Il y a quinze ans, en 1997, mes amis haïtiens m’ont aidé à organiser une visite à la Cité Soleil, alors le bidonville (ou « commune ») le plus large et le plus brutal de l’hémisphère occidental, dans les environs de Port-au-Prince. L’arrangement était simple : mon appareil photo F- 4 et moi-même serions chargés à l’arrière d’une camionnette. Le chauffeur et deux gardes du corps m’avaient promis de m’emmener là-bas pour une séance de prise de vue de deux heures. La condition était simple : j’étais supposé rester sur la plateforme arrière du pick-up.
Une fois arrivé, j’ai rompu l’accord : je n’ai simplement pas pu résister à la tentation. J’ai sauté de la camionnette et j’ai commencé à marcher ; en photographiant tout ce qui était à la portée de mon objectif.
Les deux gardes du corps ont refusé de me suivre et quand je suis revenu au carrefour, la camionnette était partie. On m’a dit plus tard que mon chauffeur était simplement trop effrayé pour rester dans les parages. La réputation de Cité Soleil était, et est probablement toujours, qu’on peut facilement y entrer mais jamais en sortir.
Abandonné, jeune et modérément fou, j’ai continué à travaillé pendant plus de deux heures. Je n’ai rencontré aucun obstacle : les locaux apparaissaient stupéfaits de me voir me promener avec un appareil photo professionnel. Certains souriaient poliment ; d’autres me faisaient des signes et même me remerciaient.
A un moment, j’ai remarqué deux véhicules militaires et des soldats américains, hommes et femmes, avec des armes, face à une foule désespérée. Les gens faisaient la queue pour entrer dans un complexe entouré de hauts murs et les soldats américains passaient au crible ceux qui étaient autorisés à entrer.
Personne ne s’est occupé de me contrôler – je suis tout simplement entré, sans aucun problème. Un des soldats américains m’a même fait un énorme sourire. Ce que j’ai trouvé à l’intérieur, par contre, était loin d’être hilarant : une femme haïtienne d’âge moyen était étendue sur le ventre sur une sorte de table d’opération provisoire, le dos grand ouvert, pendant que plusieurs médecins et infirmiers militaires américains piquaient dans son corps avec des scalpels et quelque chose qui avait l’air de ressembler à une pince.
« Qu’est-ce qu’ils sont en train de faire ? » j’ai demandé à son mari qui était assis non loin, le visage couvert par la paume de ses mains. Il était en train de pleurer.
« Ils lui enlèvent une tumeur », il m’a dit.
Il y avait des mouches partout dans l’espace, en même temps que d’autres espèces plus grandes d’insectes que je n’avais jamais eu la chance de rencontrer avant. L’odeur était nauséabonde – un mélange de maladie, de corps ouvert, de sang et de désinfectant.
« Nous nous entraînons pour un scénario de combat », expliqua l’un des infirmiers militaires. « Haïti est ce qu’on peut trouver de plus proche d’un combat réel ».
« Ce sont des êtres humains, mec », j’essayais d’argumenter, mais il avait sa propre manière de regarder ça. « Si nous ne venons pas, ils meurent. Alors nous les aidons, d’une certaine manière. »
Tout ce que je pouvais faire était de photographier le bordel. Aucun équipement de diagnostique n’était utilisé pour déterminer ce qui n’allait pas véritablement avec les patients. Aucune radio n’était prise. Je pris note mentalement que les animaux dans presque n’importe quelle clinique vétérinaire aux Etats-Unis étaient définitivement bien mieux traités que ces infortunées personnes.
La femme souffrait, mais elle n’osait pas se plaindre. Ils l’opéraient juste avec une anesthésie locale. Quand ils ont eu fini, ils l’ont recousue et ont mis des bandes autour de son corps.
« Et maintenant ? » j’ai demandé au mari.
« Nous allons prendre le bus pour rentrer à la maison », il a répondu.
Finalement la femme a dû se lever et marcher, en s’appuyant sur son mari qui la soutenait avec amour. Je ne pouvais pas en croire mes yeux : on faisait marcher le patient après lui avoir retiré une tumeur.
