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Les interviews radio de Pascale Fourier (Jean-Pierre Chevènement, 15 septembre 2009)

La notion de Nation est-elle obsolète ?

La vertu démocratique et libératrice de la nation

Pascale Fourier : Quand j’ai parlé à mes amis du fait que j’allais vous rencontrer, ils m’ont dit : « Mais tu vas voir quelqu’un qui professe des idées complètement obsolètes et en particulier l’idée de nation ! Chevènement est complètement déconnecté de la réalité ! » Est-ce que vraiment on peut dire que l’idée de nation est obsolète ?

Jean-Pierre Chevènement : Je ne crois pas.

D’abord parce que, dans le monde tel qu’il va, je ne vois pas que la nation ait disparu ni aux États-Unis, ni en Chine, ni en Russie, ni au Brésil, ni en Inde. Et je vois même que de très petites nations par la taille peuvent jouer un rôle très important : je pense à Singapour, à Israël, à Cuba, au Venezuela. Le monde reste fait de nations et ce n’est pas par hasard qu’il y a une Organisation des Nations Unies. C’est que les hommes se définissent aussi par une appartenance nationale et que la nation est le cadre de l’expression démocratique parce que, naturellement, le sentiment d’appartenance permet à la démocratie de fonctionner. La démocratie, c’est l’acceptation de la loi de la majorité. Ca ne va pas de soi. On accepte la loi de la majorité dans un certain cadre, loi de la majorité qu’on n’accepterait pas dans un autre cadre. Donc la nation, c’est la démocratie.

Deuxièmement, la nation, c’est la solidarité. Vous remarquerez que la Sécurité sociale est nationale. C’est un budget considérable. Sans la Sécurité sociale, quelle serait la réalité de l’État-providence ?

Enfin troisième argument, la nation est le levier de notre responsabilité par rapport au monde. Je sais bien que la mode était à l’humanitaire, mais rien ne vaut une politique étrangère vigoureuse qui s’exprime avec force sur des sujets déterminants pour l’avenir de la paix dans le monde. Je ne citerai que le problème israélo-palestinien ; la question de l’Irak,qui a, je dirais, entraîné plusieurs guerres et des millions de morts ; la question du Pakistan, nation récente, à certains égards artificielle puisque constituée à partir de la volonté des musulmans de l’Inde de se doter d’un État : nous devons aider ce pays à affermir sa vocation nationale et à devenir une nation comme les autres, coopérant avec ses voisins, je pense en particulier à l’Inde. C’est une dimension tout à fait essentielle : il faut que le Pakistan passe d’une géopolitique passionnelle à une géo-économie rationnelle. Je pourrais prendre un exemple en Europe.... Croyez-vous que l’unification allemande n’est pas dû quelque chose au sentiment national allemand ? Quand les manifestants de Dresde ou de Berlin ont commencé a crier non plus « wir sind das Volk », c’est-à -dire « nous sommes le peuple », mais « wir sind ein Volk », « nous sommes un peuple », on a assisté à un changement qualitatif de la revendication : c’était une revendication nationale. Et le chancelier Kohl a bousculé le jeu pour imposer une réunification qui correspondait d’ailleurs naturellement à l’aspiration des allemands. Je pourrais multiplier les exemples.

Ceux qui ne sont pas dans le coup, c’est à mon avis ceux qui surfent sur la mode et qui ont oublié que le sentiment d’appartenance nationale s’est forgé au long des siècles, pour ne pas dire des millénaires, qu’il y a là quelque chose d’extrêmement fort qu’on ne peut pas faire disparaître d’un coup de gomme. Certains y ont cru dans le passé. En France dans les années 30, on était très anti-national... Les gens regardaient vers Rome, Moscou, Berlin, pas vers Paris. A Paris, on était pacifiste, puis ça a donné la défaite de 1940, l’occupation. Et on a vu des gens comme Aragon qui « conchiait » le drapeau français qui, ensuite, ont chanté la France dans leur poésie - très bien d’ailleurs... Donc, vous voyez, c’est quand même tout à fait significatif : il y a des gens qui ont changé d’avis, qui étaient très hostiles à l’idée-même de nation dans laquelle ils voyaient le synonyme de la grande boucherie de la guerre de 1914 1918, qui ont fini par redécouvrir la vertu démocratique et libératrice de la nation.

