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Indonésie : "Le sang des Chiites est Halal !" (Counterpunch)

Alors que l’obscurité enveloppe le coeur de l’ile de Madura (2), les ombres des bâtisses traditionnelles toutes en bois dans les villages commencent à projeter leurs formes élancées vers l’est. Le trafic, qui est fluide durant la journée, si l’on se fie aux normes indonésiennes, devient d’un coup très clairsemé. Seuls quelques scooters bruyants circulent, frôlant des paysans rentrant péniblement des champs à pied.

Presque personne ne parle le Bahasa Indonesia -la langue officielle qui était supposée unifier ce vaste archipel, pendant et après la déclaration d’indépendance faisant suite à l’époque coloniale hollandaise. La langue locale et les dialectes sont malheureusement incompréhensibles pour chacun de nous, les trois passagers. Même notre chauffeur, originaire de Surabaya, la seconde ville indonésienne qui étend ses faubourgs sur la rive opposée du mince détroit, à quelques encablures de l’embarcadère du ferry pour Madura, ne comprend quasiment pas un mot quand un autochtone parle.

Quand nous demandons notre chemin, nous recevons des réponses inintelligibles ; nous ne savons même pas si nous sommes dans la bonne direction.

Et puis des phares puissants transpercent le crépuscule et nous voyons des douzaines de véhicules policiers, apparaitrent de nulle part tels des fantômes, sur le côté de la route.

"Où allez vous ?"

Inutile de faire semblant. Nous allons à..., nous cherchons le village chiite, un hameau nommé Nangkernang qui a été récemment attaqué et sauvagement détruit par des fanatiques religieux sunnites.

"L’endroit n’est pas sur et vous ne pouvez pas aller là bas", nous explique un officier qui semble être le chef. "Et en plus c’est loin....". Il agite ses mains en mimant un endroit très éloigné.

Nous parlons, parlementons mais les forces de sécurité nous donnent des ordres très clairs : Nous pouvons continuer tout droit mais sans nous écarter de la route principale.

Au village suivant, nous redemandons et miraculeusement, quelqu’un nous comprend. On nous dit que le chemin menant au village détruit, commence là où les véhicules de la police sont stationnés. "Ils vous ont mentis. Laissez la voiture ici, louez deux motos et un guide local pour vous y rendre".

Et c’est ce que nous faisons. Nous louons deux scooters fatigués, l’un conduit par un jeune garçon qui ne doit pas dépasser les 14 ans et l’autre conduit par un vieil homme. Phares éteints, nous parvenons à passer furtivement près du poste de police. Puis nous empruntons un minuscule sentier entre deux rizières jusqu’à un pont de bois très étroit, à moitié détruit surplombant un ruisseau : c’est tout ce que nous pouvons apercevoir dans cette pénombre très épaisse. De là, nous devons continuer à pied.

Le village s’appelle Nangkernang, Karang Gayam. La ville la plus proche est Sampang à une heure de conduite sur la côte. A notre surprise, Il subsiste quelques faiblardes et chancelantes lumières dans le village.

Mais il y a un comité d’accueil qui nous attend. Nous nous présentons du bout des lèvres.
Ils nous font faire le tour des dégâts : des douzaines de maisons totalement détruites, complètement brûlées. Et pas que seulement de petites maisons mais tout un hameau. La plus proche se trouve devant une petite plate forme en bois où nous nous asseyons et discutons. Elle appartenait à un imam chiite.

Pak Sinal est un homme de 50 ans. Il nous parle prudemment.

"Je suis moi même un Chiite mais désormais je préfère le garder pour moi. Une cinquantaine de maisons appartenant à des Chiites ont été brûlées et détruites le 26 août 2012. Une personne est morte après avoir été attaquée à la machette. De ce que je sais, une famille, celle de Ustadz Tajul, conduisait un minivan pour se rendre à la prison de Sampang. Sur la route, ils ont été harcelés par un groupe de Sunnites. La famille décida de faire demi-tour mais le gang les suivirent jusqu’au village. L’un d’entre eux appela du renfort et bientôt un millier de personne se rassembla pour attaquer la communauté chiite. Ils ont brûlé et détruit les maisons que vous voyez et tué et blessé des gens."