J’ai sympathisé avec un docteur qui m’a amené vers une série de tentes qui servaient d’installation militaire pour les soldats et le personnel américain déployés à Haïti. Les locaux avaient l’air conditionné, ils n’avaient aucune tache, ils étaient équipés comme une véritable salle d’opération, et par dessus tout, vides. Il y avait des douzaines de civières confortables disponibles.
« Pourquoi est-ce que vous ne laissez pas vos patients rester ici ? », j’ai demandé.
« Pas autorisé », a répondu le docteur.
« Vous les utilisez comme des cobayes, non ? »
Il ne répondit pas. Il considérait ma question comme rhétorique. Peu après, je me suis arrangé pour obtenir une voiture et je suis parti.
***
Je n’ai jamais réussi à publier l’histoire, à l’exception d’un seul journal à Prague. J’ai envoyé des photos au New York Times, à The Independent, mais je n’ai reçu aucune réponse.
Je n’étais pas vraiment surpris, d’autant plus qu’un an auparavant, après m’être retrouvé suspendu au plafond, les bras attachés, dans quelque local militaire indonésien abandonné de Dieu, au Timor Oriental, et après avoir été finalement libéré avec ces mots de : « Nous n’avions pas réalisé que vous étiez une personne si importante » (ils avaient trouvé une lettre d’ABC News attestant que j’étais en mission comme « producteur indépendant »), je n’avais pu trouver aucun média grand public occidental qui trouvait un intérêt à publier des rapports sur les viols de masse et autres atrocités que l’armée indonésienne pratiquait fréquemment envers la population sans défense du Timor Oriental.
Mais plusieurs autres avaient déjà décrit ce type de scénarios avant moi, y compris Noam Chomsky et John Pilger. On peut aisément résumer le dogme de « la presse libre occidentale » comme : « Seules les atrocités qui servent les intérêts géopolitiques et économiques de l’Occident peuvent être considérées comme de véritables atrocités et ainsi autorisées à être racontées et analysées dans nos médias de masse ».
Mais pour cet article, j’aimerais regarder la situation d’un point de vue légèrement différent.
* * *
En 1945, ce reportage est apparu dans les pages de Express :
LA PESTE ATOMIQUE
« J’écris ceci comme une alerte au monde »
LES DOCTEURS TOMBENT PENDANT QU’ILS TRAVAILLENT
Peur des gaz empoisonnés : tous portent des masques.
Le reporter de l’équipe de l’Express, Peter Burchett, était le premier reporter des forces alliées à entrer dans la ville bombardée par l’arme atomique. Il avait voyagé 700 kilomètres depuis Tokyo seul et désarmé (ceci est faux mais le Daily Express ne pouvait pas savoir ça) en transportant des rations pour sept repas – il était presque impossible de se procurer de la nourriture au Japon – un parapluie noir et une machine à écrire.
Voici sa fiche de récit :
« Hiroshima, mardi.
A Hiroshima, 30 jours après que la première bombe atomique a détruit la ville et secoué le monde, les gens continuent à mourir, mystérieusement et horriblement – des gens qui n’étaient pas blessés par le cataclysme – d’une chose inconnue que je peux seulement décrire comme la peste atomique. Hiroshima ne ressemble pas à une ville bombardée. On dirait qu’un rouleau compresseur monstrueux lui est passé dessus et a écrasé toute existence. J’écris ces faits de manière aussi dépassionnée que possible dans l’espoir qu’ils agiront comme un avertissement au monde. Dans ce premier terrain d’essai de la bombe atomique j’ai vu la désolation la plus terrible et la plus effrayante en quatre années de guerre. Ça fait passer une île du Pacifique bombardée pour un paradis. Les dommages sont bien plus grands que les photographies ne peuvent le montrer. »
Dans le reportage de Burchett, il n’y avait pas de notes de bas de pages et presque pas de citations. Il était arrivé à Hiroshima « armé » de ses deux yeux et de ses deux oreilles, de son appareil photo et de son immense urgence à cerner et à décrire l’un des plus horribles chapitres de l’histoire humaine contemporaine.
