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Retour sur l’histoire d’un pays dont les médias ont beaucoup parlé mais généralement pour ne rien dire...

Colombie : Cinquante ans de violence

[ REPRISE D’ARTICLE PARU SUR RISAL : ] Nous publions ci-dessous une traduction du rapport "Colombia : Fifty Years of Violence", écrit en 1999 par Gary Leech pour le Colombia Journal (anciennement Colombia Report). Si ce texte date déjà de plusieurs années, il donne néanmoins aux lecteurs de nombreuses données sur l’histoire de la Colombie et des éléments de compréhension de la tragique actualité du conflit armé interne.

Introduction

La guerre civile en Colombie donne lieu à de graves violations des droits de l’homme qui n’ont cessé d’augmenter de façon spectaculaire depuis vingt ans. Les groupes de défense des droits humains internationaux ont maintes fois rendu les organisations paramilitaires responsables de ces violations.

Les forces paramilitaires sont de proches alliées des Forces armées colombiennes. Non seulement elles font la guerre contre les guérillas mais aussi contre toute personne suspectée d’être un de leurs sympathisants (membres des syndicats, représentants paysans, défenseurs des droits humains et activistes religieux). Quelques leaders des forces paramilitaires ont même étendu les paramètres de cette guerre aux toxicomanes, aux alcooliques, aux prostituées, aux petits malfaiteurs et aux sans abris dans une tentative de « nettoyage » de la société colombienne.

Au fil des années, plusieurs présidents ont tenté de traiter les problèmes (injustices sociales, politiques et économiques) que les guérillas considèrent comme la cause principale du conflit. Néanmoins, ces efforts ont été contrecarrés à plusieurs reprises par les États-Unis et leur guerre contre la drogue ainsi que par les élites politiques, économiques et militaires colombiennes qui essaient désespérément de préserver une « démocratie » qui a marginalisé une grande partie de la population.

Des articles contemporains appellent ce conflit « guerre civile de trente-cinq ans ». Il trouve son origine dans la formation officielle de plusieurs groupes guérilleros au milieu des années 1960. Néanmoins, les racines du plus grand groupe du pays, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), remontent aux mouvements paysans armés d’autodéfense formés entre 1948 et 1958 pendant la période connue sous le nom de La Violencia.

La Violencia et le Frente Nacional

Au dix-neuvième siècle et au début du vingtième, les partis libéral et conservateur, dont l’influence s’étendait de Bogotà à presque tous les villages des régions habitées du pays, dominaient la politique colombienne. Les différences idéologiques entre ces élites avaient des répercussions sur toute la société, entraînant souvent des éruptions de violence qui opposaient continuellement les factions libérale et conservatrice, à la fois paysannes et des élites, l’une contre l’autre.

A la fin des années 1940, le dissident libéral Jorge Eliécer Gaitán, issu des mouvements ouvriers et paysans menés par les libéraux [1] et les communistes, était le candidat favori à l’élection présidentielle. Mais il fut assassiné le 9 avril 1948 dans une rue de Bogotá. Ce meurtre déclencha le Bogotazo, un soulèvement des classes populaires libérales, qui se solda par une destruction massive et un pillage de la capitale.

Des insurrections paysannes libérales identiques se produisirent simultanément à travers le pays, opposant libéraux et conservateurs. Craignant que la violence ne mène à une révolte sociale paysanne, les dirigeants du Parti libéral soutinrent les mesures répressives du gouvernement conservateur pour réprimer les soulèvements et préserver les oligarchies libérale et conservatrice. Néanmoins, en dépit de l’alliance informelle entre les deux partis, deux libéraux de haut rang furent assassinés en 1949, poussant les libéraux à s’abstenir aux élections présidentielles de 1950, élections qui virent la victoire incontestée du candidat conservateur Laureano Gómez.

Bien que la rébellion ait été efficacement réprimée à Bogotá, des insurrections paysannes armées sporadiques continuèrent dans plusieurs départements ruraux. Le président Gómez, qui considérait les paysans libéraux comme des communistes, y répondit par une répression violente. De nombreux libéraux membres de la Police nationale furent licenciés et remplacés par des paysans du district conservateur de Boyacá du municipe de Chulavita. Rapidement, ces chulavistas devinrent tristement célèbres pour les actions brutales qu’ils menèrent pour réprimer les libéraux et les communistes rebelles.

Au début des années 1950, le régime de Gómez (soutenu par l’Eglise, qui avait été persécutée pendant le soulèvement, et par les Etats-Unis, qui voyaient le soutien du Parti communiste aux paysans à travers le prisme de la Guerre froide) éleva la répression vers de nouveaux sommets. La violence chaotique opposait les libéraux aux conservateurs. Elle entraîna aussi des combats entre l’oligarchie et les paysans sans terre qui forcèrent de nombreux grands propriétaires terriens à abandonner leurs terres et à s’enfuir vers la ville pour retrouver une relative sécurité.

En 1953, Gómez fut renversé par un coup d’Etat militaire qui amena le Général Gustavo Rojas Pinilla au pouvoir. Il envoya immédiatement l’armée récupérer la propriété des personnes qui avaient fui vers les villes. En réponse, des groupes de paysans armés demandèrent une réforme agraire. En juin 1953, en tentant d’en finir avec la violence, Rojas Pinilla proposa une amnistie à tous ces groupes et répondit à leur demande en créant le Bureau pour la Reconstruction et le Secours. En réalité, ce bureau fit peu de choses pour résoudre le problème agraire, bien qu’il poussât les élites libérales et conservatrices à se méfier de Rojas Pinilla car il pouvait utiliser cela pour se bâtir un soutien populaire. En juin 1954, il étendit l’amnistie aux prisonniers accusés d’actes de terreur au nom du régime de Gómez.

De nombreux Gomezistas libérés commencèrent immédiatement à tuer des paysans innocents, forçant ceux qui avaient accepté l’amnistie à reprendre les armes. Rojas Pinilla répondit en 1955, en lançant une offensive militaire majeure contre ces paysans, dans ce que l’on connaît maintenant sous le nom de Guerre de Villarica. C’est dans le département de Tolima, pendant cette offensive, que les mouvements armés d’autodéfense, qui sont devenus les FARC par la suite, virent le jour. Les élites libérales et conservatrices rejetèrent la responsabilité de la Violencia sur Rojas Pinilla et, en 1957, organisèrent une grève générale et des manifestations dans les rues de la capitale qui le forcèrent à démissionner.

