La décision de la Cour suprême de Londres du 10 décembre 2021 n’a pas surpris. Sur la base des garanties étasuniennes, deux juges ont annulé le verdict d’un tribunal inférieur qui empêchait l’extradition en janvier vers les États-Unis du fondateur de WikiLeaks, Julian Assange. La juge Vanessa Baraitser avait alors jugé que l’extradition d’Assange et son éventuel placement dans une prison à sécurité maximale (supermax) et/ou sous un régime de Mesures Administratives Spéciales (SAM) risquaient de le pousser au suicide, compte tenu de son état mental fragile. Sur l’essentiel, à savoir le droit de divulguer des documents classifiés sur le mépris de la vie humaine, la corruption, les mensonges et les innombrables crimes de guerre étasuniens commis dans la guerre contre le terrorisme, la juge avait accepté la demande d’extradition des EU.
Ce n’était donc qu’une question de report. Sans le vouloir, le premier verdict représentait pourtant un aveu sans précédent de l’horreur du système étasunien d’isolement des prisonniers mais il était certain que les autorités se précipiteraient pour présenter des garanties. Les États-Unis ont en effet assuré à la Cour suprême britannique qu’Assange serait traité avec humanité et qu’il ne serait pas soumis aux mesures extrêmes susmentionnées (« à moins, ont-ils ajouté cyniquement, qu’il commette un acte à l’avenir rendant ces mesures nécessaires »). L’extradition peut donc avoir lieu.
Lord Burnett of Maldon et Lord Justice Holroyde de la Cour suprême ont rejeté le verdict de Baraitser avec les arguments suivants : « Le Royaume-Uni et les États-Unis coopèrent depuis longtemps en matière d’extradition... Ce tribunal doit décider si les garanties américaines doivent être rejetées au motif qu’elles ne sont pas fiables ou qu’elles ne peuvent simplement pas être acceptées pour une autre raison. Il n’y a aucune raison pour que ce tribunal ne prenne pas ces garanties au sérieux. Le risque (de suicide) est, à notre avis, exclu par ces garanties. Si la juge (de la juridiction inférieure) avait reçu les mêmes garanties, elle aurait répondu différemment à la question pertinente au sujet de son extradition ». C’est aussi simple que ça. On se demande ce que valent toutes les belles déclarations et tous les beaux principes sur l’interdiction d’extradition vers des pays comme les États-Unis, où la peine de mort est appliquée (1529 exécutions entre 1976 et 2020) et où il y a un risque de torture (Guantanamo), s’il suffit d’affirmer que le prisonnier ne sera ni tué ni torturé ?
Les avocats d’Assange ont fait appel du verdict devant la Cour suprême. Reste à voir si cette Cour acceptera leur pourvoi. En dernière instance, il y a toujours la Cour européenne des droits de l’homme. Mais en attendant, Assange reste derrière les barreaux, dans la prison de haute sécurité de Belmarsh et, au fil des mois, une extradition devient de plus en plus possible.
It’s all about War
Suite à la décision de la Cour suprême, Azeezah Kanji a publié un excellent article dans lequel elle démolit à la fois les garanties étasuniennes et le système pénitentiaire du pays (1).
Elle écrit sur le fond du procès Assange, à savoir la guerre contre le terrorisme, et sur les prisonniers musulmans qui ont été extradés vers les États-Unis dans ce contexte. Précisément sur ce qui est habituellement absent des publications contre l’extradition d’Assange, qui se concentrent sur la défense de la liberté d’expression et de la liberté journalistique. Et non sur la guerre contre le terrorisme, encore moins sur les prisonniers musulmans, comme si l’association ne ferait que nuire à la cause d’Assange. Azeezah Kanji résume ainsi les expériences des détenus musulmans extradés vers les États-Unis : « Des cas antérieurs d’extradition pour « terrorisme » de musulmans du Royaume-Uni vers les États-Unis montrent comment ces garanties – qui ne peuvent être ni vérifiées ni imposées – ont servi à cacher les mauvais traitements derrière un bouclier humanitaire, pour nier les abus derrière un écran de compassion et de responsabilité ».
Un observateur neutre pourrait dire que l’extradition et le procès d’Assange n’ont plus de sens, que Biden et Co pourraient lui pardonner, qu’après tout, il s’agit du passé, de guerres qui ont pris fin entre-temps. Passons l’éponge... Voici pourquoi cela n’aura pas lieu.
Tout d’abord, vengeance et représailles, œil pour œil, dent pour dent, sont le leitmotiv de la justice des EU, à tous les niveaux. La défaite historique en Afghanistan, après vingt ans de guerre, est loin d’être digérée et, tout comme la défaite au Vietnam, elle ne le sera probablement jamais. Guantanamo n’appartient pas non plus au passé : après vingt ans, le scandale de Guantanamo existe toujours. Quiconque comme Assange a soutenu « les terroristes » pendant cette guerre, selon les autorités des EU, en paiera le prix.