C’était comme ça que ça se faisait à cette époque : le journalisme était une activité passionnante, et un correspondant de guerre devait être brillant, courageux et extrêmement rapide. On s’attendait aussi à qu’il ou elle soit indépendant.
Burchett était un des meilleurs, peut-être le meilleur et il l’a payé très cher quand à un moment, il a été déclaré « ennemi du peuple australien », et qu’on lui a retiré son passeport. Il a écrit sur les atrocités américaines contre les Coréens pendant la Guerre de Corée, sur les atrocités de l’armée américaine contre ses propres soldats (après avoir été échangés, ces prisonniers de guerre qui avaient osé parler du traitement humain qu’ils recevaient de leurs ravisseurs chinois et nord-coréens étaient souvent déplacés, soumis à un véritable lavage de cerveau et même torturés). Il avait aussi écrit sur le courage des Vietnamiens qui se battaient pour leur liberté et leurs idéaux contre la plus grande puissance militaire de la Terre.
Ce qui est remarquable, c’est que même s’il a dû vivre en exil, même si ses enfants ont dû naitre hors de l’Australie à cause de la violente chasse aux sorcières politique lancée contre lui, à cette époque il y avait encore de nombreuses publications prêtes à imprimer ses écrits extraordinaires. Il y avait des journaux et des maisons d’éditions qui commandaient ses reportages et ses livres et après les publiaient et payaient pour son travail.
Il est évident qu’à cette époque, la censure n’était pas absolue et consolidée comme elle l’est maintenant.
Ce qui est plus remarquable encore est qu’il n’avait pas à constamment défendre ce que ses yeux voyaient et ce que ses oreilles entendaient. Son travail était original et novateur. Il n’était pas obligé de citer un nombre infini de sources, d’indexer tout ce qu’il allait publier. On ne lui demandait pas de recycler le travail des autres. Il allait dans un lieu qu’il voulait décrire, il parlait aux gens, recueillaient des témoignages importants, décrivait le contexte, et ensuite l’histoire était publiée.
Il n’était pas nécessaire de citer un quelconque « Professeur Green » disant qu’il pleuvait si Burchett savait et voyait que c’était réellement le cas. Pas besoin d’un « Professeur Brown » pour confirmer que l’eau de l’océan était salée ou que la Terre était ronde.
Il est impossible d’écrire comme ça maintenant. Tout individualité, toute passion et tout courage intellectuel ont disparu des reportages de médias de masse et d’une grande majorité des livres de non fiction. Il n’y a presque plus de manifeste, et plus de « j’accuse ». Les reportages sont bridés, rendus « sûrs » et « inoffensifs ». Ils ne provoquent plus les lecteurs ; ne les envoient plus aux barricades.
* * *
Les médias de masse monopolisent la couverture des sujets les plus importants, les plus explosifs d’aujourd’hui : les guerres, les occupations et les horreurs dont souffrent des milliards de gens dans le monde en conséquence de nos régimes néo-colonialistes et de leur fondamentalisme de marché.
Les reporteurs indépendants ne sont plus embauchés. Ceux qui sont encore là et travaillent sont bien rodés et même comme ça, leur nombre est bien plus petit qu’il y a quelques décennies.
Tout fait sens. La couverture des conflits est le cœur de la « bataille idéologique » et le mécanisme de propagande du régime imposé globalement par l’Occident en assure pleinement le contrôle. Naturellement, il serait naïf de croire que les médias grand public et le monde académique ne sont pas des parties essentielles du système.
Pour comprendre le monde en profondeur, il faut connaître la détresse et les horreurs de la guerre et des zones de conflits. C’est là où le colonialisme et le néo-colonialisme montrent leurs horribles dents pointues. Et par zones de conflits, je ne veux pas seulement dire les endroits qui sont bombardés depuis les airs et pilonnés par l’artillerie. Il y a des « zones de conflit » où des dizaines de milliers, même des millions de personnes sont en train de mourir à cause des sanctions, de la misère ou des batailles internes attisées depuis l’extérieur (comme au jour d’aujourd’hui en Syrie).