Alors que les enfants et adultes commençaient juste à se détendre, un homme s’avança vers la plate-forme. Tout le monde se fit silencieux. Le village est mixte : Sunnites et Chiites, vivant côte à côte. En août, Il y avait aussi des résidents du village parmi les assaillants.

Sur le chemin du retour en direction de Surabaya, le chauffeur nous fait le récit d’une histoire compliquée entre deux frères, deux imams - un Chiite et un Sunnite. L’imam sunnite serait tombé amoureux d’une jeune fille vivant dans une école chiite. Son frère est intervenu et a épousé la fille au lieu que ce soit un garçon de son age.

"L’imam sunnite était si en colère qu’il a commencé à agiter la foule contre son frère et la violence a éclaté."

Je couvre suffisamment de conflits dans toute l’Indonésie pour savoir que les vraies causes - racisme, intolérance et bigoterie- ne sont jamais acceptées. Il y a toujours ’un ticket de bus impayé’, comme à Ambon, une obscure love-story ou une poignée de ’provocateurs’ déclenchant les violences.

La réalité est simple et terrible : depuis les années 60, l’Indonésie vit avec au moins 3 génocides sur les bras : celui de 1965/66 dans lequel 2 à 3 millions de gens ont été tués à la suite du coup d’état militaire soutenu par les occidentaux contre le président Soekarno, les modérés et le PKI (le parti communiste indonésien qui aurait vraisemblablement remporté les élections), le génocide de Timor-est dans lequel environ 30% de la population a perdu la vie, et celui en cours à Irian Jaya.

La religion de la majorité joua un rôle décisif dans tous ces ’évènements’. En 1965, comme nous le confirma notre ami, l’ancien président progressiste, Abdurahman Wahid (Gus Dur) (3), des dirigeants religieux ont rejoint les militaires dans le massacre aveugle d’’athéistes’ ; tuant des membres du PKI, des intellectuels et des membres de la communauté chinoise. Timor-est et la Papouasie, deux nations chrétienne et animiste ont subi une islamisation, des discriminations aveugles et des horreurs. Jusqu’à ce jour, la Papouasie souffre, saignant littéralement jusqu’à l’extinction.

Mais les occidentaux insistent en disant que l’Indonésie est une nation tolérante et même un exemple à suivre pour les chefs du file du Printemps Arabe.

Qui ne se souvient pas de la phrase mémorable qu’Hillary Clinton a lancé, alors qu’elle visitait l’Indonésie, alors qu’au même moment des non religieux étaient agressés et battus par le FPI, le front des défenseurs de l’Islam devant une police passive, alors que la charia était inconstitutionnellement imposée dans plusieurs poches de Java-ouest et ailleurs, alors que les membres de la secte Ahmadiyah étaient assassinés, des églises brûlées et des non-musulmans brutalisés, harcelés et punis pour leurs croyances dans tout l’archipel : "Si vous voulez savoir si l’Islam, la démocratie, la modernité et le droit des femmes peuvent coexister, venez en Indonésie."

Pourquoi proférerait-elle de telles énormités ?

La réponse est évidente : parce que l’Occident en général et les Usa en particulier, sont infiniment reconnaissants au quatrième pays le plus peuplé de la planète, d’avoir débarrassé le pays des communistes, reconnaissants d’avoir tué des membres de la communauté chinoise, intellectuels, artistes et d’enseignants.