La publication par Wikileaks de documents classifiés sur la guerre en Afghanistan et en Irak et des dossiers Gitmo, qui ont mis des noms et des visages sur la déshumanisation et la privation des droits à Guantanamo, a suffi à qualifier Assange de « combattant ennemi ». Julian Assange est ainsi devenu un des prisonniers politiques de la guerre contre le terrorisme qui fait rage depuis les attentats de New York le 11 septembre 2001.
Ensuite, ces mêmes autorités qui demandent l’extradition d’Assange et ces mêmes médias qui lui tournent le dos préparent déjà de nouvelles guerres. Clinton, Obama, Trump ou Biden, les EU restent la superpuissance de l’intervention illimitée, des guerres destructrices disposant d’un gigantesque complexe militaro-industriel. L’élimination d’Assange est avant tout un message à quiconque envisagerait à l’avenir de divulguer et/ou de publier des documents militaires classifiés.
En décembre 2021, le Sénat des EU a accordé à la défense un budget-record de 768 milliards de dollars. Plus que le montant suggéré par Biden. Avec cet argent, les États-Unis veulent contrer la Chine dans le dossier de Taïwan, renforcer l’Ukraine contre la Russie en installant des troupes de l’OTAN et moderniser ses armes nucléaires stratégiques.
Six mois après la défaite des EU en Afghanistan, la presse du pays, dont le Washington Post et le New York Times, a recommencé à battre le tambour de la guerre. (2) « La question de l’Ukraine concerne la crédibilité des États-Unis », a écrit le Washington Post, « l’autoritarisme de la Russie doit être stoppé. »
En décembre, l’hebdomadaire conservateur britannique The Economist mettait à la une : « Pour quoi les Américains se battraient-ils ? » et en caractères gras : « Si les États-Unis se retirent, le monde deviendra plus dangereux ». L’article plaidant clairement pour la préparation d’une réponse militaire.
« Le géant américain, écrit le magazine, ne s’est pas vraiment endormi, mais sa détermination vacille et ses ennemis le mettent à l’épreuve... Jusqu’où l’Amérique les laissera-t-elle aller ? L’Amérique est devenue réticente à utiliser sa puissance militaire dans une grande partie du monde. Taïwan et l’Ukraine, menacés d’attaque, doivent se rendre inexpugnables, par exemple en augmentant leur capacité de guerre asymétrique... Les démocraties, notamment en Europe, doivent dépenser plus pour la défense ».
S’adressant à la Russie et à la Chine, le magazine fait clairement référence à la guerre contre le Japon, il y a maintenant quatre-vingts ans. « Le Japon a commis l’erreur d’attaquer les États-Unis. Les États-Unis ont vaincu le Japon et y ont installé une démocratie libérale et capitaliste. Les États-Unis ont créé un nouvel ordre mondial dans lequel le Japon est libre de commercer et de se développer. Ce n’était pas parfait, mais aujourd’hui, le Japon est pacifique, riche et innovateur, bien plus que dans le passé ».
Enfin, outre la préparation active d’une confrontation avec la Chine et la Russie, la « guerre contre le terrorisme » doit se poursuivre sans relâche. La récente publication du département d’État, intitulée “ Terrorism Still a Pervasive Threat Worldwide ” (le terrorisme : une menace toujours omniprésente à l’échelle mondiale) (3), annonce de nouvelles guerres contre le terrorisme, avec une attention particulière pour l’Iran qui « soutient des groupes terroristes à Bahreïn, en Irak, au Liban, en Syrie, au Yémen, y compris le Hezbollah et le Hamas » et pour les différents groupes islamiques en Afrique, notamment « al-Qaida et ses affiliés AQAP (Al-Qaida dans la péninsule arabique), al-Shabab, Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin au Sahel ».
C’est dans ce cadre de préparation des esprits à la guerre que les États-Unis veulent définitivement faire taire Assange.
Le manque de fiabilité des garanties américaines
À partir de l’affaire Nizar Trabelsi, illégalement extradé par la Belgique vers les États-Unis en 2013, j’ai écrit quelques articles qui ne font que confirmer le manque de fiabilité des garanties étasuniennes dont parle Azeezah Kanji. Comme dans l’affaire Assange, les autorités judiciaires belges ont reçu la garantie que Trabelsi serait traité avec humanité. Il ne serait ni exécuté ni envoyé à Guantanamo ou dans une prison supermax. Et c’est ce qui s’est passé. Il a été incarcéré dans une « prison locale ».