Dans le passé, la meilleure couverture de tels conflits était faite par des reporters indépendants, la plupart venant des rangs des écrivains progressistes et des penseurs indépendants. Les histoires et les images des guerres, des coup d’État et la détresse des réfugiés étaient au « menu du jour », servis avec les œufs et les céréales aux citoyens des pays responsables.
A un certain moment, grâce aux reporters indépendants, le public de l’Occident était de plus en plus conscient des conditions à travers le monde.
Les citoyens de l’Empire (Amérique du Nord et Europe) n’avaient aucune place pour échapper à la réalité. Les meilleurs écrivains et intellectuels parlaient dans des émissions de télévision et de radio de premier plan de la terreur que nous répandions à travers le monde. Les journaux et les magazines bombardaient régulièrement le public avec des reportages contre l’établissement. Les étudiants et les citoyens qui sentaient une grande solidarité avec les victimes (c’était avant qu’ils ne soient trop occupés avec Facebook, Twitter et autres médias sociaux qui les ont pacifiés et les font crier au téléphone au lieu de détruire les centre-villes), défilaient régulièrement, construisaient des barricades et se battaient contre les forces de sécurité dans les rues. Certains, inspirés par les reportages qu’ils lisaient et regardaient, voyageaient à l’étranger, pas seulement pour filer à la plage mais pour voir de leurs propres yeux les conditions dans lesquelles vivaient les victimes.
D’innombrables reporters indépendants étaient marxistes mais certains ne l’étaient pas. Nombre d’entre eux étaient brillants, passionnés et ouvertement engagés. La plupart d’entre eux n’ont jamais prétendu être « objectifs » (dans le sens implanté par les médias de masse anglo-américains d’aujourd’hui qui insistent pour citer plusieurs sources « différentes » mais qui bizarrement arrivent toujours aux mêmes conclusions uniformes). Ils étaient le plus souvent intuitivement opposés au régime impérialiste occidental.
Bien que même à cette époque, il y avait de consistants flux de propagande disséminés par des reporters et des universitaires bien payés (et par conséquence bien disciplinés), les reporters indépendants, les photographes et les réalisateurs servaient héroïquement le monde en produisant un « récit alternatif ».
Il y a eu parmi eux des gens qui ont décidé d’échanger leurs machines à écrire contre des armes, comme dans le cas de Saint Exupery. Il y a eu Hemingway en planque à Madrid, maudissant avec ivresse les fascistes italiens dans ses reportages, et plus tard défendant la révolution cubaine et lui procurant un soutien financier. Il y a eu André Malraux qui, tout en couvrant l’Indochine, s’arrangea pour être arrêté par les autorités françaises coloniales et lança ultérieurement un magazine anti-colonialiste. Il y a eu Orwell et son dégoût intuitif pour le colonialisme et après il y a eu les maîtres du journalismes des zones de guerres et de conflits : Ryszard Kapuscinski, Wilfred Burchett et plus tard John Pilger.
Il y a un point très important à faire sur eux et sur des centaines d’autres : ils pouvaient subvenir à leurs besoins – ils vivaient, voyageaient et travaillaient – avec les revenus générés par leurs reportages, quel que soit le degré de critique contre l’établissement de leur travail. Ecrire d’excellents livres et articles était une profession solide ; en fait, une des professions les plus respectées et excitantes qu’on puisse espérer avoir. Ce qu’ils faisaient était vu par la société comme un service essentiel pour l’humanité. A cette époque, on n’attendait pas d’eux qu’ils enseignent ou fassent autre chose pour survivre.
* * *
Les choses ont définitivement changé dans les dernières décennies !
Aujourd’hui, on dirait, quand on lit le livre de Ryszard Kapuscinski, The Soccer War ( « La guerre du football »), qu’on vit dans un différent univers.