Reconnaissants aux chefs religieux indonésiens qui sont allés combattre l’Union Soviétique et son allié gouvernemental laïc en Afghanistan (qui dans l’Ouest aurait pu imaginer des femmes à Kaboul éduquées et ayant des responsabilités sous domination russe ? ), rejoignant les Moudjahidines, les Jihadistes pakistanais et les services secrets ainsi que les mercenaires étrangers financés par l’Occident (y compris les cellules embryonnaires du futur Al Qaida) ; Tous unis et la plupart d’entre eux conditionnés, mettant fin à la seule période relativement optimiste de l’histoire de l’Afghanistan moderne, tout en aidant à saigner mortellement l’Urss, militairement et financièrement.

Et n’oublions pas que l’occident et ses multinationales sont reconnaissants au peuple indonésien qui lui laisse piller ses ressources naturelles avec la complicité des élites corrompues !

Que pourrait faire les occidentaux sans des pays obéissants comme l’Indonésie ? Comment pourraient t-ils maintenir leur niveau ridiculement élevé de consommation et leur niveau de vie ? Et la soumission n’est t-elle pas un fondement de toute société religieuse et féodale ?

En Indonésie il y a un curieux paradoxe : la plupart des gens pense que leur pays est tolérant et modéré. Ils se fient aux mass-médias et politiques occidentaux. Dans le même temps, le nombre de morts provoqués par l’intolérance et la bigoterie est en hausse.

"Le problème avec la majorité des musulmans indonésiens est qu’ils ne pensent pas par eux mêmes. Ils suivent ce que disent leurs leaders, le Qur’an ou les hadiths. Ils n’exercent jamais leur sens critique. En conséquence, lorsque leurs leaders disent "nous sommes des musulmans tolérants et modérés", la plupart des croyants diront oui et penseront que c’est le cas", explique Nur Huda Ismail, un penseur musulman, analyste et l’auteur du livre "My friend a Terrorist".

* * *

Le court de tennis couvert de la ville de Sampang s’est transformé en refuge temporaire pour les réfugiés de la zone que nous avions visité plus tôt. Il y a des véhicules blindés stationnés devant la porte et du personnel de sécurité qui n’autorise personne à entrer.

Nous faisons intrusion dans la place et nous garons le véhicule. Je me précipite à l’intérieur en faisant abstraction des cris et des tentatives de m’arrêter -endurci par mon travail dans les camps de réfugiés en RD.Congo, Ouganda, Rwanda, Kenya et Turquie.

Ici les réfugiés parlent. Ils sont choqués et blessés. Il semble qu’ils n’ont rien à perdre :
"Nous sommes dévastés, en colère et déçus et nous tenons le gouvernement responsable", explique un jeune homme - Nur Kholis. "Nos droits ont été bafoués. Pourtant, nous n’avons rien fait de mal à ceux qui ont tué des nôtres et détruit nos biens."

"Nous demandons justice. En tant que minorité chiite, nous sommes discriminés."

"Nous avons peu de différences avec les Sunnites et aucune raison d’être en conflit avec eux. Nous ne devons jamais oublier que nous avons davantage de similitudes que de différences. Mais on nous traite de kafirs (mécréants) ; nous sommes étiquetés ’najis’. Ils racontent que les Chiites changent les femmes en animaux. Tout ceci sont des mensonges mais les gens d’ici croient cela."

Et puis dans ses propres mots, il tire les mêmes conclusions que Nur Huda Ismail :
"Les Madurais croient ce que leurs imams disent. Ils ne se posent pas de questions pour savoir si ceux ci ont tord et si ils sont corrompus ! Savez vous que Mui Sampang (le Conseil des Ulémas à Sampang) a émis une fatwa (avis islamique)disant que l’enseignement religieux chiite est erroné et hérétique ? Le gouvernement n’a pas réagi ! Et maintenant ils veulent nous chasser de chez nous ; ils essayent de nous transférer sur une autre ile -le plus loin possible à Sulawesi !"

