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Les interviews radio de Pascale Fourier (Samir Amin, 9 mars 2009)

Crise : Le capitalisme d’oligopoles financiarisées est l’ennemi de la démocratie. (3/3)

photo : http://therearenosunglasses.wordpress.com/

Pascale Fourier :A un moment, dans l’un des textes que vous avez écrit, vous dites que cette nouvelle forme de capitalisme d’oligopoles financiarisées est l’ennemi de la démocratie. J’aimerais savoir en quoi...

Samir Amin : Oui, il est l’ennemi de la démocratie d’une façon très sérieuse et profonde dans ce sens que cette rente de monopole n’est possible que si le pouvoir de ces oligopoles s’exerce d’une façon incontestée non pas seulement dans la gestion économique de toutes les activités économiques aux échelles nationales et mondiale, mais également dans ce sens que le système politique soit à son service, c’est-à -dire que le système politique renonce à l’intervention dans la gestion de l’économie et l’abandonne à ces oligopoles au nom des soi-disant marchés, de la liberté des marchés...

Si l’on renoncer à réguler le système économique, à quoi sert de voter ?

Or qu’est-ce qu’un système démocratique ? Un système démocratique, c’est un système dans lequel le choix, à travers l’élection et un parlement, disons, comporte des alternatives différentes et dans lequel ces alternatives peuvent être mises en oeuvre à travers le pouvoir politique régulant la gestion du système économique.

Si l’on a renoncé à la régulation du système économique au profit des oligopoles qui ont le monopole de cette gestion, alors le vote n’a plus de sens. Et ça, dans les pays démocratiques occidentaux, les électeurs le savent bien : vous votez librement et les élections sont relativement honnêtes (elles ne sont pas falsifiées comme en Égypte ou je ne sais où), vous pouvez voter blanc, bleu, réactionnaire, conservateur, vous pouvez voter je ne dirais pas rouge, je dirais rose, socialiste, peut-être même rouge ( mais vous ne serez qu’une petite minorité...), mais quel que soit le gouvernement qui vient à la suite de ces élections, sa première phrase sera : « Nous n’y pouvons rien, c’est le marché qui décide ». Alors pourquoi voter ?

D’ailleurs, aux États-Unis, qui sont le pays démocratique le plus avancé dans le capitalisme des oligopoles, regardez les élections, même les élections présidentielles qui sont considérées comme les élections majeures aux États-Unis : la participation aux élections est minoritaire. Elle est de moins de 50 % ; elle est rarement au-dessus de 50 %, et la moitié des électeurs qui ne votent pas, ce n’est pas la moitié riche, c’est la moitié pauvre : ils savent très bien que démocrates ou républicains, c’est la même chose. D’ailleurs Nyerere, l’homme politique tanzanien, avait dit à ce sujet : « Nous, pays pauvres nous avons un parti unique ; vous, pays riches, vous avez deux partis uniques. Vous avez le choix à l’alternance entre deux partis qui font la même chose ». Donc c’est profondément antidémocratique.

Un « modèle » d’élection souhaité ? Les élections au Parlement Européen....

Et ce choix antidémocratique, il est avoué d’une façon naïve parfois quand on dit que les sociétés occidentales souffrent de trop de démocratie. Ca veut dire quoi ? Ca veut dire que ces élections sont inutiles. L’idéal serait des élections du type de celles du Parlement européen, élections pour un Parlement qui n’a pas de pouvoir... C’est difficile à faire passer sous une forme aussi brutale, mais regardez comment fonctionne l’Union Européenne : c’est tout à fait typique du déni de démocratie. Si vous votez mal pour les oligopoles, eh bien on vous fait revoter autant de fois qu’il est nécessaire jusqu’à ce que vous votiez bien, ou bien on ne tient pas compte de votre vote. Les Français ont voté Non à la constitution. La constitution par les accords de Lisbonne est mise en oeuvre... Même si ces accords de Lisbonne ont été rejetés par l’Irlande, on va faire revoter l’Irlande 25 fois s’il le faut jusqu’à ce qu’elle vote Oui.

Le recul du politique au profit du sociétal....