Mais alors, ce à quoi personne ne s’attendait est arrivé : il a été placé dans un isolement extrême et soumis aux SAM (mesures administratives spéciales), qui coupent totalement le prisonnier du contact avec le monde extérieur. Pourquoi ? Deux choses ont suffi aux autorités : une note du directeur général du système pénitentiaire belge Hans Meurisse qui déclarait que Trabelsi était « susceptible d’évasion » et quelques articles dans la presse néerlandophone mentionnant un appel à libérer Trabelsi.
Trabelsi subit ce régime dans une prison locale depuis huit ans, sa santé se détériorant d’année en année. Les SAM ont clairement l’intention de briser complètement le prisonnier et de le forcer à accepter la négociation du plaidoyer plea bargain, c’est-à-dire à plaider coupable pour certains des chefs d’accusation afin d’échapper à une peine encore plus sévère.
C’est ce qui s’est passé dans une autre affaire d’extradition pour terrorisme, celle de cinq ressortissants britanniques vers les États-Unis en 2012. Deux d’entre eux, Babar Ahmad, informaticien et le poète Talha Ahsan, qui souffrait du syndrome d’Asperger, ont été accusés d’avoir des liens avec une maison d’édition islamique et un site Web, prétendument liés au terrorisme (en Bosnie, en Tchétchénie et en Afghanistan) et dont un des serveurs était situé dans le Connecticut.
Ce dernier point a suffi aux États-Unis pour demander leur extradition.
La justice britannique a alors reçu aussi des garanties pour leur extradition : ils ne seraient pas étiquetés « combattants ennemis » et ne seraient pas jugés par les commissions militaires de Guantanamo Bay. Mais à leur arrivée aux États-Unis, ils ont été enfermés dans un isolement complet en prison. Ils risquaient une peine maximale de cinquante ans. Après deux ans sous le régime destructeur de l’isolement, tous deux ont plaidé coupables pour un certain nombre d’accusations afin d’obtenir une peine plus légère et d’échapper à la menace de la réclusion à perpétuité.
Ce n’est qu’après ce plea bargain, lors du procès pour fixer la peine, qu’un juge a reconnu que ni l’un ni l’autre n’était impliqué dans « une planification opérationnelle ou une opération qui pourrait relever du terme « terrorisme » ». Il les a condamnés au nombre d’années qu’ils avaient déjà passées en prison. Talha Ahsan avait passé six ans en détention provisoire sans jugement, dans la prison de Belmarsh et deux ans aux États-Unis.
Pendant de nombreuses années, un large mouvement de solidarité avec Talha s’est développé, sous l’impulsion de son frère Hamja (4). Juan Mendez, l’ancien rapporteur de l’ONU sur la torture, s’était opposé à leur extradition car « la Convention de l’ONU interdit l’extradition ou la déportation d’une personne vers un lieu où elle pourrait être torturée »(5).
En ce qui concerne les garanties invérifiables, Mendez savait de quoi il parlait. Année après année, il avait demandé aux autorités des EU l’autorisation de visiter les détenus de Guantanamo. Refusée. Année après année, il a demandé l’autorisation de vérifier l’état des détenus dans le pays, notamment à la prison de très haute sécurité l’ADX à Florence, au Colorado et au Manhattan Correctional Center, où sont détenus des personnes accusées de terrorisme. Refusée . Si les garanties ne peuvent pas être vérifiées, même par un rapporteur de l’ONU, que valent-elles ?
Dans le cas des cinq Britanniques, Mendez a été rejoint par Noam Chomsky, qui a alors déclaré que « la protection des droits civils fondamentaux aux États-Unis diminue de façon spectaculaire : personne ne devrait être remis à ce pays pour suspicion de terrorisme... Les prisons et les système pénitentiaire en général sont un scandale international » (6).
Pour lui, il ne s’agit donc pas seulement des prisons et des conditions de détention les plus extrêmes. Il s’agit de l’ensemble du système pénitentiaire dans lequel toute extradition est inadmissible. Imaginez que la Chine ou la Russie demandent l’extradition d’Assange ou de tout autre opposant. Cela déclencherait immédiatement une tempête politique dans tous les parlements du monde occidental et les médias nous offriraient la visite guidée du système carcéral inhumain de ces pays. On ne parlerait pas alors de prison extrême mais d’un système de détention. Inévitablement, le terme goulag serait utilisé, en référence au système pénitentiaire de l’Union soviétique de Staline. Et oui, il y aurait des menaces de boycott, de sanctions et d’autres mesures coercitives. Pourquoi les États-Unis, le pays avec la plus grande population carcérale au monde, continuent d’échapper à cette qualification (et donc au boycott économique ou politique et aux sanctions) ? Voilà qui reste un mystère, ou alors peut-être pas du tout.
Luk Vervaet