Hanny, l’une des soeurs des deux Imams qui se querellaient au sujet du destin de la jeune fille du pensionnat, est même encore plus explicite :

"Je pense que la plupart des Madurais ne connaissent pas grand chose sur ce qui nous différencie des Sunnites. Mais leurs imams leur racontent que l’enseignement chiite est hérétique, non islamique et ce que les Sunnites enseignent sont la seule vérité. Les imams sunnites veulent que nous disparaissions de l’ile de Madura ; nous sommes en train de devenir des réfugiés politiques. Pour eux, la violence dirigée contre nous est légitime ; elle est halal parce qu’ils pensent que nous sommes de la saleté, de la m..., haram (4), najis. J’ai vu l’un des assaillants, Seniwan, au poste de police quand il était détenu. Plus tard on m’a dit qu’il était sur le marché ! peut être qu’il a un frère jumeau..." ajoute t-elle ironiquement.

Durant les interviews avec les victimes, je filme et prend des photos de réfugiés. Un vieux couple capte mon attention. Une femme et un homme qui laisse transparaitre un terrible chagrin. Je ne sais pas comment décrire ce que je ressens mais c’est comme si ma main, tenant l’appareil photo, est irrésistiblement attiré dans leur direction. Je suis mon instinct et commence à photographier, discrètement, mais avec une certaine gène. Une femme bouge et pousse un cri déchirant. J’en ai la chair de poule.

"Qui sont t-ils ?" je demande à Hanny. "Qui est t-elle ?"

"C’est la mère d’un homme qui a été tué...ce sont ses parents", me répond elle.

Comme toujours, dans de telles situations, un bref éclair de désespoir est bientôt remplacé par un désir d’informer et de changer les choses.

Je me penche auprès d’une vieille femme et me remet au travail.

* * *

Et il y a ces deux jeunes femmes ; ce sont deux enseignantes chiites qui sont littéralement retranchées dans leur école pour filles, déterminées à ne pas abandonner leur poste bien qu’elles se savent assiégées, en danger et exposées. Si gentilles et généreuses qu’instantanément je me sens proche d’elles comme si elles étaient mes soeurs.

De l’autre côté de la route, il y a une petite mosquée sunnite, une mushola (5), dotées d’armes lourdes pointées sur l’école. Des ’armes’ qui consistent en de puissantes enceintes et dans ce qui constituent qu’une partie de l’iceberg de l’argent offert par les pays du Golfe à l’écrasante majorité sunnite.

Naila Zakiyah, professeur à l’école chiite pour filles Al Mahadul Islami, témoigne :
" Nous sommes réellement inquiètes pour la sécurité de nos étudiantes vu la tournure des évènements. Nous sommes supposées éduquer des filles ici mais il y a un groupe de personnes qui essaye de saper nos efforts....Oui nous ressentons de la discrimination... Avant le Ramadan, la mosquée Al Anwar d’en face a diffusé ses sermons deux fois par semaine. Ils ont dirigé leurs enceintes vers notre école, criant que les enseignements religieux chiites étaient détournés et que notre sang est haram. On nous a dit que ceux qui s’en prennent à nous, sont financés par l’argent de l’Arabie Saoudite. Je n’ai pas de preuve mais c’est ce que les gens racontent. En 2007, il y a eu 500 manifestants devant l’école ; cette fois les fonds venaient bien des Saoudiens. Chaque personne avait reçu 2 usd. C’étaient des gens sans éducation. Je doute qu’ils savaient ce qu’ils faisaient là".

Après avoir échangé nos numéros de tél avec celui des enseignantes, nous avons traversé la route pour aller directement voir leurs bourreaux à la mosquée An Anwar ; rencontrer ces hommes connus pour lancer des missiles verbaux enrobés de haine en direction de ces deux institutrices si attachantes et de leurs élèves. Mr Atoilah est l’un de ces hommes.

Alors que je ressentais une certaine gêne en visitant l’école, ici je me sentais soudainement extrêmement halal, en sortant mon passeport américain de ma poche. Je réalisais que j’entrais sur un territoire qui était fortement dorloté par la sagesse wahhabite et par son gardien, l’Arabie Saoudite -l’un des plus proches alliés de notre chère et douce bannière étoilée.