Chevaucher les coquecigrues...

Pascale Fourier : Mais certains pourraient vous dire que maintenant les problèmes ont vraiment une dimension internationale, en particulier les problèmes liés aux changements climatiques, à la crise, et que donc il faut savoir dépasser le cadre national...

Jean-Pierre Chevènement : Mais les problèmes ont toujours eu une dimension internationale ! Ca ne date pas d’hier. Et la nation, comme je vous l’ai dit, est un levier à partir duquel on peut agir dans l’ordre international. Jaurès disait déjà :« Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène ». Il n’y a donc rien de nouveau sous le soleil.

S’agissant de la crise, je vous fais observer que la réaction a été d’abord nationale. C’est Messieurs Sarkozy et Gordon Brown qui ont fait des propositions que Madame Merkel d’abord ne voulait pas accepter et qu’elle a fini par entériner quand on s’est aperçu que les banques allemandes étaient au bord de la faillite. Et puis de proche en proche, on a réuni le G 14 qui est devenu le G 20, à Washington, et par conséquent, à partir d’initiatives nationales, on a entériné les choses au niveau de plusieurs cercles de solidarité, au niveau de l’Union Européenne - et ce n’est pas allé sans mal-, et puis au niveau des vingt pays qui représentent 85 % du PIB mondial - vous me direz que le PIB n’est plus à la mode..., certes... Mais je dirais qu’il vaut mieux avoir des idées claires et qui résistent que de chevaucher des coquecigrues.... Vous connaissez ce mot ?

Pascale Fourier : Non...

Jean-Pierre Chevènement : C’est dans Rabelais. Ce sont des animaux volants en haute altitude avec mille pattes, des mille-pattes volants. On appelle ça des coquecigrues. Alors il y a beaucoup de gens qui courent après les coquecigrues...

Nation(-s) et Union Européenne...

Pascale Fourier : Certains vous diraient : « Certes, ce que vous dites jusque-là est valide. Mais il faut mettre tous nos espoirs dans la construction d’une Europe dans laquelle un peuple européen pourrait se reconnaître »...

Jean-Pierre Chevènement : Mais vous savez, on n’a pas fait le peuple français d’un seul coup. On a mis au moins mille ans, peut-être même deux-milles. Et je ne sais pas ce que c’est le peuple européen. Où s’arrête-t-il ? Est-ce que vous allez rejeter les Russes par exemple - je ne parle pas des Ukrainiens, des Biélorusses, etc.. Quid de la Turquie ? Qu’est-ce que l’Europe, enfin où s’arrête-t-elle ? A l’Oural, à Vladivostock, avant ? Tout ça est une idée encore imprécise qui est liée à un cercle de solidarité entre les nations européennes parce qu’elles sont situées à l’extrémité du petit cap eurasiatique. C’est vrai, mais prenons par exemple le commerce extérieur. L’Allemagne a une politique de déflation salariale depuis 2000 qui lui donne une compétitivité très grande au détriment de ses voisins européens. Donc on ne peut pas dire qu’elle ait une stratégie véritablement coopérative l’échelle européenne. Elle a une stratégie dont je ne sais d’ailleurs pas à quel mobile profond elle obéit, parce qu’elle pèse aussi lourdement sur la croissance allemande. Certes, l’Allemagne a un fort excédent commercial, qui vient d’ailleurs d’être dépassé par l’excédent chinois. Mais cet excédent se réalise pratiquement aux deux tiers sur l’Europe. Il serait peut-être plus intelligent d’avoir une politique keynésienne à l’échelle d’un espace européen protégé. Mais qui est d’accord pour cela ? A ma connaissance, pas l’Allemagne, mais l’Allemagne est le pays le plus puissant d’Europe. Et à partir du moment où l’Allemagne ne veut pas d’un gouvernement économique de la zone euro, par exemple, comment le lui imposer ?

