Le grain de sel de Titine
Du conflit sino-américain à la guerre sur Gaza
L’attaque contre TikTok ou la compétition des Tartuffe
Les conflits armés sont aussi des guerres de récits. Les réseaux sociaux y prennent une part active, tous contrôlés par des groupes américains à l’exception d’un : le chinois TikTok. Depuis des années, élus démocrates et républicains veulent le ramener dans le giron états-unien ou l’interdire. Dernier prétexte avancé : il est « pro palestinien », voire antisémite.
Alors qu’Israël interdit tout accès à la bande Gaza aux reporters étrangers et tire sur les journalistes palestiniens comme sur des lapins — avec une centaine de morts dans la profession depuis le 7 octobre 2023 — que deviendraient les (déjà trop rares) informations sur Gaza si un réseau social comme TikTok venait à disparaître ? Si un seul propriétaire, à savoir Meta, obtenait le monopole de la diffusion des plateformes en ligne ? Ces questions ne relèvent pas totalement du fantasme.
Le 13 mars 2024, élus républicains et démocrates de la Chambre des représentants américaine ont arrêté un projet de loi exigeant la vente de la célèbre application à une entreprise « sûre » — c’est-à-dire états-unienne. Faute de quoi, elle serait interdite. Ce projet doit encore être voté par le Sénat. Il n’est donc pas pour demain. Cependant, républicains et démocrates savent en général dépasser leurs divergences quand il s’agit de la Chine. Et TikTok appartient au groupe chinois ByteDance.
Reconnaissons aux faucons américains une certaine constance. Ils se battent depuis 2020 pour s’accaparer la plateforme qui a séduit adolescents et jeunes adultes — la « génération Z » née avec Internet et le numérique. Celle-ci est friande de TikTok qui totalise 170 millions d’utilisateurs aux États-Unis, soit davantage qu’Instagram (157 millions) et presqu’autant que Facebook (175 millions) qui recrute dans les couches un peu plus âgées. Jusqu’alors, les dirigeants américains avançaient avec une très grande prudence : priver la jeunesse de son mode de communication favori n’est pas une chose aisée, et on ne sait jamais ce qu’il peut arriver si l’on y touche.
Parti pris idéologique et tiroir-caisse
Visiblement, le concepteur du projet de loi, Mike Gallagher, l’un des plus farouches sinophobes des États-Unis, a trouvé l’argument massue pour accélérer le processus en panne depuis quatre ans : TikTok est pro palestinien voire antisémite… Comme Pékin réclame un cessez-le-feu d’urgence à Gaza, l’ouverture des négociations, la fin de la colonisation israélienne, et que l’application est chinoise, ses utilisateurs sont forcément « manipulés par le gouvernement chinois ». Se combinent ainsi parti pris idéologique et opération économique, espoir d’imposer un récit plus favorable à la guerre israélienne et volonté de stopper l’avance chinoise dans le numérique, en faisant tomber dans l’escarcelle nationale l’un des réseaux sociaux les plus inventifs du moment.
Du point de vue des massacres commis par Israël, le spécialiste Anthony Goldbloom, qui a étudié les données TikTok pour les acheteurs de publicité, a effectivement trouvé beaucoup plus de vues de vidéos avec des hashtags pro palestiniens que pro israéliens. Selon lui, le ratio peut aller jusqu’à 69 contre un
. Faut-il voir ici la preuve que Pékin est entré dans la tête des Américains ? Ou la preuve qu’une majorité de jeunes est contre la guerre ? Pour avoir la réponse, il suffit de lire les reportages dans les journaux américains, ou simplement les sondages attestant que les moins de 35 ans (environ la moitié des utilisateurs de l’application chinoise) sont majoritairement antiguerre. C’est d’ailleurs l’une des raisons des faibles performances du président-candidat Joe Biden.
Car l’application a choisi de ne pas censurer les contenus, en Occident du moins. En Chine, TikTok est introuvable. Seul Douyin, sa version exclusivement réservée au pays, très étroitement surveillée, a droit de cité. Au royaume de l’hypocrisie, Pékin qui crie au scandale peut prétendre au poste suprême. Néanmoins, Joe Biden rivalise dans la tartufferie : en février dernier, le président américain ouvre un compte TikTok le dimanche du très populaire Super Bowl pour poster une vidéo sur sa passion du football et en mars, il fait savoir qu’il signera avec enthousiasme la loi Gallagher interdisant l’application.
Des images inédites en provenance de Gaza
En attendant, TikTok n’inflige pas de censure. C’est bien là que réside son succès. Y sont postées des vidéos commentant la guerre de Benyamin Nétanyahou, apportant des images en provenance de Gaza (quand les Palestiniens ont de l’électricité et Internet), mais aussi d’Israël, comme le raconte ce professeur d’une université dans un reportage du Washington Post : « Quand la guerre a éclaté, mes étudiants ont navigué en divers endroits sur TikTok pour voir quel genre de vidéos étaient populaires en Israël par rapport à Gaza, en Cisjordanie ou en d’autres endroits. Je n’avais jamais pensé à faire ça »
.
Cette liberté met en fureur Nétanyahou et ses acolytes. Elle dérange tout autant les républicains américains ouvertement pro israéliens et anti palestiniens, que les démocrates de Joe Biden qui déplorent la situation humanitaire des Gazaouis, et finissent par réclamer un cessez-le-feu lors de la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies du 25 mars 2024, mais continuent de livrer des armes qui tuent les civils palestiniens. Le conflit se mène aussi sur le plan de l’information et de l’image
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Censure sur X, Facebook et Instagram
Sur les autres réseaux populaires, la censure plus ou moins directe sévit massivement depuis le 7 octobre. Quelques post d’Orient XXI en ont fait l’expérience, ne pouvant être partagés sur X ou sur Facebook, comme c’est le cas de certains récits de Rami Abou Jamous, notre correspondant à Gaza qui tient régulièrement son journal de bord.
