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Roberto Saviano. Gomorra. Dans l’empire de la camorra. Gallimard, 2007.

Il n’est pas inutile, dans le contexte de la crise du capitalisme qui affecte les peuples aujourd’hui, de revenir sur le livre de Roberto Saviano.

Napolitain lui-même, Saviano, dont on sait qu’il fait désormais l’objet d’un contrat de mort, a trouvé dans son ouvrage la bonne distance pour parler de la mafia napolitaine. Il l’observe quasiment de l’intérieur pour décrire ses méfaits (je ne reviendrai pas ici sur la violence inouïe des moeurs mafieuses, des impensables tortures corporelles, véritable langage d’une société il y a peu encore complètement illettrée), et il sait prendre suffisamment de recul pour théoriser sur la place de la mafia dans le capitalisme, du capitalisme dans la mafia, des rapports entre les entreprises "propres " et les entreprises " sales " .

Son livre s’ouvre sur l’image saisissante du port de Naples, un « trou dans la mappemonde » d’où sort, de manière opaque, voire miraculeuse, tout ce qui est fabriqué en Chine. Dans cette baie magnifique, le flux est plus que tendu. Des bateaux apparaissent par dizaines, ils sont déchargés en quatrième vitesse par une main d’oeuvre payée environ 600 euros par mois, puis les marchandises disparaissent presque aussitôt. Le capitalisme peut tout. Saviano a recours à une métaphore biblique : il est possible de faire passer le chameau de l’immense production chinoise par le chas de l’aiguille qu’est le port de Naples. Selon la direction des douanes, 60% des marchandises ne passent pas en douane, 20% des factures n’y sont pas contrôlées.

Depuis l’entrée de la Chine dans le circuit capitaliste, un saut quantitatif et qualitatif a été franchi : la contrebande, le commerce parallèle s’intéressent désormais aux produits de première nécessité plus qu’au tabac ou à l’alcool. Pour répondre à la paupérisation générale, et surtout pour en tirer profit, une sanglante guerre des prix a commencé. Les marchandises produites à bas coût doivent être vendues sur un marché auquel de plus en plus de gens accèdent contraints et forcés, à cause de leurs emplois précaires et irréguliers.

Les ateliers de la région napolitaine ne connaissent que le moins-disant social. Pas de conflits entre ouvriers et patrons, la lutte des classes étant « aussi molle qu’un biscuit trempé ». Il n’existe aucune statistique précise quant au nombre de travailleurs au noir, ni de travailleurs régularisés mais obligés de contresigner chaque mois un bulletin de paie qui indique un montant supérieur à celui perçu.

On dit que lorsque les membres de la famille royale britannique parlent d’eux-mêmes ils utilisent l’expression « la Firme ». Les mafieux napolitains disent appartenir à un Système : « J’appartiens au Système X ». cette désignation est très adéquate car elle évoque, nous dit l’auteur, un mécanisme plutôt qu’une structure. L’organisation criminelle repose directement sur l’économie, et la dialectique commerciale est l’ossature du clan. Ce qu’il importe tout particulièrement de comprendre, explique Saviano, c’est que le binôme État/anti-État n’existe pas, il n’y a qu’un territoire sur lequel on fait des affaires : avec l’État, grâce à l’État, sans l’État. Raison pour laquelle aucun parrain ne siègera jamais au gouvernement : si la Camorra était tout le pouvoir, il n’y aurait plus d’affaires, plus de marge entre ce qui est légal et ce qui ne l’est pas. Cette distance permet au Système d’avoir toujours un coup d’avance, une initiative d’avance. Le légal doit s’adapter à l’illégal : les griffes prestigieuses de la mode italienne ont commencé à protester contre la contrefaçon, seulement après que l’Antimafia eut dévoilé tout son fonctionnement (pauvre Angelina Jolie qui, lors d’une soirée des Oscars, portait une robe fabriquée dans un atelier mafieux !). En conséquence, lorsque les grands couturiers dénoncèrent la contrefaçon, il était trop tard, et ils durent renoncer à la main-d’oeuvre à bas coût du sud de l’Italie.