C’était 1960, le Congo, précédemment pillé par ses colonisateurs belges (il avait perdu des millions de vie pendant le règne très brutal du Roi Léopold II et après) avait gagné l’indépendance et des troupes paramilitaires arrivaient : « l’anarchie, l’hystérie, le massacre ».
Kapuscinski était à Varsovie. Il voulait y aller (la Pologne lui avait donné assez de devises fortes pour voyager) mais il avait un passeport polonais et, encore une preuve du grand amour de l’Occident pour la liberté de parole et d’information, « tous les ressortissants des pays socialistes étaient expulsés du Congo ». Kapuscinski prit un vol pour Le Caire. Il fit équipe avec le journaliste tchèque, Jarda Boucek. Ils décidèrent d’aller via Khartoum et Juba :
« ... A Juba, nous aurions à acheter une voiture, et tout ce qui arriverait après était un grand point d’interrogation. Le but de l’expédition était Stanleyville, la capitale de la province de l’Est du Congo, où le gouvernement de Lumumba avait trouvé refuge (Lumumba lui-même avait déjà été arrêté et son ami Antoine Gizinga dirigeait le gouvernement). Je regarde pendant que le doigt de Jarna voyage jusqu’au Nil, s’arrête brièvement pour un peu de tourisme (ici il n’y a rien sauf des crocodiles, ici la jungle commence), tourne vers le sud-ouest, et arrive sur les rives de la rivière Congo où le nom « Stanleyville » apparaît à côté d’un petit cercle avec un point au milieu. Je dis à Jarda que je veux prendre part à l’expédition et que j’ai des instructions officielles pour aller à Stanleyville (ce qui est un mensonge). Il donne son accord, mais me prévient que je pourrais payer ce voyage de ma vie (ce qui plus tard s’avèrera proche de la vérité). Il me montre une copie de son testament, qu’il a déposé à son ambassade. Je fais de même. »
Ce que ce fragment du livre montre indirectement est que ces deux aventureux et courageux reporters avaient pleinement confiance dans ce qui les attendait à leur retour dans leurs pays natals (Pologne et Tchécoslovaquie). Ils suivaient l’histoire la plus importante de la plus grande figure africaine pro-indépendance, Patrice Lumumba, un homme qui a fini par être abattu par les efforts conjoints belges et américains. (L’assassinat de Lumumba a fait basculer le Congo en enfer, un enfer qui dure encore au jour même où cet article est écrit). Ils n’étaient pas sûrs de survivre au voyage mais ils étaient confiants dans le fait que leur travail serait respecté et recensé. Il leur fallait risquer leurs vies, utiliser leur ingéniosité et écrire brillamment. Mais le reste était pris en charge.
La même chose était vraie pour Wilfred Burchett et, dans une certaine mesure, pour plusieurs autres reporters courageux qui osaient couvrir la guerre de Vietnam de manière indépendante, frappant fortement les consciences en Europe et en Amérique, et n’autorisant pas la masse passive des citoyens à déclarer plus tard qu’ils n’avaient pas su.
Cette ère n’a pas duré toujours. Les mass médias et les faiseurs d’opinion de l’Empire ont fini par réaliser que ce type d’écrits était inacceptable parce qu’il ne créait que des dissidents et des gens qui recherchaient des points de vue et des sources d’informations alternatifs, et risquait de finir par saper le régime.
Quand je lis Kapuscinski, je pense involontairement à mon propre travail en République Démocratique du Congo, au Rwanda et en Ouganda.
Une fois de plus, une des plus importantes histoires du monde se passe au Congo. Entre 6 et 10 millions de gens sont déjà morts à cause de l’avidité occidentale et de l’obsession débridée de contrôler le monde. Tout le récit historique a été distordu, et deux affreuses dictatures africaines entièrement soutenues par les Etats-Unis et le Royaume Uni sont en train d’assassiner et de piller le Congo au nom de l’Occident et de ses compagnies.