A la suite de l’éviction de Rojas Pinilla, ces élites mirent sur pied un accord de partage de pouvoir appelé Frente Nacional (Front National). A partir de 1958, les deux partis se succédèrent au pouvoir tous les quatre ans et se distribuèrent tous les postes officiels de manière égale. La formation du Frente Nacional mit un terme à l’aspect « dix-neuvième siècle » de La Violencia, à savoir un conflit entre les factions de l’élite au pouvoir. Néanmoins, le nouveau gouvernement devait encore faire face aux paysans armés.

La prolifération des groupes guérilleros

De nombreux paysans, la plupart libéraux et communistes, avaient survécu aux offensives militaires des années 1950, en entreprenant de longues marches, sous la protection des mouvements armés d’autodéfense, vers les régions inhabitées, pour la plupart, à l’est des départements du Meta et du Caquetá. Les paysans défrichèrent et travaillèrent de nouvelles terres dans des zones qu’ils dénommèrent « républiques indépendantes », dans une tentative de se libérer d’un gouvernement national dont ils se méfiaient à cause « de leur expérience personnelle vis-à -vis de la partialité sociale et économique et leur découverte d’un système à double valeur soutenu par les classes dirigeantes. » [2]

Néanmoins, les colons découvrirent rapidement qu’ils n’avaient pas trouvé l’autonomie qu’ils cherchaient aussi désespérément, alors que les grands propriétaires fonciers, résolus à étendre leurs possessions, commencèrent rapidement à avoir des prétentions sur les terres nouvellement défrichées. De plus, le gouvernement n’avait aucune intention de laisser les colons tranquilles : « En définissant ces républiques comme des gangs de bandits communistes, le gouvernement avait une excuse pour lancer des attaques militaires contre eux, [de] les condamner politiquement et [de] les bloquer économiquement... Le seul résultat possible était la guerre. L’une après l’autre, les républiques tombèrent aux mains de l’armée et une fois sous contrôle gouvernemental, les terres finirent dans les mains des grands propriétaires fonciers. » [3]

Les paysans, obligés de s’enfoncer un peu plus dans la jungle, se rendirent compte que leur seule chance d’obtenir la justice sociale reposait sur leur capacité à se battre à un niveau national contre le gouvernement. Par conséquent, les mouvements armés d’autodéfense dispersèrent des unités dans diverses régions du pays afin de combattre les forces armées sur plusieurs fronts en même temps et avec une structure de commandement central. Le 20 juillet 1964, les différents fronts de ces mouvements établirent leur programme de réforme agraire. Deux ans plus tard, ils devinrent officiellement les FARC. [4]

En 1960, le parti politique indépendant, l’Alliance nationale populaire (ANAPO), fut formé par des partisans de Rojas Pinilla et s’affirma rapidement lors des élections présidentielles. La popularité de l’ANAPO augmenta avec régularité pendant les années 1960 car elle faisait appel à un grand nombre d’exclus de l’alliance du Frente Nacional. Rojas Pinilla se présenta comme le candidat du parti le 19 avril 1970, pour les élections présidentielles et après avoir mené au début, il fut battu de justesse par le candidat du Frente Nacional, Misael Pastrana Borrero. De nombreux partisans de l’ANAPO accusèrent le gouvernement d’avoir manipulé le comptage des votes. En réponse à cette fraude électorale, les membres socialistes du parti formèrent en 1972 le mouvement guérillero M-19.

Le M-19 gagna une triste réputation par une série de raids urbains audacieux qui allèrent jusqu’à l’occupation de l’ambassade dominicaine de Bogotá en 1980 et la prise malheureuse du Palais de justice en 1985. Cette dernière entraîna la mort de plus de cent personnes, dont onze juges de la Cour suprême, pendant une bataille de deux jours dans laquelle l’armée rasa l’immense palais. En 1989, les guérilleros décidèrent de rendre les armes en échange d’un pardon du gouvernement. Ils formèrent un parti politique appelé l’Alliance démocratique M-19 afin de participer aux futures élections. Néanmoins, les escadrons de la mort se mirent à assassiner de nombreux dirigeants du parti, dont le candidat à la présidence et ancien commandant du M-19 Carlos Pizarro.

Le M-19 avait été organisé en réponse au Frente Nacional, qui avait réussi à réserver les postes d’influence à des membres des élites conservatrices et libérales. Cette « démocratie limitée » engendra aussi d’autres mouvements guérilleros dans les années 1960, bien que d’autres facteurs soient entrés en jeu. La Révolution cubaine influença de nombreux radicaux en Amérique Latine, convaincus que la théorie du foco d’Ernesto « Che » Guevara, l’insurrection armée, était la voie révolutionnaire à suivre. De plus, le soutien du Parti communiste colombien aux résolutions passées par le 10e Congrès du Parti communiste soviétique prônant une voie pacifique vers la révolution, mena de jeunes Colombiens à se séparer du parti pour suivre le modèle cubain.

Ces facteurs menèrent à la création de l’Armée populaire de libération (EPL) dans le département d’Antioquia au milieu des années 1960. A la suite de la séparation entre l’Union soviétique et la Chine, l’EPL épousa la théorie maoïste de la « guerre populaire prolongée. » Mais après 1980, elle commença à s’éloigner de cette philosophie et en août 1990, de nombreux membres décidèrent de rendre les armes pour prendre part au processus politique, pendant qu’une petite faction dissidente continuait à se battre dans le nord de la Colombie.

En 1964, des étudiants qui venaient de rentrer de Cuba, formèrent le deuxième plus important groupe de guérilleros de la nation, l’Armée de libération nationale (ELN), dans le département de Santander. L’ELN adhéra strictement aux principes de guérilla rurale du Che et, en contraste avec le M-19 et l’EPL, a jusqu’à présent refusé de rendre les armes et de participer au système politique. Le sociologue Eduardo Pizarro remarque que : « Ces dernières années, l’ELN concentre ses efforts presque exclusivement sur les moyens de perturber et de détruire l’industrie pétrolière, en attaquant avec grand succès les oléoducs du Nord. » [5]

En fait, entre 1986 et 1997, l’ELN organisa 636 attentats contre des oléoducs qui provoquèrent 1,5 milliards de dollars de pertes pour la société pétrolière publique Ecopetrol. [6] Pendant de nombreuses années, les FARC et l’EPL accusèrent l’ELN de poursuivre une stratégie de sabotage économique qui n’a pas réussi à lui faire accroître son soutien populaire. Néanmoins, à la fin des années 1990, les FARC prirent aussi pour cible les oléoducs utilisés par les multinationales pour transporter le pétrole des lointains champs de forage vers les ports côtiers.