Alors si c’est ça, la conception de la démocratie, il n’y a plus de démocratie ! La démocratie est en recul ; elle n’avance pas. Et là je prends les pays capitalistes développés, dits démocratiques... Cette pratique est en régression. Et cette régression se manifeste dans la langue, dans le langage. On parle de « problèmes de société », de « problèmes sociétaux », on ne parle plus de « problèmes sociaux » parce qui dit problèmes sociaux dit problème de la majorité, des travailleurs, exploités, dominés, précarisés, voire chômeurs ou sans-domicile-fixe. Ca, c’est des problèmes sociaux. On les marginalise, ces problèmes sociaux, et on met en avant des problèmes dits de société comme l’égalité entre les genres pour prendre le terme anglais, (on dirait « les sexes » en français), qui n’est pas un faux combat, mais qui n’est pas de même nature. On parle des problèmes d’homophobie, etc, etc. On on ne parle plus des prolétaires.... Le terme « prolétaire » a été remplacé par « les immigrés » - la majorité des immigrés constitue une bonne partie du prolétariat effectivement, mais on ne parle plus des « prolétaires », qu’ils soient d’origine locale ou d’origine immigrée. On a remplacé la question du pouvoir décidé a travers des élections correctes, on ne parle plus du « pouvoir » on parle de la « gouvernance », la bonne et la mauvaise gouvernance. On a remplacé les discours d’une culture politique du conflit, c’est-à -dire reconnaissant la diversité des intérêts sociaux, et non pas sociétaux, et le conflit social : on parle désormais des « partenaires sociaux » maintenant, comme si l’exploité et l’exploiteur étaient des partenaires. On parle de la « gouvernance » nécessairement « bonne » ou « mauvaise » , c’est-à -dire le sermon religieux à la façon américaine qui remplace le discours politique. Et lorsque M. Sarkozy - et Obama ne le dit pas différemment - dit qu’il faudrait que les capitalistes soient honnêtes, Marx avait dit en son temps que le capitaliste n’existe pas, qu’il est l’incarnation du capital, qu’il ne peut pas se comporter autrement que conformément aux exigences de la rentabilité financière et économique du capital. Il n’est pas un monsieur qui est bon ou méchant, il est un monsieur qui agit conformément à la logique du capital.

Un système qui ne peut fonctionner que le contrôle militaire

Alors ça, c’est un recul de la démocratie. Mais à l’échelle mondiale, c’est pire. A l’échelle mondiale, c’est pire, pourquoi ? Parce que le capitalisme est à l’origine de cette polarisation à l’échelle mondiale sans commune mesure avec ce que toute l’humanité avait connu au cours de ces 3 000 ou 30 000 ou 300 000 ans qui ont précédé le capitalisme. Vers 1800, le rapport entre les plus riches et les plus pauvres des peuples du monde étaient de un à deux au maximum. Et même Bairoch, le très bon économiste décédé, l’estimait à 1 et 1.3, et les plus avancés n’étaient pas l’Europe à l’époque, c’était la Chine qui avait un PIB per capita jusqu’en 1820 supérieur à la Grande-Bretagne et supérieure à la moyenne européenne bien entendu !

On est passé de cette très grande proximité dans les niveaux de développement des peuples du monde à un rapport qui va de 1 à 20, 1 à 60 à l’heure actuelle. 1 à 20 entre les pays opulents et les pays dits à revenus moyens, ceux que l’on appelle aujourd’hui « les pays émergents ». Et 1 à 60 entre les pays opulents et les pays dits marginalisés, c’est-à -dire les plus paupérisés de la planète, notamment une bonne partie des pays africains. Ca, c’est une paupérisation à l’échelle mondiale gigantesque.

Le système ne peut se perpétuer qu’à la condition que la minorité des peuples, nations, « sociétés » je préfère dire, du Nord, 15 %, ait accès à la presque totalité des ressources naturelles de la planète et interdise cet accès. Ca implique justement quelque chose qui est tout à fait antidémocratique par essence : le contrôle militaire. Vous ne pouvez pas priver les Chinois, les Indiens, les Arabes, les gens du Sud-Est asiatique, les Africains, les latino-américains d’avoir accès ces ressources (pour faire une utilisation, bonne ou mauvaise, analogue à celle des occidentaux, de leurs ressources naturelles) sans avoir le contrôle militaire de la planète. Il y a 6000 bases militaires américaines d’intervention à travers le monde sur la planète. 6000 bases militaires. L’OTAN, c’est quoi ? L’OTAN, c’est l’instrument des États-Unis, ce sont ceux que j’appelle les « alliés subalternes » des États-Unis dans les interventions militaire décidées par les États-Unis.

