potestas du pater familias. C’est lui qui, dans l’Antiquité, avait droit de vie et de mort sur l’enfant. C’est lui qui, aujourd’hui, décide de battre l’enfant « pour son bien ». C’est lui qui peut encore considérer que la société n’a aucun droit d’ingérence dans la famille. C’est lui dont le désir peut devenir maltraitance. Rousseau pose une question toute simple à ces pères tout puissants : « accepteriez-vous que votre voisin s’adresse à votre enfant dans les mêmes termes que vous ? Accepteriez-vous que votre collègue de travail ou votre supérieur hiérarchique use des mêmes insultes à votre endroit ? ». On parle beaucoup, à juste titre, de harcèlement au travail, mais jamais du harcèlement des enfants par leurs parents.

Céline Raphaël. La Démesure. Soumise à la violence d’un père. Paris, Max Milo, 2012.

http://bernard-gensane.over-blog.com/

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