J’ai pris cet exemple. Je pourrais en prendre un autre. En matière nucléaire, l’Europe s’en est remis pour le choix de sa défense aux États-Unis. Si vous allez dans les pays de l’Europe centrale et orientale, vous verrez qu’ils préfèrent être protégés par Washington plutôt que par Bruxelles. On les comprend. Mais ils préfèrent même Washington à Paris ou à Londres. Et d’une certaine manière on peut comprendre aussi parce qu’il y a le souvenir de 1940. Les Britanniques considèrent que leur sécurité est fondée sur une relation spéciale avec les États-Unis, qui leur fournissent leurs missiles Trident. L’Allemagne ? Son ministre des affaires étrangères est pour une Europe dénucléarisée. Mais ce n’est pas la position de la France. Et vous comprenez bien qu’on peut parler d’Europe sans savoir, mais la réalité, c’est que l’Europe se fait sur certains sujets à géométrie variable, qu’elle est une dimension importante, essentielle même de notre politique, mais elle ne s’y résume pas. Si on comptait sur l’Europe pour vendre des Rafales, nous n’aurions encore rien vendu. Parce que, par exemple aux Pays-Bas, les Américains sont suffisamment influents pour avoir imposé l’achat de F16 ou F18, et demain de JFS 35. Par contre, au Brésil, on a réussi à vendre trente-six Rafales.

Donc la France a une vocation non seulement européenne, mais mondiale, et il ne faut pas l’oublier. Nous sommes les plus importants des pays francophones : ça représente quand même une des grandes langues des civilisations. Et elle sera bientôt plus parlée en Afrique qu’en Europe. La France est membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Ce n’est pas rien. Cela nous donne des responsabilités et des devoirs particuliers. Nous sommes un des pays membres du club très restreint des Etats dotés nucléairement, d’après les traités - il y a en 5, d’abord le TNP, et puis 3 autres s’y sont rajoutés en contravention avec le TNP.

Voilà , tout ça, ce sont des réalités nationales. On ne peut pas comprendre que l’Inde et le Pakistan aient voulu accéder à l’arme nucléaire si on ne parle pas du conflit indo-pakistanais qui dure depuis cinquante ans, un peu plus même. Et Israël ? Est-ce qu’on peut comprendre qu’Israël se soit dotée d’armes nucléaires indépendamment du contexte du Proche-Orient ?

Vouloir faire l’impasse sur la réalité nationale, c’est se condamner à ne rien comprendre au monde dans lequel nous vivons. Ceux qui sont modernes ne sont pas ceux qui le croient.

UE et PS : la sublimation de la capitulation devant le néolibéralisme triomphant.

Pascale Fourier : Qu’est-ce qui explique que la Gauche, et le Parti socialiste en particulier, a fait justement sienne cette idée européenne et, me semble-t-il, a abandonné la question sociale à cette occasion ?