Chaque fois que je risque ma vie là-bas, chaque fois que je suis jeté dans un trou d’où je sais que je pourrais ne jamais sortir, je sais qu’il n’y a pas de base, de « foyer » qui m’attend ou me soutient. Je ne m’en sors que grâce à quelque carte d’identité américaine, à d’influentes (aux yeux de mes ravisseurs, pas des miens) lettres d’accréditation. Mon travail comme journaliste d’investigation ou comme réalisateur ne garantit rien. Je ne suis envoyé par personne. Rien n’est payé. Je suis tout seul.
Quand Kapuscinski rentrait à la maison, il était accueilli comme un héro. Un demi siècle plus tard, ceux d’entre nous qui font le même travail ne sommes rien de plus que des parias.
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A un moment, la plupart des plus importants journaux et magazines, de même que les chaînes de télévision, ont arrêté de se s’appuyer sur les indépendants, les courageux et modérément fous journalistes « freelance ». Ils ont embauché à tour de bras, transformant les reporters en employés d’entreprise. Une fois que cette « transition » a été accomplie, il était extrêmement facile de présenter aux « employés » encore appelés « journalistes » comment couvrir les événements, ce qu’il fallait écrire et ce qu’il fallait taire. Souvent rien n’avait à être dit dans les détails – le personnel d’une entreprise sait intuitivement comment se tenir.
Les fonds pour embaucher des auteurs, photographes ou producteurs indépendants en freelance ont été réduits drastiquement. Ou ils ont été complètement supprimés.
De nombreux journalistes freelance ont été forcés de postuler pour des boulots. D’autres ont commencé à écrire des livres, espérant maintenir le flux de l’information. Mais très bientôt on leur a dit que « en ce moment il n’y a pas d’argent pour les livres non plus ». Le mieux était de postuler pour des boulots d’enseignement.
Certaines universités continuaient à accueillir et à tolérer un certain degré de dissidence intellectuelle, mais le prix à « payer » était élevé : les anciens révolutionnaires et dissidents pouvaient enseigner mais aucun débordement émotionnel, aucun manifeste, et aucun appel aux armes n’étaient tolérés. Ils devaient « s’en tenir aux faits » (de la manière dont les faits étaient maintenant habituellement présentés) ; ils durent commencer à recycler les pensées de leurs collègues « influents », à alourdir leurs livres de citations, d’index et d’indigestes pirouettes sur-intellectualisées.
Et à cette période nous étions déjà en train d’entrer dans l’ère d’internet. Des millions de sites ont fleuri mais de nombreuses grandes alternatives et des publications papier de gauche ont dû fermé. Après quelques années d’enthousiasme et d’espoirs, il est devenu évident que le régimes et ses mass médias avaient consolidé le contrôle sur les esprits du public avec l’aide d’internet, et pas malgré lui. Les principaux moteurs de recherches ont implantés sur leurs pages d’accueil des agences d’informations grand public de tendance de droite. A moins de savoir réellement ce qu’on cherche, à moins d’être très éduqué et très déterminé, il y a peu d’espoir de juste tomber sur une couverture ou une interprétation du monde et des événements locaux d’opposition.
Désormais les articles les plus profonds doivent être écrits sans financement, comme si les écrire était devenu une sorte de hobby. La gloire de la correspondance de guerre est terminée, la grandeur de l’aventure appelée « recherche de la vérité », partie, et tout ça a été remplacé par la mode et la légèreté, les réseaux sociaux, le divertissement.
L’extase de la « légèreté » a d’abord été réservé seulement à ceux qui étaient assis dans les sièges conducteurs des citoyens de l’Empire et aux élites outrageusement corrompues (le fait de l’Occident) des lointaines colonies. Inutile de dire, la majorité du monde a toujours été submergée par l’extrême lourdeur de la réalité, surtout ceux vivant dans des bidonvilles à servir les intérêts coloniaux et économiques, à survivre sous des dictatures brutales et implantées sans merci et par la suite soutenues sadiquement par Washington, Londres ou Paris.
