Nous vivons un moment de l’Histoire des plus cocasses. Nous votons la semaine prochaine pour élire un nouveau Parlement européen et nous y sommes restés superbement indifférents. La campagne en vue de ce scrutin s’est réduite à une peau de chagrin. Elle fut l’occasion de parler le moins possible de l’Europe. Ce calme plat politique devrait surprendre quand de multiples crises obscurcissent notre horizon. Il s’explique simplement et tristement : politiquement, l’Europe ça n’existe pas ! Pour affronter des périls vastes et nombreux il faut une volonté politique , un élan unanime des peuples - par l’entremise de leurs représentants - constituant leur entité commune d’appartenance. La volonté politique indéniable à l’origine de l’Europe communautaire a trop vite cédé le pas aux intérêts économiques immédiats ou triviaux. Imaginons, à partir d’un exemple, ce que pourrait faire une Europe capable d’allier ses forces économiques régulées et une volonté politique enfin advenue.
La crise la plus grave qui frappe le monde aujourd’hui - et qui risque fort de s’aggraver demain - est d’ordre alimentaire. Sur les 6,7 milliards d’habitants que compte la planète, plus d’un milliard, soit 80 millions de plus en un an, souffrent de malnutrition. Paradoxalement, une grande majorité d’entre eux constituent des familles paysannes, les trois quarts vivent en milieu rural et le quart restant dans des bidonvilles. En 2050, c’est 9 milliards d’hommes qu’il faudra nourrir, nous disent les démographes. On ne nourrira pas correctement le monde demain sans remettre en cause les stratégies agro-industrielles à l’oeuvre depuis trente ans. Elles ont fait faillite et l’Europe a hélas pris toute sa part dans ce fiasco. Ces stratégies mortifères n’ont pas uniquement abouti à précipiter des centaines de millions de petits paysans dans la misère, elle inscrit également à son passif une terrible dégradation de l’environnement. Le modèle productiviste actuel épuise 10 millions d’hectares de sol par an dans le monde et détruit 15 millions d’hectares de forêts tropicales chaque année afin d’étendre les surfaces cultivées. La crise climatique, quant à elle, ne fait qu’amplifier le risque d’aggravation de la crise alimentaire. Elle a notamment pour conséquence une sécheresse touchant de larges zones de production agricole. Les effets des plans de reprise destinés partout à sauver les banques et certaines industries pourraient de plus être annulés par la brutalité de la crise alimentaire. Le défi alimentaire mondial, « priorité du XXIème siècle », devra donc être l’urgence de la décennie qui vient. Dans ce contexte dramatique, comment l’Europe pourrait-elle échapper une fois encore à sa responsabilité ?
Certes le défi est considérable. Il est surtout inévitable. La nécessité de réduire drastiquement l’empreinte écologique des hommes leur impose désormais de produire avec moins de terres, moins d’eau, moins d’intrants chimiques, moins d’énergie et deux fois moins d’émissions mondiales de gaz à effet de serre. Et tous ces « moins » devront être au service d’une production agricole globale accrue. Relever ce défi signifie changer impérativement de modèle agro-alimentaire, développer une agriculture revitalisant les sols, adaptée à chaque territoire et à chaque type de sol. Cette nouvelle agriculture contiendrait une production capable de nourrir ses paysans et les populations voisines, rurales et urbaines, quand la production d’aujourd’hui est orientée par les impératifs financiers d’une agriculture d’exportation. L’Europe abandonnerait également sa prétention à vouloir nourrir le monde par sa production et ses techniques énergétivores et contaminantes. En faisant un usage massif de pesticides et d’engrais issus de la chimie de synthèse, le modèle agricole européen participe grandement en effet à la disparition des cultures vivrières dans les pays du Sud et nourrit de plus en plus mal les Européens.
Un projet si ambitieux suppose une volonté politique forte d’inversion des tendances lourdes inscrites dans les stratégies d’orientation de l’agriculture européenne depuis quarante ans. La première priorité consisterait à enrayer le déclin régulier et rapide du nombre de paysans. Un programme d’installation d’un million de paysans à l’échelle européenne dans les cinq ans à venir, notamment en milieu péri urbain, n’est pas irréaliste. Cette ambition impulserait une dynamique favorable à la création deux millions d’emplois induits dans l’artisanat, le commerce de proximité, la formation et la recherche en agroécologie. Choisir l’agro-écologie en lieu et place de l’agro-industrie ce n’est pas revenir en arrière, c’est au contraire miser sur un projet d’avenir innovant soutenu par les jeunes générations afin de construire l’espoir d’un retour vers le plein emploi en Europe.
Nous venons de faire un rêve. Celui d’une Europe où les hommes politiques oseraient mettre un frein aux ardeurs débordantes des firmes de l’agro-bio-business . Une Europe mobilisatrice au sein de laquelle la satisfaction de l’intérêt général passerait forcément avant l’empressement à satisfaire l’intérêt des actionnaires de ces firmes. Les futurs députés européens ne nous ont en rien parlé de tout cela. Ce sera peut-être pour la prochaine fois. Ne sera-t-il pas trop tard ?
Yann Fiévet