Jean-Pierre Chevènement : Ah, c’est un autre aspect. On a fait croire au Parti socialiste, à partir des années 83-84, que l’Europe était notre avenir- la France étant encore notre patrie. Ce que cela voulait dire en fait, c’est que l’Europe serait notre patrie, la France n’étant plus que notre passé. Donc il y a eu dans ces années-là une certaine mise en congé de la nation, qui en fait a sublimé un choix social très différent qui est la capitulation devant le néolibéralisme triomphant. Mme Thatcher, M. Reagan avaient gagné les élections de 1979-1980 : ils ont imposé le système du capitalisme financier mondialisé et ils y ont réussi. La Chine a accepté de jouer le jeu, l’URSS s’est effondrée, l’Europe s’est alignée... L’Acte Unique et le traité de Maastricht, ce sont des textes d’alignement sur un libre-échangisme échevelé, y compris au niveau des mouvements de capitaux. Donc l’équilibre entre le travail et le capital a été rompu. Mais on l’a dit, c’est « au nom de l’Europe ». Puis on s’est aperçu que c’était une Europe offerte, une Europe ouverte, une Europe où il n’y a que plus que 1.5% de droit de douane, alors qu’en 1992 il y en avait encore 14.5. C’est une Europe qui est dominée par le principe de la concurrence libre et non faussée, au nom de ce principe qui a été réaffirmé vigoureusement dans l’Acte Unique négocié en 85 et adopté par le Parlement en 1987 : dans l’Acte Unique, vous avez ce principe de la concurrence qui est la négation de toute politique industrielle et la condamnation de l’idée-même de « services publics ». Tout cela au nom de l’Europe ! Donc il y a un élément de mystification dont beaucoup de socialistes ne sont pas encore revenus.

Le terrain favorable d’un internationalisme mal compris...

Et je crois que les socialistes offraient un terrain favorable, parce qu’ils avaient toujours mal compris l’internationalisme, et c’est pourquoi Jaurès leur faisait amicalement la remontrance :« Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène ». C’est que les socialiste ont pensé qu’on pouvait construire un monde sur la base du seul internationalisme et de la négation des nations. Or ce que Jaurès voulait leur expliquer, leur faire comprendre, c’est que la nation était la brique de base d’un internationalisme bien conçu. Parce qu’il y a évidemment deux conceptions de la nation. Il y a la conception républicaine : la nation est une communauté de citoyens, indépendamment de toute question d’origine, de religion, d’opinion philosophique. Et puis il y a la conception ethnique de la nation qui a été historiquement portée par l’Allemagne contre la conception incarnée par la France et la Révolution. Alors, je ne dis pas que la France avait raison de vouloir apporter la démocratie à la pointe de la baïonnette ; Robespierre était contre. Mais, je dirais que le nationalisme ethnique a produit des conséquences si effrayantes que je crois aujourd’hui personne n’oserait plus s’en réclamer à voix haute.

La conception républicaine de la nation

La conception que j’appelle « républicaine » ou « citoyenne » de la nation a triomphé même en Allemagne. Le droit du sol a fini par l’emporter en mai 1999. Je m’en souviens très bien : j’étais Ministre de l’intérieur et j’en avais beaucoup parlé avec mon collègue allemand de l’époque, Otto Schmidt. Cela n’allait pas de soi parce que les Verts allemands voulaient qu’il y ait des passeports mentionnant l’origine des Allemands, c’est-à -dire « Allemand-turc » ou bien « Allemand-bosniaque ». Donc on aurait eu des « Allemands-allemands », des « Allemands-turcs » et des « Allemands- bosniaques »... : il est extrêmement difficile de s’arracher à une tradition nationale ancrée dans les siècles. Et le peuple allemand s’est défini à travers Fichte en 1806 comme un peuple « originaire », c’est-à -dire parlant sa propre langue et non pas, comme la France, une langue artificielle empruntée au latin. Nous ne parlons pas gaulois. Il y a très peu de mots gaulois en français. Nous parlons une langue essentiellement latine. Eh bien, c’est l’observation que faisait Fisch en disant qu’il y avait une supériorité dans le peuple allemand qui était dans sa langue, dans sa culture - ce discours de la nation allemande qui connut ensuite quelques dérives.

Et je pense qu’il faut quand même garder présent à l’esprit que la nation doit être ouverte à l’universel et que la conception républicaine de la nation est fondée sur des valeurs universelles qui nous permettent de travailler avec d’autres nations, de coopérer et peut-être un jour de fusionner, tout est possible...

Le sens de la longue durée...