Mais au final, même ceux qui meurent dans les taudis d’Asie du Sud-Est ou d’Afrique se sont vus injectés une certaine dose de « légèreté » avec la drogue du divertissement et avec le mépris absolu pour les analyses sérieuses de leur propre condition.
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Les quelques rares écrivains indépendants qui se battaient encore – les correspondants éduqués au travail de Burchett et de Kapuscinski – perdaient à la fois l’audience et les moyens d’accomplir leur travail.
En pratique, couvrir des guerres, couvrir de véritables conflits coûte extrêmement cher, particulièrement s’ils sont couverts en profondeur. Il faut jongler avec des prix de billets déraisonnables sur des charters ou des vols aléatoires, avec un lourd équipement professionnel, avec les bakchichs qu’il faut payer pour aller n’importe où près des terrains d’action, avec des changements constants de plans et avec des retards. Il faut obtenir des visas et des permis. Il faut communiquer et une fois de temps en temps, il arrive qu’on soit blessé.
L’accès est aujourd’hui beaucoup plus contrôlé qu’au temps de la Guerre du Vietnam. Alors que je m’étais débrouillé pour arriver sur le front à Sri Lanka il y a quelques dix ans, c’est devenu impensable dans les dernières années du conflit. Bien que j’ai pu passer en fraude dans le Timor Oriental en 1996, les reporters indépendants qui essaient maintenant de se faufiler en Papouasie où l’Indonésie – un grand partenaire dans les crimes de l’Occident – est en train de perpétrer encore un autre génocide, sont régulièrement arrêté, emprisonnés et déportés.
En 1992, quand j’ai couvert la guerre au Pérou, une fois que j’ai eu mon accréditation du ministre des Affaires étrangères, c’était basiquement mon choix si je voulais rester à Lima ou risquer ma vie et conduire jusqu’à Ayacucho, pleinement conscient que l’armée ou le Sentier Lumineux pouvaient choisir de m’exploser la tête sur le chemin (ce qui en fait est presque arrivé une fois).
Mais de nos jours, entrer en Irak ou en Afghanistan, ou dans n’importe quel endroit occupé par les forces américaines et européennes est quasiment impossible, particulièrement si l’objectif est d’enquêter sur les crimes contre l’humanité commis par le régime occidental.
Franchement : aujourd’hui il est difficilement d’aller où que ce soit, à moins que vous soyez ce qu’ils appellent « embedded », aux ordres (en fait, une description très colorée mais assez correcte : vous « les » laissez vous le faire et « ils » vous laissent écrire, tant que vous écrivez ce qu’« ils » vous disent). Etre autorisé à couvrir la guerre devrait dire : suivre le courant dominant, avec une organisation puissante qui assure ses arrières, avoir les accréditations et laisser-passer requis, et se porter garant de la production finale de l’écrivain.
Les reporters indépendants sont considérés comme imprévisibles et ne sont donc pas bienvenus.
Il y a une manière de se faufiler dans plusieurs zones de conflits. Ceux d’entre nous qui ont des années d’expérience savent comment faire. Mais imaginez que vous êtes parti « tout seul », que vous êtes bénévole, volontaire, écrivant quasi gratuitement. A moins que vous soyez riche, indépendant et désireux de tout dépenser sur votre propre travail d’écriture, vous avez intérêt à analyser les choses « à distance ». Et c’est exactement ce que le régime voulait obtenir : aucun reportage de première main originaire de la gauche. Juste des « divagations » depuis très loin.
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Comme si les barrières bureaucratiques et institutionnelles érigées par le régime n’étaient pas suffisantes pour prévenir certains reporters indépendants endurcis (de ces quelques uns qui sont toujours dans les environs) de visiter les zones de conflits, les contraintes finances sont toujours prêtes à entrer en action : presque personne en dehors des médias dominants n’est capable de rivaliser avec les tarifs pratiqués pour les chauffeurs, les entremetteurs et les interprètes, tarifs qui ont explosé avec le personnel des médias institutionnels qui travaille tous frais payés.