Les FARC sont le seul groupe guérillero colombien qui a des racines paysannes et qui précède à la fois le Frente Nacional et la Révolution cubaine. En revanche, l’ELN, l’EPL et le M-19 étaient tous des mouvements menés par les intellectuels urbains, typiques de nombreux groupes de guérilleros d’Amérique Latine des années 1960 : des réactions armées, inspirées par Cuba, face à la situation intérieure politique, sociale et économique.

Les FARC et le boom de la coca

Les élections présidentielles de 1974 mirent un terme à l’alliance du Frente Nacional. Les candidats libéraux et conservateurs se présentèrent à nouveau les uns contre les autres. Seize ans de règne du Frente Nacional avaient permis de réduire les massacres (si on les compare aux 200.000 Colombiens qui avaient trouvé la mort pendant La Violencia) mais sans réussir à traiter le problème agraire et l’augmentation spectaculaire de la pauvreté.

Durant les années du Frente Nacional, le pourcentage de la population active du pays vivant dans la pauvreté absolue fit plus que doubler, passant de 25 à 50,7 pour cent. Les chiffres étaient encore pires pour la main-d’oeuvre rurale où ce même taux monta en flèche (de 25,4 à 67,6 pour cent.) [7] A la lumière d’une telle pauvreté, il n’est pas surprenant de comprendre pourquoi lors du boom de la coca, à la fin des années 1970, l’attrait pour les profits de la drogue provoqua une nouvelle migration massive de chômeurs urbains et de paysans sans terre vers les régions colonisées et contrôlées principalement par les FARC.

Au départ, les FARC se méfiaient de cette nouvelle migration de masse car elle pouvait ébranler le statu quo politique et social dans les zones sous contrôle. Néanmoins, en même temps, son revenu provenant des taxes de la guerre imposées sur la population locale en échange du maintien de l’ordre social, augmenta de façon spectaculaire. Les nouveaux revenus permirent au groupe rebelle d’améliorer considérablement ses capacités militaires en modernisant son armement et le niveau de vie des guérilleros. De plus, les FARC pouvaient maintenant offrir des services sociaux et économiques « dans les domaines du crédit, de l’éducation, de la santé, de la justice, de l’état civil, des travaux publics et des programmes écologiques et culturels. » [8]

Au début du boom de la coca, les guérilleros et les barons de la drogue travaillaient ensemble. Les premiers contrôlaient la majorité des régions productrices de coca pendant que les cartels géraient une grande partie de la production et de la distribution de cocaïne. Néanmoins, cette alliance informelle s’effondra rapidement lorsque les leaders des cartels de Medellin et de Cali commencèrent à investir leurs nouvelles richesses dans la propriété foncière, essentiellement dans de grandes exploitations bovines, ce qui les plaça véritablement dans les rangs des ennemis traditionnels des guérilleros. Les nouveaux narco-propriétaires commencèrent à organiser leurs propres forces paramilitaires afin de combattre les insurgés ainsi que ceux qu’ils considéraient comme leurs sympathisants.

La prolifération des organisations paramilitaires

Au cours de leur lutte contre les narco-propriétaires, les guérilleros découvrirent une autre source lucrative de revenus : l’enlèvement des narco-propriétaires et de leur famille. En réponse à cette tactique, 223 trafiquants de drogues de Cali formèrent le groupe paramilitaire Mort aux Kidnappeurs (Muerte a Secuestradores, MAS) en décembre 1981. Lors de la décennie suivante, des centaines d’organisations furent créées sur le modèle du MAS.

L’organisation internationale de défense des droits de l’homme, Human Rights Watch, explique comment cette organisation fut créée par le Bataillon Bárbula à Puerto Boyacá, département de Santander, sous la houlette du maire militaire, le capitaine Oscar de Jesús Echandà­a : « En 1982, Echandà­a convoqua à une réunion des personnalités locales, des leaders libéraux et conservateurs, des hommes d’affaires, de grands éleveurs et des représentants de la société Texas Petroleum. Ils découvrirent que leur objectif allait bien au-delà de la protection de la population contre les demandes des guérilleros. Ils voulaient "nettoyer’ ("limpiar’) la région des éléments subversifs. » [9]

A la suite de cette rencontre, des hommes furent engagés et armés pour exécuter ce « nettoyage », soutenus au niveau logistique par l’armée. Les nouvelles forces paramilitaires furent appelées MAS, d’après l’organisation de Cali. Cet acronyme fut utilisé par tellement de groupes nouvellement armés qu’il devint bientôt synonyme d’« organisation paramilitaire. »

Deux des civils entraînés aux devoirs paramilitaires par le bataillon Bomboná à Puerto Berrà­o étaient les frères Fidel et Carlos Castaño, dont le père avait été enlevé et tué par les FARC. Ces frères formèrent bientôt leurs propres forces paramilitaires, les Groupes paysans d’autodéfense de Córdoba et Urabá (ACCU). « A la fin de la décennie, Fidel Castaño, connu sous le nom de "Rambo’, était devenu un dirigeant paramilitaire de haut-rang ainsi qu’un trafiquant de drogues influent. » [10]

Pendant ce temps, l’Union patriotique (UP), parti politique affilié aux FARC, fut fondée en 1985, à la suite d’un accord de cessez-le-feu entre le groupe rebelle et le président Belisario Betancur dans le cadre des accords de La Uribe. Selon le sociologue Ricardo Vargas Meza, « En incorporant quelques-unes des demandes des FARC et en étendant le cessez-le-feu, les accords ouvrirent la possibilité d’une résolution politique du conflit. La position de Betancur était un changement radical par rapport à ses prédécesseurs, car il reconnaissait que la violence des guérilleros était le produit de conditions réelles dans la société et il comprenait la relation entre ces conditions et les exigences des insurgés. » [11]

Néanmoins de nombreux législateurs s’opposaient aux initiatives de paix de Betancur et, avec l’aide de nouveau président Virgilio Barco en 1986, ils mirent fin à toutes ces menaces négociées pour les intérêts de l’oligarchie. En plus de la fin du cessez-le-feu, « l’Etat déclencha une guerre sale, principalement contre l’Union patriotique. En 1988 seulement, pratiquement 200 dirigeants de l’Union furent assassinés. » [12] Au total, plus de 1.000 membres trouvèrent la mort, dont deux candidats à la présidence, pendant les cinq premières années d’existence de l’UP.