Mais j’observe que ça ne se fait pas facilement. Je n’ai pas vu qu’entre les Belges wallons et les Belges flamands cette affaire ait beaucoup progressé depuis que la Belgique a été créée en 1830... Je pense qu’il y a une certaine résistance qui est inscrite dans la réalité historique. Moi je suis né à Belfort. La frontière entre le parler alémanique et le parler roman reprend très exactement celle qu’avait tracée un empereur romain, Majorien, au Ve siècle après Jésus-Christ, pour séparer les Burgondes romanisés du côté de Belfort et les populations alémaniques du côté de Mulhouse. Evidemment, ça a changé parce que les gens à Mulhouse parlent français, mais la topographie, les noms de lieux, le dialecte-même restent alémaniques. D’ailleurs moi-même, je suis un prototype : mon nom s’écrivait avec un S, ma famille est originaire d’un canton suisse qui est à la fois germanophone et francophone, et ma famille à l’origine est germanophone, mais s’est francisée au long des siècles... Ca prend du temps. Je n’en tire aucune gloire... et j’ai de la sympathie pour la Suisse contrairement à la Doxa dominante - bien que n’y ayant aucun compte malgré ce qu’on a pu dire dans l’affaire Clearstream... Donc je pense qu’il faut avoir le sens de la longue durée, de la longueur de l’Histoire. On ne fait rien de bien si on ne comprend pas le réel.

Pascale Fourier : Justement quand vous parlez de durée... L’opposition par exemple entre libre-échange et protectionnisme n’est pas du tout quelque chose de nouveau. Il y a eu de longs débats dans les siècles antérieurs... Et on a l’impression que les socialistes sont un peu tombés de la dernière pluie en avalisant ce libre-échange - sauf la « branche Hamon » si on peut dire. Qu’est-ce qui peut expliquer ça ? Et en particulier cette espèce de rejet de la pensée des siècles précédents, socialiste en particulier ?

Jean-Pierre Chevènement : Cette question n’a jamais été une question de doctrine. Marx lui-même n’était probablement pas favorable aux droits de douane parce qu’il était partisan du développement international du capitalisme qu’il voyait d’un oeil très favorable parce qu’il pensait qu’il allait accoucher du socialisme - enfin de ce qu’on sait de la pensée de Marx appliquée notamment aux États-Unis, le Nord était libéral tandis que le Sud était protectionniste. Mais les États-Unis ont été protectionnistes au 19e siècle, comme l’Allemagne. Ils mettaient en application la théorie de List et leur industrialisation s’est faite sur cette base, comme celle des pays de l’Asie au XXe et XXIe siècle. En réalité, ces pays protègent leur industrie nationale. La Chine n’accepte des investissements que si ce sont des joint-ventures. En réalité, il y a beaucoup de naïveté dans tout cela et certainement une grande sensibilité à l’idéologie dominante qui est une idéologie libérale.

Je pense que, face au phénomène des délocalisations industrielles, les socialistes feraient bien de réfléchir parce qu’une concurrence équitable entre l’Europe et le dollar d’une part, et puis les pays à très bas coûts de l’autre, serait le moyen de maintenir notre tissu productif. Quand j’étais ministre de l’industrie, il y avait 6 millions de personnes qui travaillaient dans l’industrie en 1982-83, et aujourd’hui il y en a 3 millions et demi. Alors je veux bien qu’il y ait eu beaucoup de modifications, que les services industriels se soient développés, mais pas dans cette proportion. Nous avons vu notre tissu industriel s’éroder, les entreprises comme par exemple la sidérurgie ou l’aluminium sont passées sous contrôle étranger ; et les délocalisations ne revêtent pas seulement la forme de fermetures d’entreprises : ce sont des redéploiements qui sont faits à travers les plans sociaux ici et des investissements là -bas, avec embauches. Donc on voit bien que par exemple pour les téléviseurs, nous ne fabriquons plus de téléviseurs ; ils sont faits en Chine. Thompson a été racheté par TCM...

Socialistes : une hostilité viscérale à l’idée nationale.

Pascale Fourier : Est-ce que les socialistes un jour prendront acte de cette réalité ?