Le résultat est clair : l’opposition au régime néo-colonialiste est en train de perdre la guerre médiatique parce qu’elle est incapable de rapporter auprès d’un large public des reportages de lieux où l’Empire commet en permanence des génocides et des crimes contre l’humanité. Comme nous l’avons établi précédemment, dans les périodes récentes il n’y a pas eu de flux incessant d’images et de dépêches pour bombarder des millions de personnes dans les nations responsables des crimes – un flux similaire à celui qui avait réussi à outrager et à choquer le public et qui avait arrêté la Guerre du Vietnam il y a quelques décennies.
Les conséquences sont choquantes. Le public européen et nord américain n’est généralement pas même au courant des horreurs les plus épouvantables qui ont lieu à travers le monde. L’une d’elle est le génocide brutal qui se déroule contre la population de la République Démocratique du Congo. Une autre est la terrible campagne de déstabilisation contre la Somalie, avec presque un million de réfugiés qui pourrissent littéralement dans des camps surpeuplés au Kenya (j’ai fait récemment un film documentaire de 70 mn, « One Flew Over Dadaab », sur le sujet).
Il est difficile de trouver des mots pour décrire le cynisme de l’occupation israélienne de la Palestine, mais le public américain est nourri de reportage « objectifs » et est ainsi « pacifié ».
Pendant que la machine de propagande est déchainée contre tous les pays qui tiennent fermement contre le colonialisme occidental – la Chine, la Russie, Cuba, le Vénézuela pour n’en citer que quelques uns – les crimes contre l’humanité commis par l’Occident et ses alliés (incluant l’Ouganda, le Rwanda, l’Indonésie, l’Inde, les Philippines, la Colombie et bien d’autres) ne sont pas couverts.
Des millions de gens sont déplacés ; des centaines de milliers sont tués à cause des manœuvres géopolitiques occidentales dans le Moyen Orient, en Afrique et ailleurs. Très peu a été rapporté sur la honteuse destruction de la Libye en 2011 (et ses terribles conséquences) et sur la manière dont l’Occident a travaillé sans relâche pour renverser le gouvernement en Syrie.
Il n’y a presque pas de reportages sur comment les « camps de réfugiés » turcs à la frontière syrienne sont en fait utilisés pour nourrir, entraîner et armer l’opposition syrienne, un fait bien documenté par plusieurs éminents journalistes et réalisateurs turcs. Inutile de dire que, pour des reporters indépendants occidentaux, ces camps sont inatteignables, comme me l’ont expliqué récemment mes collègues à Istanbul.
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Alors qu’il y a plusieurs très bonnes publications comme CounterPunch, « Z » et la « New Left Review », les milliers de correspondants du guerre indépendants « déplacés » devraient avoir plus de domiciles qu’ils puissent appeler leurs « home », leur « maison » ou leurs foyers institutionnels.
Il y a de grandes capacités, de nombreuses armes et munitions potentielles dans la guerre contre l’impérialisme et le néo-colonialisme. C’est pourquoi le régime s’assure de les mettre sur la touche, de rendre leur travail caduque.
Mais sans leur connaissance, aucune analyse objective des conditions présentes globales n’est possible. Sans leurs reportages et leurs images, les victimes comme les bourreaux ne pourront pas être capables de comprendre la profondeur de l’insanité dans laquelle le monde a été jeté.
Sans eux, alors que des millions de vies humaines sont perdues, que des milliards de vies sont ruinées, la population de l’Empire pourrait continuer à mourir de rire devant ses salles de de spectacle, ses gadgets électroniques à la main, en ignorant une fois de plus totalement l’horrible fumée qui arrive de la proverbiale cheminée. Et dans le futur, si on les questionne, ils seront capables de dire une fois de plus, comme ils l’ont fait si souvent dans l’histoire : « Nous ne savions pas. »
Andre Vltchek (1963-2020)
Mars 2012
https://www.counterpunch.org/2012/03/16/the-death-of-investigative-journalism/
Andre Vltchek, Exposing lies of the Empire