Les organisations paramilitaires impliquées dans cette sale guerre, n’étaient pas seulement les proches alliées des Forces armées colombiennes, c’était aussi des milices légales. La Commission d’Etude de la Violence fait remarquer que la Loi 48, votée en 1968, « permettait aux forces militaires d’organiser et de fournir des armes à des groupes civils appelés unités d’"autodéfense’, pour pouvoir répondre aux délinquants organisés et aux groupes armés opérant dans certaines régions agricoles. » [13]

Pendant les accords de cessez-le-feu de La Uribe, lorsque les opérations contre-insurrectionnelles étaient interdites, l’armée avait intensifié son application de la Loi 48 afin de créer des forces paramilitaires capables d’exécuter les opérations de « nettoyage » dirigées contre la population paysanne. L’utilisation de ces forces dans cette sale guerre offrit à l’armée une manière de se dédouaner des violations des droits de l’homme.

En dépit de la prolifération des forces paramilitaires, les FARC réussirent à garder le contrôle de nombreuses régions du sud et de l’est du pays. Cependant, au nord, les forces paramilitaires utilisèrent la terreur obligeant des populations entières à se déplacer pour mettre en place une agressive contre-réforme agraire. Ces tactiques permirent aux narco-propriétaires fonciers d’accroître un peu plus leurs possessions tout en sapant les bases du soutien paysan des guérilleros. A la fin des années 1980, les trafiquants de drogues étaient devenus les plus importants propriétaires fonciers du pays et, en conséquence, avaient transformé « les grandes bandes, étendues de terrede la Colombie agricole en d’importantes exploitations bovines improductives. » [14]

Le 20 février 1983, le Procurador General (Procureur général) fit publier les résultats d’une enquête exigée par le Président Belisario Betancur concernant les activités criminelles des organisations MAS. Sur les 163 individus impliqués dans ce rapport, 59 étaient des membres actifs de la police ou de l’armée. Le Père Javier Giraldo S.J, directeur général de l’organisation colombienne pour les droits de l’homme Justice & Paix, suggère que la réaction des forces armées et du ministre de la Défense par rapport aux résultats de l’enquête, insinuaient qu’un coup d’Etat militaire était imminent. En conséquence, « le bureau du Procureur général adopterait à partir de ce moment-là une attitude favorable au paramilitarisme, en s’abstenant de réunir des preuves et en refusant de mettre en place des mesures disciplinaires contre les membres du MAS. » [15]

Lorsque rarement une affaire contre un membre du MAS ou des forces armées arrivait devant un tribunal, le juge, craignant pour sa vie, la déléguait généralement à un tribunal militaire et les accusations étaient inévitablement rejetées. Cette impunité permit aux forces militaires et paramilitaires de faire la guerre à la population paysanne sans avoir peur d’un châtiment quelconque. De plus, la Colombie avait passé la majeure partie des deux décennies en « état de siège » officiel, dans le cadre duquel l’armée était pratiquement autonome pour gérer le conflit alors que le gouvernement se concentrait, presque exclusivement, sur les questions bureaucratiques et administratives. Ce système de double gouvernement permit à l’armée et à ses alliés paramilitaires de fonctionner quasiment sans devoir rendre des comptes.

Au cours de la nuit du 4 mars 1988, un groupe d’hommes armés massacra 17 travailleurs dans la ferme de La Honduras et trois autres dans la ferme voisine, La Negra, dans la région de Urabá, dans le département d’Antioquia. Toutes les victimes étaient des membres du syndicat d’employés de la bananeraie locale. Selon Human Rights Watch, l’enquête suivant le massacre montra que « lors des semaines précédentes, l’armée avait arrêté quelques-unes de ces victimes, pris des photographies d’elles et en avaient gardés d’autres pour les torturer afin qu’elles livrent des informations. Celles-ci avaient ensuite été fournies aux tueurs. Avant le massacre, les tueurs avaient été logés à l’hôtel Medellà­n par le Major Luis Becerra Bohórquez, membre de la division des renseignements de la Dixième Brigade. Becerra paya la note avec sa carte Diner’s Club. » [16]

En septembre 1988, le juge Martha Lucia González, qui, plus tard, dut fuir le pays à cause de menaces de mort, lança un mandat d’arrêt contre Becerra qui ne fut jamais délivré parce que « l’agent responsable n’était pas disponible puisqu’il était aux Etats-Unis, suivant une formation lui permettant d’être promu lieutenant-colonel. » [17] Peu de temps après l’abandon des accusations, Becerra fut impliqué dans un autre massacre militaire-paramilitaire de 13 personnes à Riofrà­o le 5 octobre 1993. A la suite de ce massacre, un décret-cadre força Becerra à prendre sa retraite et, en dépit d’un nouveau mandat d’arrestation lancé contre lui, il resta en liberté.

Un autre mandat d’arrêt fut lancé contre le dirigeant du groupe paramilitaire ACCU, Fidel Castaño, pour son rôle dans le massacre de La Honduras/La Negra. Castaño ne fut jamais arrêté, bien qu’il ait été reconnu coupable par contumace et condamné à vingt ans de prison. Le leader des ACCU était aussi impliqué dans quatre autres massacres entre 1988 et 1990 et « Castaño lui-même avoua avoir pris part à la préparation du meurtre du candidat de l’UP (Union Patriotique) à la présidence, Bernardo Jaramillo, en 1990. » [18]

Bien que l’armée ait été impliquée dans la création et les opérations d’un grand nombre d’organisations paramilitaires, elle ne les contrôle pas toujours. En 1989, les narco-propriétaires utilisèrent non seulement les forces paramilitaires contre les guérilleros et les paysans, mais aussi contre des représentants du gouvernement, plus particulièrement les hommes politiques et les juges qui soutenaient l’extradition de trafiquants de drogues vers les Etats-Unis. Un groupe de trafiquants, les « Extraditables », mené par le chef du cartel de Medellà­n, Pablo Escobar, lança une violente campagne de bombardement des villes colombiennes pour contraindre le gouvernement à stopper les extraditions.