Au début, Mr Atoilah était surpris de notre intérêt et restait sur ses gardes mais après il retrouva son activisme naturel et sa grossièreté et comme prévu il piqua une crise :

"Les enseignements religieux des Chiites dévient des enseignements islamiques. Par conséquent, nous avons beaucoup trop de différences. La minorité chiite avait promis naguère qu’ils se convertiraient au Sunnisme mais ils nous ont mentis.....Ainsi il était évident que nous ne pouvions plus leur parler avec parcimonie. Si ils ne veulent pas se convertir alors nous devons employer la violence. Pour nous, ce sont des kafirs (mécréants). Nous ne serons pas en paix avec eux jusqu’à notre mort, même si nos vies en dépendent. Ils ont déjà insulté l’Islam ! Si la police ne prend pas de mesures contre eux, nous aurons recours à la violence."

Il sort une brochure de sa poche, une photocopie d’un pamphlet proclamant, "La vérité sur les Chiites" sur sa couverture.

"Là, lisez ça", il nous tend une copie. C’est financé par le LPPI (Institut pour les études et la recherche islamique) basé à Jakarta, comme c’est indiqué dessus. Il ajoute : "Nous faisons partie de NU, vous savez."

NU (6) est l’une des plus grandes, si ce n’est la plus grande organisation musulmane indépendante du monde avec une base d’adhérents s’élevant à 30 millions de personnes.

"Astaga" (7), nous pensons ; ce qui pourrait être vaguement traduit par ’Oh mon dieu !’

Mr Atoilah sourit victorieusement.

La minorité chiite est traumatisée. Actuellement, beaucoup pratiquent leur foi en secret et préfère le garder pour eux. Même dans les grandes agglomérations, il est maintenant difficile de convaincre les gens de s’enregistrer et s’identifier en tant que Chiites.

On raconte qu’il y a approximativement 1 millions de musulmans chiites en Indonésie, selon les chiffres officiels et qui sont repris dans la presse. Mais dans toutes les écoles religieuses chiites que nous avons visité, ces chiffres font sourire les professeurs qui estiment qu’il y a plusieurs millions de leurs frères et soeurs dans tout l’archipel bien que personne ne soit en mesure de les vérifier. Malgré la persécution, leur nombre continue d’augmenter.

Naturellement ces millions ne peuvent pas compter sur la protection de l’Etat et la même chose peut être dite concernant les autres minorités ethniques et religieuses. En Indonésie, la majorité règne et elle règne impitoyablement.

Ici les assassins circulent librement et les victimes finissent en prison.

Selon le Jakarta Globe, il y a eu en fait deux personnes, et non une, tuée en août 2012 comme cela avait été rapporté un jour plus tard :

’........"Une trentaine de Chiites, la plupart des enfants, venant du village de Nangkernang, ont été stoppés par environ 500 hommes des groupes musulmans majoritaires...", selon Umi Kutsum qui était témoin de la scène..."Deux personnes ont été tuées" ajoute t-elle. "Cinq furent blessées alors qu’elles essayaient de protéger les femmes et les enfants. J’étais pétrifiée...La foule avait des sabres et des machettes..." Dans le groupe, il y avait les enfants de Umi, qui furent enlevés à leur mère. La foule a ensuite incendié quatre maisons appartenant à la communauté chiite, y compris celle appartenant à Umi et à son mari, le dignitaire religieux chiite Tajul Muluk............’

L’attaque d’août était la seconde dans cette région. Le 29 décembre 2011, des groupes de musulmans fanatiques ont brûlé des centaines de maisons dont une école, dans et autour de Nangkernang, déplaçant environ 500 personnes. (8)

Dans un geste qui illustre l’’impartialité’ du système judiciaire indonésien, au lieu de poursuivre les meneurs de la foule (tout le monde dans la région les connait), la police a préféré accuser un dignitaire religieux chiite de blasphème. Et comme cela était rapporté par le Jakarta Globe, le ministère des affaires religieuses à Sampang a dit qu’il allait ’encadrer’ des centaines de Chiites pour leur enseigner l’Islam sunnite.