Jean-Pierre Chevènement : Je ne suis pas très optimiste parce que il y a une hostilité viscérale à l’idée nationale et à tout ce qui pourrait s’en rapprocher, qui a pu être justifiée à un moment par la confiscation du thème national par la droite, par exemple au moment de l’affaire Dreyfus. Mais il faut se rappeler que l’idée de nation est née à gauche. C’est une idée révolutionnaire, une idée très largement jacobine, liée à l’idée de citoyenneté, à l’idée de démocratie. Charles de Gaulle d’ailleurs disait souvent que la démocratie et la souveraineté nationale sont les deux faces d’une même médaille.

Mais tous les socialistes n’ont pas jeté le bébé avec l’eau du bain. Ce n’est pas parce qu’ils ont combattu pour la libération du capitaine Dreyfus que des gens comme Jaurès ont renié la patrie. Il en va de même à plus fortes raisons pour Clémenceau ou pour Péguy. Donc ces confusions, tous ne les ont pas faites. J’ajoute que pour la guerre de 1914-1918, on essaie de noyer les responsabilités : il faut quand même rappeler que c’est l’Allemagne qui a déclaré la guerre à la Russie et à la France, qui a envahi la Belgique au mépris des traités, ce qui a provoqué l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne. On ne peut pas faire comme si tout cela n’avait pas existé. L’Allemagne à ce moment-là a appliqué un plan d’état-major qui avait été conçu dans les années 1902, le plan Schlieffen , qui consistait à envahir la France par la Belgique, se débarrasser de la France d’abord et puis se retourner contre la Russie. Vieille stratégie qui a été appliquée avec succès en 1940-41,... enfin jusqu’à un certain point, jusqu’à Stalingrad, heureusement....

Que la Gauche échappe au cercle maléfique...

Pascale Fourier : Quel espoir vous porte encore ?

Jean-Pierre Chevènement : J’ai une certaine exigence du point de vue de la vérité. Je n’ai jamais hésité à bousculer les idées reçues, y compris quand elles étaient professées par mes propres amis. La Gauche est aujourd’hui très éclatée, mais ce que je représente avec la petite troupe de mes amis constitue un point fixe et une grille de lecture qui réalise un peu la synthèse de l’idée républicaine et de la méthodologie marxiste (je dis bien « méthodologie » parce que je ne partage pas le prophétisme de Marx). Donc je me définis comme républicain. Un républicain défend l’intérêt général de son pays, qu’il n’oppose pas à l’intérêt général de l’humanité. Donc je sais qu’au bout de quarante ans un homme politique n’a pas forcément que des amis. Surtout s’il a passé sa vie à combattre ardemment. Je m’accommode de mes adversaires, disons que je les connais. Et je pense qu’à un certain moment le bon sens reprend le dessus. La France a déjà été beaucoup plus bas qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Donc, ayant joué un certain rôle dans la reconstitution de la Gauche dans les années 60/70, et n’ayant pas perdu le souvenir de ce qu’était la Gauche à ce moment-là (c’est-à -dire croyez-moi pas grand-chose... Je mets à part le Parti Communiste, qui était sur son rail si je puis dire), je me souviens de ce que nous avons reconstitué un grand parti socialiste, nous lui avons donné deux programmes, nous avons fait levé une espérance qui a attiré des dizaines de milliers, mêmes des centaines de milliers de militants, de sympathisants. Nous avons crée les conditions de l’alternance. Et pour moi, entre le moment où j’adhère au Parti socialiste 1964 et l’alternance de 1981, c’est dix-sept ans d’efforts. Donc je suis un peu triste évidemment de voir que la Gauche a tourné le dos aux couches populaires, qu’elle s’est inclinée devant le néolibéralisme dominant, mais je voudrais voir avant que ma vie se termine la Gauche échapper à ce cercle maléfique et se reconstituer sur une base solide. Disons qu’il y a beaucoup de travail...

source : http://jaidulouperunepisode.org/008...

Jean-Pierre Chevènement
sénateur, ancien Ministre, président du MRC

Interview Audio - 1ère partie

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