Les forces paramilitaires prirent également pour cible les fonctionnaires administratifs assez courageux pour combattre les activités des escadrons de la mort. Le 18 janvier 1989, deux juges et dix investigateurs qui enquêtaient sur les tueries, furent massacrés par les paramilitaires. Le gouvernement ne pouvait plus ignorer ces chiffres horribles, à savoir l’augmentation impressionnante des assassinats politiques : de 1.053 dans les années 1970 à 12.859 dans les années 1980, dont 108 massacres au cours de la seule année 1988. [19] Néanmoins, ce qui joua probablement le plus dans l’esprit des hommes politiques, c’était le fait que les forces paramilitaires visaient de plus en plus les fonctionnaires gouvernementaux.

Par conséquent, le président Virgilio Barco critiqua les organisations paramilitaires dans un discours d’avril 1989 : « En réalité, la majorité de leurs victimesnesont pas des guérilleros. Ce sont des hommes,des femmes et même des enfants, qui n’ont pas pris les armes contre les institutions. Ce sont des Colombiens pacifiques. » [20] Le 25 mai 1989, la Cour suprême colombienne statua sur la Loi 48, la rendant inconstitutionnelle. Le mois suivant, le Président Barco fit adopter le Décret 1194, qui illégalisait toute création, aide ou participation à des groupes d’« autodéfense » de la part des civils ou de membres de l’armée.

Inutile de dire que l’illégalité des forces paramilitaires fit peu pour diminuer leurs activités ou leur affiliation aux forces armées. Le Père Giraldo décrit le témoignage oculaire d’un informateur de l’armée qui était présent lors du massacre de Trujillo, en mars 1990, moins d’un an après l’abolition de la Loi 48 et l’adoption du Décret 1194 : « Juste avant minuit, le 31, un groupe de militaires et de paramilitaires emmena un grand nombre de paysans hors de leur habitation, les conduisit à l’hacienda d’un trafiquant de drogues bien connu et les tortura brutalement, les démembrant à coups de tronçonneuse. Le major de l’armée se réserva les tortures les plus bestiales. » [21]

Une fois encore, la justice colombienne ne réussit pas à condamner les accusés. Le Père Giraldo et son organisation décidèrent alors d’intenter une action, au nom des 63 victimes, à la Commission inter-américaine des droits de l’Homme de l’Organisation des Etats américains (OEA).

Après deux ans de discussion, le gouvernement colombien accepta de créer une commission extrajudiciaire composée de représentants gouvernementaux et non gouvernementaux. Cette commission responsabilisa le gouvernement des actions du personnel militaire impliqué dans le massacre de Trujillo et des dommages-intérêts furent versés aux familles des victimes. Néanmoins, les responsables ne furent jamais punis car ils avaient été auparavant acquittés par la justice colombienne. [22]

Les Etats-Unis et les forces paramilitaires

En février 1990, le président américain George Bush présenta son Initiative andine, qui octroyait une aide économique et militaire de 2.2 milliards de dollars à la Colombie, au Pérou et à la Bolivie. Les deux-tiers étaient réservés aux unités militaires et policières dans le cadre de la stratégie américaine de lutte contre la drogue sur le front militaire, faisant ainsi fi des causes économiques (la pauvreté, par exemple) de la production de coca. De plus, le gouvernement devait d’abord accepter l’aide militaire pour recevoir la partie économique de l’aide. [23]

En réponse à l’Initiative andine « conditionnée », « seul le gouvernement de Virgilio Barco n’émit aucune réserve quant à la signature de l’accord militaire, permettant ainsi à la Maison Blanche d’approfondir sa relation avec l’un des corps d’officiers les plus brutaux de l’hémisphère qui, en alliance avec la police et les escadrons de la mort, avait travaillé en étroite collaboration avec le cartel de Medellà­n pendant plus d’une décennie. » [24]

L’administration états-unienne intensifiait non seulement sa guerre contre la drogue - c’est ce qu’elle voulait faire croire au public -, mais s’impliquait aussi de plus en plus dans les opérations contre-insurrectionnelles. En 1990, pour conseiller l’armée colombienne sur une réorganisation de son réseau de renseignements, les Etats-Unis mirent en place une équipe de quatorze personnes qui « regroupait des représentants du groupe militaire de l’ambassade états-unienne, du US Southern Command, de la Defence Intelligence Agency et de la CIA. » [25] En mai 1991, la réorganisation était terminée et le ministère de la Défense colombien adopta l’ordonnance 200-05/91.

Selon Human Rights Watch : « En contradiction avec les objectifs de la stratégie andine, l’Ordonnance 200-05/91 a peu à voir avec le combat contre la drogue. » [26] En fait, aucune mention n’est faite de la question des drogues dans les seize pages de ce document qui formule une stratégie d’aide à l’armée colombienne dans sa guerre contre-insurrectionnelle contre les guérillas.

Cette ordonnance eut pour conséquence de miner le Décret 1194 qui avait rendu illégales la création, l’aide ou la participation à des groupes d’« auto-défense » de la part des civils et des membres des forces militaires. Selon Human Rights Watch, l’ordonnance 200-05/91 appelait l’armée à créer trente réseaux de renseignements et « donnait la consigne aux commandants de divisions et de brigades de sélectionner les candidats "civils ou militaires à la retraite pour être intégrés dans ces réseaux.’ » [27]

L’un de ces trente réseaux fut créé par la Marine colombienne à Barrancabermeja, sur le fleuve Magdelena, le plus grand site de raffinage de pétrole du pays. Un membre du réseau, Felipe Gómez, qui avait témoigné en échange d’une réduction de peine, admit avoir constitué plusieurs organisations paramilitaires pour l’armée. Il affirma aussi avoir « reçu des armes et des équipements de la Marine, dont des fusils à verrou, des M16, des fusils d’assaut Galil, des revolvers, des pistolets, des mitrailleuses, des grenades défensives, des documents d’instructions militaires et des radios bi-directionnelles à haute fréquence pour communiquer avec la Marine et l’Armée. » [28]

Non seulement la loi interdit que des civils possèdent ces types d’armes, mais, dans le cadre de l’arrêt de la Cour suprême de 1989 ou Loi 48, le fait pour l’armée de fournir des armes à la population est un acte illégal et inconstitutionnel. Carlos David López, l’administrateur du réseau de Barrancabermeja, témoigna aussi auprès des autorités civiles ; lors de sa confession, il attribua 46 meurtres au réseau pendant la première moitié de 1992. Gómez, López et d’autres personnes qui témoignèrent au sujet du réseau de renseignement de Barrancabermeja ont depuis « disparu ».