La pieuvre s’étend partout. Elle possède d’innombrables affaires " propres " en Grande-Bretagne, en République Tchèque. En attendant mieux.

La drogue est, bien sûr, ce qui rapporte le plus. L’auteur fait appel au concept mathématique des fractales pour nous faire comprendre les miracles de la gestion " sale " : « un régime de bananes dont chaque banane est à son tour un régime de bananes et ainsi de suite, à l’infini. Une seule famille, grâce à drogue, peut réaliser un bénéfice de cinq cents mille euros par jour. 1000 lires investis le 1er septembre deviennent cent millions le 1er août de l’année suivante. »

Depuis Main basse sur la ville de Francesco Rosi, tourné à Naples, comme par un fait exprès, on sait que les scrupules n’ont jamais vraiment étouffé les bâtisseurs italiens. Saviano explique que la plupart des entrepreneurs de son pays ont débuté par le béton. Silvio Berlusconi, l’homme le plus riche d’Italie (neuf milliards d’euros en 2004) a débuté en 1960 comme entrepreneur et promoteur immobilier à Milan. Les séducteurs de mannequins, les propriétaires de la presse, les grands financiers viennent du béton. Sous le béton, le sable, mais surtout les sous-traitants, « les fourgonnettes remplies d’ouvriers qui travaillent la nuit et disparaissent au lever du jour, les échafaudages pourris, les polices d’assurance bidon. C’est sur l’épaisseur des murs que reposent les fleurons de l’économie italienne. » Saviano propose de changer l’Article Ier de la Constitution italienne : « L’Italie est une république démocratique fondée sur le travail » par « La République italienne repose sur le béton et les entreprises du bâtiment. » Pour construire, il faut d’abord détruire, récupérer l’amiante, le goudron, tous les produits toxiques. Quatorze millions de tonnes de déchets échappent annuellement au contrôle public. Comme il n’est pas encore possible de se débarrasser de cette montagne, disons en Afrique, on fait appel aux Napolitains. Les parrains n’ont eu aucun scrupule à enfouir des déchets emprisonnés dans leurs propres villages, à laisser pourrir les terres qui jouxtent leurs propres villas ou domaines. La vie d’un parrain est courte et le règne d’un clan, menacé par les règlements de comptes, les arrestations et la prison à perpétuité, ne dure pas bien longtemps. Les déchets traités au Nord, dans les usines de Milan, de Pavie et de Pise, sont tous expédiés en Campanie. Avant peut-être, à terme, d’être expédié en Chine, contre espèces sonnantes et trébuchantes. Le flux tendu, toujours…

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« Il n’existe pas, à ce jour, en Amérique, de presse libre et indépendante. Vous le savez aussi bien que moi. Pas un seul parmi vous n’ose écrire ses opinions honnêtes et vous savez très bien que si vous le faites, elles ne seront pas publiées. On me paye un salaire pour que je ne publie pas mes opinions et nous savons tous que si nous nous aventurions à le faire, nous nous retrouverions à la rue illico. Le travail du journaliste est la destruction de la vérité, le mensonge patent, la perversion des faits et la manipulation de l’opinion au service des Puissances de l’Argent. Nous sommes les outils obéissants des Puissants et des Riches qui tirent les ficelles dans les coulisses. Nos talents, nos facultés et nos vies appartiennent à ces hommes. Nous sommes des prostituées de l’intellect. Tout cela, vous le savez aussi bien que moi ! »

John Swinton, célèbre journaliste, le 25 septembre 1880, lors d’un banquet à New York quand on lui propose de porter un toast à la liberté de la presse

(Cité dans : Labor’s Untold Story, de Richard O. Boyer and Herbert M. Morais, NY, 1955/1979.)

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