C’est allé trop loin pour certains.

Le 13 juillet Amnesty International a sorti son rapport indonésien : le dignitaire chiite, emprisonné pour blasphème, doit être libéré.

".........Les autorités indonésiennes doivent immédiatement et sans condition, libérer Tajul Muluk, un dignitaire religieux chiite de Java-est qui a été condamné aujourd’hui à deux ans d’emprisonnement pour blasphème par le tribunal de Sampang. Amnesty International considère Tajul Muluk comme un prisonnier politique, emprisonné uniquement pour avoir exercer pacifiquement son droit à la liberté de pensée, d’expression et de culte............."

Tajul Muluk et plus de 300 autres villageois chiites ont été déplacés le 29 décembre 2011 après qu’un groupe de 500 personnes eurent attaqué et brûlé des maisons, une école et un lieu de culte dans le village de Nangkrenang, dans le département de Sampang sur l’ile de Madura. Une seule personne a été inculpée et condamnée à trois mois de prison pour ces attaques.

Ensuite la plupart des Chiites déplacés sont rentrés à Nangkrenang. Mais Tajul Muluk et une vingtaine de villageois, y compris sa famille, étaient empêchés de revenir par la police et par les assaillants qui auraient menacés de les tuer.

Le 1 janvier 2012, un décret religieux (fatwa) était émis par la branche de Sampang du Conseil des Ulémas indonésiens (MUI) contre ce qu’ils décrivaient comme "des enseignements déviants" dispensés par Tajul Muluk. Deux jours plus tard, une plainte était déposée contre lui. Le 16 mars, la police régionale de Java-est accusa Tajul Muluk de blasphème conformément à l’article 156(a) du code pénal indonésien et d’ "actes offensants" conformément à l’article 335.

HRW basé à NYC a rejoint ceux qui ont appelé le gouvernement à abandonner toutes les accusations contre Tajul Muluk.

Le gouvernement, obstiné et sur un air de défi, a fait la sourde oreille.

Comme il le fait depuis des années, en se rangeant silencieusement du côté des fanatiques religieux.

Linda Christanty, une journaliste et l’une des principales auteures de fictions indonésiennes, est l’une des rares qui osent parler de ce conflit :

"Les Wahhabites saoudiens sont opposés aux Chiites....L’une des raisons est parce qu’ils vénèrent le prophète Muhammad. Pour les Wahhabites, il est interdit de vénérer un être humain, y compris Muhammad. L’Arabie Saoudite voulait même détruire la tombe de Muhammad. Aucun pays arabe n’osait s’opposer à leur projet. La Turquie était le seul pays qui s’est interposé et menacé l’Arabie Saoudite de destruction totale si ils osaient s’en prendre à la tombe de Muhammad. C’est pourquoi nous pouvons toujours la voir, merci à la Turquie."

Mais ce n’est pas uniquement une question de différents religieux. L’autre raison est que les Chiites , avec leur fierté et leur indépendance d’esprit s’opposent à l’impérialisme occidental au Moyen-Orient, dans les pays du Golfe et ailleurs. Principalement l’Iran qui est l’ennemi public numéro un des Occidentaux et l’allié de pays sud américains progressistes. Les dirigeants saoudiens et qataris et leurs clients prennent pour cible les Chiites en Arabie Saoudite, au Bahreïn, ainsi qu’en Turquie donc, en Indonésie.

Dans une brève interview, le professeur Azyumardi Azra, recteur de l’Université Islamique d’Etat de Jakarta , expliquait : "Depuis le début des années 80, l’Arabie saoudite et leur Wahhabisme, avec la complicité d’anciens étudiants indonésiens formés là-bas, ont essayé de détruire les enseignements chiites mais ils n’ont pas réussi. Tous ces anciens étudiants ne sont pas contre les Chiites. Beaucoup d’entre eux appartiennent à un courant modéré de savants musulmans comme l’ancien ministre des affaires religieuses, Said Agil Husin Al Munawar."