D’une façon plus globale, Human Rights Watch (HRW) pointe « la censure systémique des contenus pro palestiniens sur Instagram et Facebook »
. Ces contenus issus de comptes palestiniens ou de personnes défendant leurs droits ne sont tout simplement pas diffusés : ce que l’on appelle le « bannissement furtif » (shadow banning). Ils ne sont pas retirés, toutefois les algorithmes sont conçus pour qu’ils restent invisibles ou presque. Pour contourner l’obstacle, les utilisateurs mettent une pastèque pour désigner la Palestine (dont le drapeau possède les mêmes couleurs rouge, vert, noir et blanc), changent une lettre en astérisque ou en point pour parler de Gaza, ce qui empêche d’être repéré par les algorithmes. Il ne s’agit là que d’une faible parade.
Amnesty International constate également ce phénomène. « Les politiques et systèmes de modération de contenus de Meta réduisent de plus en plus au silence les voix en faveur de la Palestine sur Instagram et Facebook », note la directrice d’Amnesty Tech qui s’inquiète, car cette « censure contribue à l’effacement des souffrances des Palestiniens »
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Ce qui vaut, de façon si dramatique, pour la guerre israélienne contre les Palestiniens, vaut dans tous les domaines. On oublie trop souvent que le monopole des trois géants américains — Méta, Google et Elon Musk (X) — sur la communication numérique planétaire constitue une menace pour les démocraties. Cela ne blanchit pas pour autant TikTok. Mais le forcer à se vendre à l’un des trois ne ferait que renforcer leur mainmise. Il en est de même pour son interdiction. C’est d’une régulation publique dont les internautes ont besoin.
Logiciels espions chinois ?
Certes, comme les autres, TikTok véhicule de fausses informations et des propos plus ou moins haineux. Cependant, cela n’a rien à voir avec la nature autoritaire du régime chinois. Les dirigeants américains craignent que le président Xi Jinping aspire les données des utilisateurs occidentaux pour nourrir de sombres projets, pas uniquement commerciaux. Son patron, le Singapourien Shou Zi Chew, sous le feu des questions des élus du Congrès pendant plus de cinq heures l’an dernier, a essayé de rassurer : son groupe est détenu à 60 % par des investisseurs institutionnels tels les richissimes fonds de gestion d’actifs BlackRock et Susquehanna International Group, spécialisé dans la Tech, à 20 % par les fondateurs chinois et le reste par le personnel. Trois des cinq membres du conseil d’administration de l’application sont des Américains. Enfin, les serveurs stockant les données sont installés aux États-Unis, sur le cloud Oracle, et non plus sur le sol chinois ou singapourien.
Pourtant, selon les partisans de l’interdiction de TikTok, cela ne suffit pas. Le pouvoir chinois est soupçonné d’avoir déployé des logiciels espions pour s’accaparer les cerveaux, mais aussi influencer les choix américains, et fausser le jeu des élections. L’a-t-il fait ? Nul ne le sait. Rien dans ce que produisent les autorités et services de renseignement américain ne dit que son « algorithme a fait la promotion de la République populaire de Chine – et je suppose que si le directeur du bureau du renseignement national en avait la preuve, il l’aurait fournie », écrit Julia Angwin dans le New York Times (14 mars 2024). Ce que confirme la représentante démocrate de Californie, Sara Jacobs, après la rencontre entre les élus du Congrès et les services de sécurité nationale : « Pas un seul élément de ce que nous avons entendu dans ce briefing classifié n’est propre à TikTok. Ce sont des choses qui se produisent sur toutes les plateformes des médias sociaux »
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Comme l’ont fait remarquer quelques élus de bon sens à la Chambre, il n’est pas besoin de détenir le capital d’une application en ligne pour créer des faux comptes, envahir les réseaux de fausses révélations voire tenter de manipuler les votes. Les démocrates ont d’ailleurs accusé Vladimir Poutine de tels desseins et, à ma connaissance, le président russe ne possède aucune application.
Faux comptes américains en Chine communiste
Au moment où les médias et les dirigeants politiques occidentaux se déchaînaient unanimement ou presque contre TikTok, on a appris de la CIA que l’agence américaine avait « créé des faux comptes sur les réseaux sociaux chinois pour propager des rumeurs et diffuser des récits négatifs contre les dirigeants » dans l’espoir de « retourner l’opinion publique » et d’influencer l’extérieur. Le tout sous l’autorité du président de la République d’alors, Donald Trump. Autre exemple de la tartufferie ambiante à propos de TikTok.
En fait, républicains et démocrates sont moins inquiets pour les cerveaux américains que pour les coffres forts des multinationales qu’ils défendent. Pour l’heure, une partie des données des utilisateurs occidentaux leur échappe alors que TikTok est sur le point de dépasser le chiffre d’affaires de Meta. Le dépouiller de ses précieuses data offrirait de juteuses perspectives. Mais cela permettrait surtout de s’approprier le logiciel et l’algorithme qui ont forgé le succès de l’application et qui témoignent d’une certaine avance de la Chine dans ce domaine. Le pouvoir chinois a déjà dit qu’il s’opposerait à une vente au nom du libre-échange et de la liberté d’expression défendue par le premier amendement de la Constitution américaine. Une autre tartufferie.
Martine Bulard
Orient XXI
1er avril 2024