Le rôle des forces paramilitaires se vit un peu plus légitimé le 13 décembre 1994, lorsque le Président Ernesto Samper introduisit un nouveau programme appelé « Coopératives pour la surveillance et la sécurité privée » (CONVIVIR). Ce programme permettait aux civils de « mettre en place des "coopératives de sécurité rurale’ avec l’intention déclarée de fournir aux troupes des renseignements sur leur région » [29]. Les CONVIVIR, avec le concours de l’ordonnance 200-05/91, ont en fait re-légalisé des organisations paramilitaires.

La réorganisation du réseau de renseignement des Forces armées colombiennes ne représente qu’un aspect du rôle états-unien dans la campagne anti-insurrectionnelle de l’armée. Les organisations de défense des droits humains affirment qu’une quantité importante de l’aide états-unienne dans les années 1990, est revenue aux unités armées colombiennes qui avaient violé les droits de l’Homme et que la fonction principale d’un grand nombre d’entre elles est de combattre les guérilleros, pas la drogue. [30]

En réponse aux violations perpétrées par l’armée colombienne et ses alliés paramilitaires, les Etats-Unis suspendirent l’aide militaire de 1994 à 1997. Néanmoins, selon le Washington Post, il y eut 28 déploiements militaires états-uniens en 1996 « dans le cadre de la loi de 1991 qui permet aux Forces spéciales de s’entraîner sur un sol étranger si la formation est principalement à l’avantage des troupes. » [31] Il est difficile de comprendre comment les Etats-Unis pourraient être les principaux bénéficiaires de l’entraînement contre-insurrectionnel donné par des soldats colombiens pauvrement entraînés, équipés et motivés.

L’administration Clinton continua à utiliser la loi de 1991 après la restitution de l’aide parce qu’elle n’était pas sujette à l’amendement Leahy de la Loi d’Appropriations des Opérations à l’Etranger. En vertu de cet amendement, seules les unités militaires colombiennes disculpées des accusations de violations des droits de l’Homme peuvent recevoir l’aide états-unienne. Une politique aussi contradictoire permit à l’administration Clinton de se présenter publiquement comme un défenseur intrépide des droits de l’Homme sans devoir compromettre son soutien aux forces militaires répressives colombiennes.

De plus, les officiers et les soldats colombiens reçoivent régulièrement un entraînement de l’Ecole des Amériques (School of the Americas) à Fort Benning, en Georgie. Selon Human Rights Watch, « Plusieurs de ces officiers étaient étudiants à cette école à l’époque où son programme comprenait des manuels de formation recommandant que les soldats utilisent la corruption, le chantage, les menaces et la torture contre les insurgés. » [32] Un grand nombre d’officiers colombiens impliqués dans des affaires de violation des droits de l’Homme, dont le Lieutenant Colonel Becerra Bohórquez, impliqué dans les massacres de La Honduras/La Negra et Riofrà­o, sont des diplômés de l’Ecole des Amériques.

Un autre aspect tragique du conflit, c’est l’augmentation spectaculaire des « nettoyages sociaux » perpétrés par les forces paramilitaires. La mission d’un grand nombre d’entre elles consiste maintenant à purifier « moralement » la société en « éliminant physiquement les toxicomanes, les anciens prisonniers, les petits criminels, les prostituées, les homosexuels, les mendiants et les enfants des rues. » [33]

Entre 1989 et 1993, 1.926 cas prouvés de nettoyage furent accomplis par des escadrons de la mort ou des assassins connus sous le nom de « sicarios ». Un grand nombre de ces assassins se trouvent dans les rangs des jeunes chômeurs urbains qui sont de plus en plus marginalisés du fait de l’état de délabrement de l’économie colombienne. Ironiquement, une fois que leur employeur décide qu’ils en savent trop, ces jeunes assassins deviennent souvent la cible de sicarios nouvellement recrutés.

Dans sa thèse, « The Possibilities for Peace », Arturo Alape examine le niveau de violence qui existe dans la Colombie actuelle : « Lors des 11 premiers mois de l’année 1997, 23.532 personnes ont été tuées, une moyenne de 70 personnes assassinées par jour. Avec un total de 185 massacres politiques en 1997 seulement, la Colombie se singularise, selon les organisations internationales pour les droits de l’Homme, comme l’un des pires violateurs de la planète. » [34] Selon l’organisation des droits de l’Homme, la Commission des Juristes colombiens (CJC), les groupes paramilitaires sont responsables de 76 pour cent des violations commises en 1997, les guérilleros, 17 pour cent et les Forces armées, sept pour cent. [35]

Les massacres politiques et le nettoyage social ne sont pas les seules conséquences tragiques du conflit : la Colombie est actuellement l’un des chefs de file mondiaux au niveau des enlèvements, avec 1.658 cas en 1998 [36]. On estime que plus de 1.500 personnes ont « disparu » pour des raisons politiques lors de la dernière décennie [37]. Actuellement, plus d’un million de personnes déplacées à l’intérieur du territoire ont été obligées de partir de chez elles à cause de la violence. [38]

Un rapport de Human Rights Watch en 1998 accuse toutes les parties impliquées dans le conflit de violation des droits humains. Ce rapport critique l’armée pour sa « défaite ou son refus continu et profond de faire une distinction convenable entre les civils et les combattants » et de continuer à fournir un soutien logistique aux forces paramilitaires responsables de la majorité des massacres. Le rapport accuse aussi les FARC d’avoir organisé les enlèvements et les massacres de civils. Human Rights Watch considère l’ELN coupable d’avoir visé des civils, enterré des mines et de « bombarder systématiquement les oléoducs colombiens afin d’extorquer de l’argent aux compagnies pétrolières. » [39]

Les Etats-Unis et la lutte contre la drogue

La modernisation du potentiel militaire des FARC lors de la dernière décennie a eu pour conséquence une augmentation analogue de l’activité paramilitaire. En 1985, les FARC contrôlaient seulement 173 des 1071 municipalités du pays, mais en 1998, le groupe rebelle en dominait 622. [40] Pour enrayer cette progression, Carlos Castaño, devenu leader de l’ACCU à la suite de la disparition de son frère en 1994, étendit ses opérations paramilitaires au niveau national en avril 1997. Il rebaptisa ensuite les Unités d’autodéfense paysannes de Córdoba et Urabá (ACCU) en Autodéfenses unies de Colombie (AUC). Les AUC lancèrent ensuite des offensives dans les régions du sud du pays qui sont traditionnellement des bastions de la guérilla.