C’est exact concernant l’ancien ministre mais ce qu’il n’a pas dit est que le ministre des affaires religieuses actuel, Suryadharma Ali lance des perles qui peuvent à peine être égalées par ses homologues dans d’autres pays comme : "Convertir les musulmans chiites à l’Islam sunnite suivie par la majorité des Indonésiens serait le meilleur moyen d’empêcher les déclenchements de violence..."

Plus brutal est la loi du plus fort, plus difficile est de trouver des gens prêt à dénoncer l’injustice. Mr Sangaji est l’un des rares Chiites prêt à en débattre :

"Il y a eu beaucoup d’attaques contre la communauté chiite, durant les dernières années en Indonésie. C’est vraiment dommage que nos frères et soeurs sunnites aient si peu de connaissances au sujet du Chiisme . Mais si nous leur ouvrons la porte pour dialoguer, ils la referment et refusent de venir. Nos intellectuels sont toujours prêts à un dialogue pacifique...Bien sur que je ressens de la discrimination..."

"Si il y a des influences étrangères ? on n’est pas vraiment autorisé à discuter de ce problème ouvertement, mais on doit être constamment sur le qui-vive, si une telle possibilité existe. Notre pays connait une crise profonde, économiquement et politiquement ; les réformes ont failli. Les Indonésiens sont maintenant très vulnérables."

Avant de quitter Madura et d’emprunter le nouveau pont, nous voyons les mêmes scènes que dans la plupart des parties pauvres du pays. Dénuement et misère côtoyant d’impressionnantes mosquées flambantes neuves, quelques unes en cours de construction, faite de marbre et de granit. Qui les financent ? Qui a besoin de tout ce marbre quand des enfants courent nu-pieds ?

A l’aéroport de Surabaya, nous avons repéré deux Boeing 747 appartenant à Saudia-Airlines -l’un arrivant et l’autre décollant - emmenant des pèlerins pour le Haj. Hormis cela, à quoi servent ces avions ? Depuis des années, presque tout est à vendre en Indonésie. Depuis 1965, la vie des victimes n’a plus d’importance. La vie des faibles et des minorités est dévalorisée.

L’an dernier, j’ai visité l’imposante mosquée Syekh Muhammad Kholil, dans la ville de Bangkalan sur l’ile de Madura -construite comme un somptueux palais dans le Golfe. J’ai trouvé le gardien des lieux -Mohammad Hasan - et lui ai demandé ce qu’il pensait des récents évènements à Java centre et ouest où des membres de la secte Ahmadiyah (9) avaient été lynchés et des églises brûlées. Il m’a répondu sans hésitation, droit dans les yeux :

"Les membres d’Ahmadiyah devraient être tués. C’est une question de foi. En Indonésie, nous ne voulons pas d’Ahmadiyah parce qu’ils se détournent des enseignements de la Charia. Ils méritent de mourir parce qu’ils détruisent la véritable foi du peuple. Quant à brûler des églises, je suis contre. Nous sommes une religion pacifique."

Quelle humilité !

J’avais envie de m’incliner devant un tel humanisme, ’tolérance’ et ’modération’.

Et je brûlais d’envie d’envoyer une lettre au Département d’Etat en leur disant : "Félicitations ! Vous avez fait de l’Indonésie ce que vous n’avez jamais réussi à faire du Vietnam, vous et vos clients barbus du Golfe. Cela ne vous suffit pas que le pays soit pillé, misérable et corrompu et son environnement dévasté, vous détruisez aussi leur civilisation et maintenant le peuple dépositaire d’une riche culture en Asie- un peuple avec une âme et qui était tolérant - écoute votre musique pop, se gave dans vos fast-foods, conduit vos voitures et s’entretue pour des motifs religieux et ethniques. Bravo, vraiment ! Un autre pays anéanti ! Qui est le prochain ?"