Ce contrôle militaire de la planète, c’est par nature de l’aliénation des droits démocratiques des peuples. Comment peut-on parler de démocratie en Irak ou en Afghanistan ou dans les territoires occupés de la Palestine ? Militarisation et globalisation pour utiliser ce terme de franglais ( on dirait en Français « mondialisation »), sont indissociables. Mondialisation égale militarisation parce que cette mondialisation ne peut fonctionner telle qu’elle est que si les sociétés de la Triade conservent l’exclusivité de l’accès aux ressources naturelles de l’ensemble de la planète. D’où la guerre du Nord contre le Sud. L’intervention des États-Unis au Moyen-Orient, directement en Afghanistan et en Irak, indirectement à travers leur allié israélien en Palestine et à travers la Palestine la menace pour les pays arabes avoisinants, la menace contre l’Iran sous prétexte de développement de l’industrie nucléaire en Iran : toutes ces interventions sont la guerre du Nord contre le Sud qui a déjà commencé. Et on l’a dit à l’époque : l’objectif lointain, ce n’est pas l’Irak, c’est la Chine et peut-être même la Russie si elle sort du tunnel dans lequel elle s’était engagée - et elle sort de ce tunnel.

Oligarchie, statocratie et autocratie...

Nous avons un système, qui est le système des pouvoirs en place à travers le monde, qui est parfaitement antidémocratique. Il est oligarchique. On parle beaucoup dans la presse occidentale de « l’oligarchie russe ». C’est une pâle copie de l’oligarchie réelle des États-Unis de l’Europe et du Japon. Là , il y a véritablement oligarchie. Et cette oligarchie contrôle non pas seulement l’économie des États-Unis, de l’Europe et du Japon, mais l’économie mondiale. Et elle ne contrôle pas seulement la gestion économique, elle contrôle le pouvoir politique finalement dans la Triade en question. Là , on a une véritable oligarchie. En Russie, nous avons une oligarchie statocratie et l’État tente de contrôler l’oligarchie - ce qu’il ne fait pas. En Occident, quand on nous parle de « nationalisation d’une banque », on veut dire donner des milliards à une banque privée qui reste privée, de l’argent public à une banque privée qui reste privée, c’est-à -dire qu’on confie cet argent à la gestion des oligopoles. Le plan de secours aux banques en difficulté n’a pas été un plan d’État, ça été un plan des oligopoles, des banques elles-mêmes, au secours desquelles l’Etat est venu. En Russie, nous avons une oligarchie avec une tentative qui est positive de l’État ( même si cet État est fort peu démocratique) de contrôler cette oligarchie. En Chine, nous n’avons pas d’oligarchie, nous avons une statocratie, c’est-à -dire une classe dirigeante d’Etat, Etat-parti. Et dans le reste du tiers-monde, nous avons des autocraties. Elles n’accèdent pas au niveau d’oligarchies, c’est-à -dire qu’elles ne contrôlent pas leur économie locale nationale ou ne la contrôle que très indirectement : ce sont les oligarchies de la Triade qui les contrôlent et elles les contrôlent à travers des autocraties. Ces autocraties peuvent avoir une petite figure : c’est ce que j’appelle « la démocratie de basse intensité », comme en Inde par exemple ou dans quelques autres pays, ou des autocraties avec des caricatures de démocratie.

Trois illusions

Ce déclin de la démocratie, et non pas à ce renforcement de la démocratie, à mon avis est très dangereux, parce que c’est lui qui est à la bases des illusions actuelles, l’illusion sociale libérale (on ne parle même plus de social-démocratie...), celle qui consiste à penser qu’on peut rétablir le système tel qu’il était et , moyennant quelques petites mesures de régulation, le contrôler avec efficacité et au profit des classes populaires. Ca, c’est une illusion.

L’autre illusion, c’est l’illusion bourgeoise nationale. Le cas-type type le plus avancé, le plus cohérent, c’est celui de la Chine et nous avons le cas de la Russie, nous avons le cas de l’Inde, le Brésil et de quelques autres. C’est aussi une illusion, l’illusion d’un développement national capitaliste autonome s’affirmant dans la mondialisation, illusion puisqu’il se heurte à l’oligarchie dominante du Nord...

Et puis nous avons la troisième forme d’illusions, ce que j’ai appelé les « illusions passéistes », c’est-à -dire à défaut d’adhésion à une gestion démocratique de la société l’adhésion à un retour en arrière, soit à une gestion théocratique ou ethnocratique. Théocratique : nous avons le cas en Iran, mais aussi en Arabie Saoudite...Mais cela ne concerne pas que des pays musulmans : nous avons aussi les mouvements fondamentalistes chrétiens aux États-Unis, et maintenant avec un Pape de ce type chez les catholiques en Europe. Ce sont des illusions passéistes du même genre. Ethnocratique... Qu’est-ce que nous avons en Croatie, en Lettonie, pas seulement en Serbie ? Ce ne sont pas des démocraties, ce sont des ethnocraties.