En novembre 1998, le président Andres Pastrana ordonna de retirer 2.000 soldats et policiers d’une zone de 42.000 kilomètres carrés en Colombie du sud pour préparer les négociations de paix avec les FARC. Une offensive paramilitaire, lancée pour coïncider avec les pourparlers, entraîna la mort de 136 civils en quatre jours. En réponse à cela, les FARC se retirèrent des négociations en affirmant que les forces paramilitaires étaient un obstacle au processus de paix et que les pourparlers ne pourraient continuer que si le gouvernement essayait sérieusement de démanteler les escadrons de la mort. Pastrana devait faire face aux mêmes obstacles que plusieurs de ses prédécesseurs dont les tentatives de paix avaient été minées par l’oligarchie, l’armée et les forces paramilitaires, alors que ces groupes refusaient sans cesse de reconnaître la légitimité de plusieurs demandes des rebelles.

De plus, le gouvernement états-unien continua à miser sur une solution militaire à sa lutte contre la drogue, solution qui la rendait pratiquement synonyme de guerre contre les guérillas. L’administration Clinton a lié à maintes reprises les rebelles au trafic de drogue en les appelant « narco-guérilléros ». En conséquence, Washington a donné une image déformée d’un conflit qui, depuis cinquante ans, trouve ses racines dans des inégalités politiques, sociales et économiques qui prévalent dans la société colombienne. Même la Drug Enforcement Agency états-unienne reconnaît que « les FARC ne sont pas impliquées dans le trafic de drogue international. Elles sont plutôt l’un des nombreux acteurs (si on inclut les éléments des forces armées et des organisations paramilitaires) engagés dans le lucratif commerce de la drogue. » [41]

En 1998, le Congrès états-unien alloua 290 millions de dollars d’aide à la lutte contre la drogue afin que la Colombie la dépense sur les trois prochaines années. La grande majorité fut utilisée pour acheter des hélicoptères et de l’armement pour l’armée et la police pour des projets d’éradication de la coca. Seuls 45 millions de dollars furent affectés aux programmes de culture alternative. De plus, en 1998, le gouvernement états-unien commença à faire pression sur le gouvernement colombien pour qu’il utilise le désherbant Tebuthiuron, un produit chimique extrêmement puissant qui tue pratiquement tout ce qui entre en contact avec lui.

Même Dow Agro Sciences, le fabriquant, affirme que cet herbicide ne devait pas être utilisé pour une éradication étendue de la coca : « Il est déconseillé d’utiliser le Tebuthiuron sur les cultures en Colombie et nous souhaitons qu’il ne soit pas fait usage de ce produit pour éradiquer des cultures illicites. Cela peut être très risqué dans le cas où les terrains sont en pente, les précipitations importantes et la bonne végétation à proximité. L’application du produit doit se faire dans des circonstances qui sont loin d’être idéales. » [42] Cette description géographique dresse un portrait précis du terrain montagneux de forêt tropicale humide où la plupart de la coca colombienne est cultivée et où les Etats-Unis souhaitaient un épandage aérien de l’herbicide en haute altitude sur ce qui doit être considéré comme « des circonstances pas vraiment idéales. » Le gouvernement colombien, invoquant les inquiétudes environnementales, refusa de se soumettre aux pressions états-uniennes concernant le Tebuthiuron.

La stratégie américaine actuelle, qui consiste à soutenir les forces militaires les plus répressives de l’hémisphère dans sa guerre contre les guérillas et les cultivateurs de coca, ignore pratiquement les réalités économiques qui ont obligé les fermiers appauvris à se tourner vers la production de coca. Dans une interview de 1999, le commandant suprême des FARC, Manuel « Tirofijo » Marulanda, affirma que son organisation pourrait éradiquer la production de coca entre trois et cinq ans.

Pour prouver la faisabilité de son affirmation, Marulanda annonça que si le gouvernement et les organisations internationales lui fournissaient une aide économique, il s’emparerait d’une municipalité et éradiquerait sa production en mettant en place un programme de remplacement de la culture. [43] Quelle que soit la faisabilité de cette affirmation, il est certain que la stratégie états-unienne d’éradication, sans offrir d’alternatives viables aux paysans, n’a pas réussi à enrayer la production de coca.

Conclusion

Depuis cinquante ans, les FARC et ses prédécesseurs affirment se battre pour la réforme agraire et la justice sociale en faveur de la population paysanne colombienne. C’est devenu une force militaire puissante de 15.000 à 20.000 combattants, qui contrôle maintenant environ 40 pour cent du pays. Un rapport de la Defense Intelligence Agency (DIA) états-unienne, publié en novembre 1997, « conclut que les Forces armées colombiennes pourraient être battues en cinq ans à moins que le gouvernement du pays ne retrouve sa légitimité politique et que ses Forces armées ne soient radicalement restructurées. » [44]

Le baron américain de la drogue, le Général Barry McCaffrey, répercuta les découvertes du rapport lorsqu’il affirma que la démocratie colombienne était sérieusement menacée par la force militaire grandissante des guérilléros. [45] Ce genre de déclarations nous mène à croire que le concept de « démocratie » de McCaffrey implique le « maintien » de l’ordre social par un état de siège militaire ; l’impunité des forces paramilitaires qui massacrent régulièrement la population ; l’élimination systématique des candidats politiques en opposition avec les élites conservatrice et libérale ; un système judiciaire paralysé par la peur ; et des milliers de paysans qui ne peuvent survivre qu’en cultivant la coca de manière illicite. En effet, si l’élite politique, économique et militaire au pouvoir, aidée par les forces paramilitaires, continue à étouffer véritablement la réforme démocratique, alors l’effondrement de la « démocratie » colombienne pourrait être inévitable.

Pour leur part, les Etats-Unis semblent avoir l’intention de « salvadoriser » le conflit. La Colombie, comme ce fut le cas du Salvador dans les années 1980, est actuellement le principal bénéficiaire de l’hémisphère de l’aide militaire américaine. Il semble que Washington, en tentant d’empêcher la victoire des guérilleros, a une fois encore l’intention de soutenir une armée répressive qui est un allié proche des escadrons de la mort de droite. Une telle politique aura pour résultat inévitable de causer encore bien des souffrances au peuple colombien, dont un grand nombre est systématiquement massacré, torturé, disparaît, est enlevé ou forcé de se déplacer.