Andre Vltchek, Rossie Indira

Source : http://www.counterpunch.org/2012/11/02/shia-blood-is-haram/

Traduit par Eric Colonna

Andre Vltchek est un romancier, poète, essayiste, journaliste et réalisateur de documentaires, il a écrit pour plusieurs médias internationaux (Der Spiegel, Newsweek, Asahi Shimbun, ABC News, Irish Times, Japan Focus, etc.) et a couvert de nombreuses zones de conflit, de la Bosnie au Congo en passant par le Sri Lanka, le Timor Oriental (où il a été torturé par l’armée), le Pérou (sur la piste du Sentier Lumineux) et le Proche-Orient (lors de la 1ère Intifada). Il vit entre Nairobi, Jakarta et Tokyo. Andre Vltchek est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre, de deux recueils de poésie, d’essais politiques, comme Western Terror : From Potosi to Baghdad , ainsi que d’un livre d’entretiens avec le célèbre écrivain indonésien Pramoedya Ananta Toer, intitulé Exile . Il est aussi l’auteur d’un documentaire sur les massacres de 1965, en Indonésie. Son livre sur l’impérialisme occidental dans le Pacifique sud - Oceania - est publié par Lulu. Son dernier livre sur l’Indonésie “Indonesia – The Archipelago of Fear” (Pluto) est sorti en août 2012 et en passe d’être traduit et publié en Indonésie. Il peut être contacté sur son website

Rossie Indira est un écrivain indépendant, architecte, consultante et traductrice. Son dernier livre ’Surat Dari Bude Ocie’ relate son voyage à travers l’Amérique du sud. Avec André Vltchek, elle a co-écrit ’Exile’ , un livre d’entretiens avec Pramoedya Ananta Toer le plus grand écrivain indonésien. Elle a produit et traduit le film documentaire ’Terlena-Breaking of a Nation’. Rossie vit en Indonésie. Elle peut être contactée sur son website.

Notes du traducteur

(1) halal est un mot arabe pour désigner tout ce qui est licite.

(2) Madura est la grande ile qui borde Java sur la côte nord en face de Surabaya le grand port indonésien

(3) en 1999, alors président, Abdurahman Wahid (Gus Dur) a demandé pardon au nom de l’organisation qu’il dirigeait, la NU, pour les massacres auxquels elle avait participé, invite d’anciens membres du PLI en exil à rentrer, demande à lever les restrictions liées au sujet du communisme

(4) haram est le mot arabe opposé à halal qui désigne tout ce qui est illicite.

(5) mushola est le mot indonésien pour désigner une petite mosquée.

(6) NU ou Nahdatul Ulama est l’une des deux plus grandes organisations musulmanes indonésiennes : elle prône un Islam traditionnel là où sa grande rivale Muhammadiya prône un Islam réformiste.

(7) astaga : mot indonésien pour signifier une exclamation de surprise.

(8) voir sur Jakarta Post

(9) voir sur Jakarta Globe

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Andre VLTCHEK
LE LIVRE : Karel est correspondant de guerre. Il va là où nous ne sommes pas, pour être nos yeux et nos oreilles. Témoin privilégié des soubresauts de notre époque, à la fois engagé et désinvolte, amateur de femmes et assoiffé d’ivresses, le narrateur nous entraîne des salles de rédaction de New York aux poussières de Gaza, en passant par Lima, Le Caire, Bali et la Pampa. Toujours en équilibre précaire, jusqu’au basculement final. Il devra choisir entre l’ironie de celui qui a tout vu et (…)
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En Occident, la guerre deviendra la norme, la guerre constante. Les gens grandiront, atteindront la maturité, deviendront adultes, avec l’idée qu’il y a toujours une guerre. Alors la guerre ne sera plus une chose exceptionnelle, inhabituelle ou horrible. La guerre deviendra la nouvelle normalité.

Julian Assange

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