Nier les pouvoirs nationaux

Voilà la nature des classes dirigeantes aujourd’hui du capitalisme réellement existant. Ce ne sont pas du tout des pouvoirs démocratiques. Ce sont des pouvoirs fondamentalement anti-démocratiques. Ce système de mondialisation financière est un système qui pour asseoir le pouvoir économique et politique réel des oligopoles des centres impérialistes, ou du centre impérialiste collectif de la Triade, pour lui permettre de ponctionner sa rente de monopole à la fois sur les profits des activités dans les pays capitalistes développés et par son accès exclusif aux ressources naturelles de la planète entière, le pétrole, le gaz, etc., demain l’eau et d’autres choses, a besoin de réduire à néant les pouvoirs des Etats, des pouvoirs nationaux, que ce soit dans les centres eux-mêmes ou dans les périphéries dominées.

Dans les centres eux-mêmes, le processus est très largement avancé en Europe par la Constitution européenne qui détruit les pouvoirs réels des Etats nationaux sans les remplacer par un État européen. Les oligopoles ne veulent pas d’un État européen : ils veulent d’un non-État européen. Ils veulent détruire au nom de l’idéal européen les pouvoirs des Etats nationaux, mais ils ne les remplacent pas par un pouvoir fédéral ou confédéral réel. J’ai rencontré une fois un ministre luxembourgeois qui avait sur sa serviette « ma patrie l’Europe ». Je l’ai interpellé et je lui dis : « Votre vraie patrie, c’est la banque ! Ce n’est pas l’Europe ! ». Il l’a trouvé très mauvaise.

C’est ça ce qu’on peut appeler le « cosmopolitisme du capital ». Le terme est souvent rejeté parce que, hélas, il a été utilisé, comme on le sait, par toutes sortes de fasciste pour faire une fausse attaque contre le capitalisme. Malheureusement, c’est la réalité.

Ce système, comme je le disais, implique également à travers le contrôle militaire de la planète l’accès exclusif des oligopoles du Nord aux ressources naturelles de la planète entière et donc il nécessite la négation des pouvoirs nationaux. L’Irak en est l’exemple-même. Comment peut-on parler, même s’il est apparemment élu et même si le peuple irakien choisi de jouer cette carte comme étant la moins mauvaise.... - il s’agit d’un pouvoir colonial, un pouvoir mis en place par la puissance occupante. Donc la négation de ses pouvoirs. Il y a des pays qui résistent : la Chine, la Russie, qui tentent de résister, les grands pays émergeant comme l’Inde ou le Brésil et quelques autres. Mais la majorité des pays du Sud ne peuvent pas résister ou ne veulent pas résister à cette forme de gestion.

Que faire ?

Donc comment faire face à cela ? Comment répondre à ce cosmopolitisme des oligopoles ? « Cosmopolitisme », on peut le prendre sous la forme caricaturale - et je n’aime pas le prendre comme ça, parce que c’est sous cette forme qu’elle apparaît sous la forme de la fausse anglicisation du monde- : ces « executive » comme on dit en anglais, c’est-à -dire les cadre dirigeants des oligopoles qui se promènent avec des attachés-cases en avion en première classe et qui parlent ce mauvais anglais... Comment y répondre ? Le seul moyen d’y répondre, c’est l’internationalisme des peuples, c’est-à -dire que la majorité des peuples, les classes travailleuses lato sensu - je ne parle pas du prolétariat ouvrier exclusivement-, la majorité des peuples comprenne que face à ce cosmopolitisme ils sont tous des victimes à des degrés divers, mais tous des victimes. Et je terminerai sur cette phrase, ce qu’il faudrait, c’est qu’ils comprennent que le défi, c’est de sortir du capitalisme en crise et non pas sortir de la crise du capitalisme.

Samir Amin (Le Caire, Égypte, 1931). Professeur agrégé de sciences économiques. Il a travaillé de 1957 à 1960 dans l’administration égyptienne du développement économique et a été de 1960 à 1963, conseiller du gouvernement du Mali, avant d"être nommé professeur aux universités de Poitiers, Dakar et Vincennes. Il a été à partir de 1970, directeur de l’institut africain de développement économique et de planification de Dakar, puis à partir de juin 1980, directeur de recherches concernant les stratégies pour le futur de l’Afrique. Il préside actuellement le Forum Mondial des Alternatives

Thème : la crise ! Partie 3/3

Référence : "J’ai dû louper un épisode..." les interviews de Pascale Fourier (avec son aimable autorisation)

Les interviews radio de Pascale Fourier - Samir Amin, 9 mars 2009 - 1/3
Les interviews radio de Pascale Fourier - Samir Amin, 9 mars 2009 - 2/3
Les interviews radio de Pascale Fourier - Samir Amin, 9 mars 2009 - 3/3

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