Toute possibilité de résoudre pacifiquement le conflit dépend de la capacité du gouvernement à démanteler les organisations paramilitaires afin de créer un climat propice à des négociations entre le gouvernement et les guérilleros. A ce moment-là et seulement à ce moment-là sera-t-il possible de traiter les causes politiques, sociales et économiques du conflit.

par Gary Leech
18 juin 2004

version française
Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine
http://risal.collectifs.net/spip.php?article1015

version originale
http://www.colombiajournal.org/fiftyyearsofviolence.htm


Notes :

[1] Le Parti libéral colombien fait partie de l’Interntionale socialiste (ndlr).

[2] Alfredo Molano, "Violence and Land Colonization," in Violence in Colombia : The Contemporary Crisis in Historical Perspective, Eds. Charles Bergquist, Ricardo Penaranda and Gonzalo Sanchez (Wilmington : Scholarly Resources, 1992), 199.

[3] Ibid., 206-207.

[4] Eduardo Pizarro, "Revolutionary Guerrilla Groups in Colombia," in Violence in Colombia : The Contemporary Crisis in Historical Perspective, Eds. Charles Bergquist, Ricardo Penaranda and Gonzalo Sanchez (Wilmington : Scholarly Resources, 1992), 181.

[5] Ibid., 178.

[6] Steven Dudley and Mario Murillo, "Oil in a Time of War," NACLA-Report on the Americas, mars/avril 1998, p. 42.

[7] Benjamin Keen, A History of Latin America (Boston : Houghton Mifflin, 1996), 514.

[8] Alfredo Molano, "Violence and Land Colonization," 214.

[9] Human Rights Watch/Americas, Colombia’s Killer Networks : The Military-Paramilitary Partnership and the United States (New York : Human Rights Watch, 1996), 17.

[10] 9. Ibid., 18.

[11] Ricardo Vargas Meza, "The FARC, the War and the Crisis of State," NACLA-Report on the Americas, mars/avril 1998, 24.

[12] Ibid., 25.

[13] Commission for the Study of Violence, "Organized Violence," in Violence in Colombia : The Contemporary Crisis in Historical Perspective, Ed. Charles Bergquist, Ricardo Penaranda et Gonzalo Sanchez (Wilmington : Scholarly Resources, 1992), 268.

[14] Mark Chernick, "The Paramilitarization of the War in Colombia," NACLA-Report on the Americas, Mar./Apr. 1998, 30.

[15] Javier Giraldo S.J., Colombia : The Genocidal Democracy (Monroe : Common Courage, 1996), 85.

[16] Human Rights Watch/Americas, Colombia’s Killer Networks : The Military-Paramilitary Partnership and the United States, 23.

[17] Ibid., 74.

[18] Ibid., 75.

[19] Ibid., 25.

[20] Ibid., 23-24.

[21] Javier Giraldo S.J., Colombia : The Genocidal Democracy, 49.

[22] Ibid., 51.

[23] James Petras et Morris Morley, Latin America in the Time of Cholera : Electoral Politics, Market Economics, and Permanent Crisis (New York : Routledge, 1992), 60.

[24] Ibid., 60.

[25] Human Rights Watch/Americas, Colombia’s Killer Networks : The Military-Paramilitary Partnership and the United States, 27.

[26] Ibid., 28.

[27] Ibid., 29.

[28] Ibid., 33.

[29] Ibid., 44.

[30] Coletta Youngers, "U.S. Entanglements in Colombia Continue," NACLA-Report on the Americas, mars/avril 1998, 34.

[31] "A Sensitive Role for U.S. Troops," Washington Post, 25 mai 1998, Heraldlink, Online.

[32] Human Rights Watch/Americas, Colombia’s Killer Networks : The Military-Paramilitary Partnership and the United States, 93.

[33] Javier Giraldo S.J., Colombia : The Genocidal Democracy, 23-24.

[34] Arturo Alape, "The Possibilities for Peace," NACLA-Report on the Americas, mars/avril 1998, 36.

[35] Human Rights Watch, "Human Rights Watch World Report 1998" Human Rights Watch, 1998, Online.

[36] "Colombia Leads in Kidnappings, with 1,678 this Year," Miami Herald, 25 décembre 1998, Heraldlink, Online.

[37] "Lots of Colombians Disappearing," Miami Herald, 12 mai 1998, Heraldlink, Online.

[38] 37. "Colombia War Displaces 241,312 People in 1998," Reuters, 29 novembre 1998, CNN Interactive, Online.

[39] Human Rights Watch/Americas, "War Without Quarter : Colombia and International Humanitarian Law," Human Rights Watch, 1998, Online.

[40] Mark Chernick, "The Paramilitarization of the War in Colombia," NACLA-Report on the Americas, mars/avril 1998, 32.

[41] Coletta Youngers, "U.S. Entanglements in Colombia Continue," NACLA-Report on the Americas, mars/avril 1998, 35.

[42] Tod Robberson, "Drug War Herbicide May Harm Environment," Dallas Morning News, 2 mai 1998, Heraldlink, Online.

[43] "Colombian Rebels Offer to Wipe Out Drug Crops," Reuters, 17 janvier 1999, CNN Interactive, Online.

[44] "Multilateral Invasion force for Colombia ?" NACLA-Report on the Americas, mai/juin 1998, 46.

[45] "U.S. Drugs Czar Says Colombian Democracy Under Threat," BBC News, 1er mars 1999, Online.

Source : Colombia Journal, www.colombiajournal.org, mai 1999.

Traduction : Cendrine Marrouat, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l’entière responsabilité de l’auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d’Information et de Solidarité avec l’Amérique Latine (RISAL).


A lire
Colombie, derrière le rideau de fumée. Histoire du terrorisme d’Etat (mars 2008)
http://www.legrandsoir.info/spip.php?article6162

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La Chine sans œillères
Journaliste, écrivain, professeur d’université, médecin, essayiste, économiste, énarque, chercheur en philosophie, membre du CNRS, ancien ambassadeur, collaborateur de l’ONU, ex-responsable du département international de la CGT, ancien référent littéraire d’ATTAC, directeur adjoint d’un Institut de recherche sur le développement mondial, attaché à un ministère des Affaires étrangères, animateur d’une émission de radio, animateur d’une chaîne de télévision, ils sont dix-sept intellectuels, (…)
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