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Pax Romana et Pax Americana, Pax Sinica et question tibétaine

En guise de réaction à mes chroniques sur le Tibet, une amie de longue date m’a proposé d’écouter l’émission « Soudain le Talmud ! Pourquoi l’Empire n’admettra jamais le tiqqun » par Ivan Segré (émission du 1er mars 2015 toujours disponible sur le Net ; durée : 19 min 28 s). Il y est question d’une discussion talmudique sur l’attitude de la communauté juive du IIe siècle de notre ère face au pouvoir de l’Empire romain. Mon amie m’invitait ainsi, je suppose, à une comparaison entre la politique impériale romaine vis-à-vis des juifs et la politique chinoise vis-à-vis de Tibétains. C’est l’occasion pour moi revenir sur un rapprochement entre deux mondes qui me tiennent à cœur, le monde juif et le monde tibétain, plus subtilement, j’espère, que le médiatique et omniscient Alexandre Adler (1).

Rome et la Judée

Pour bien comprendre ce dont parle Ivan Segré, il faut d’abord définir le mot tiqqun, signifiant dans la tradition talmudique réparation, restitution, rédemption, ce qui recouvre en grande partie la conception juive de la justice sociale. La pratique du tiqqun est destinée à rendre le monde habitable. Pour beaucoup d’historiens, voire la majorité, il apparaît que cette habitabilité du monde a été largement garantie par la Pax Romana. Mais dans la Judée du IIe siècle, cette conviction selon laquelle Rome serait l’instrument du tiqqun faisait l’objet de controverses, comme on peut le voir en comparant la position de trois célèbres érudits de la Torah : Rabbi Yehouda, Rabbi Yosse et Rabbi Shimon. Avec un talent incontestable de de la narration vivante, Ivan Segré rapporte la réponse donnée à cette question sensible par ces trois experts, comme s’il s’était agi d’un débat télévisé.

Pour Rabbi Yehouda, la réponse est oui : rempart contre la barbarie, Rome a apporté le marché (et la paix qui va avec), les thermes (symbole de raffinement culturel) et les ponts (permettant l’aménagement du territoire). « Ils sont bien, les Romains ! », dixit Rabbi Yehouda d’après Ivan Segré.

Pour Rabbi Yosse, c’est ... le silence. Il ne prend pas position.

Rabbi Shimon, lui, se lance dans une vive diatribe contre les Romains : les marchés amènent une forme de prostitution, un asservissement obscène comme dans un rapport sexuel sans relation personnelle ; les thermes ne procurent du plaisir qu’à une minorité (2) ; les ponts servent à prélever des taxes et contrôler la population. En résumé, pour Rabbi Shimon, Rome est synonyme d’oppression sous des dehors civilisés : le contraire du tiqqun.

Comme on pouvait s’y attendre, les autorités romaines, ayant eu vent de ce débat, ne resteront pas les bras croisés. Elles vont faire l’éloge de Rabbi Yehouda, exiler Rabbi Yosse et ... condamner à mort Rabbi Shimon, qui pourra s’enfuir avec son fils, se cacher dans une grotte et devenir l’inventeur de la Kabbale.

Voilà donc résumée une controverse célèbre sur laquelle mon amie a attiré mon attention. Épousant probablement le point de vue de Rabbi Shimon, elle me suggère de l’utiliser comme grille d’analyse de la question tibétaine.

Pax Romana, Pax Sinica et ... Pax Americana

Il n’est certainement pas déplacé de comparer la Pax Romana et la Pax Sinica, dont la première phase, sous la Dynastie Han (206 av. J.-C.-220 apr. J.-C.), est en partie contemporaine de l’apogée de l’Empire romain. Si la Pax Romana s’est définitivement éteinte avec la chute de l’Empire au 5e siècle, il en ira autrement en Chine qui réussira peu ou prou tout au long de son histoire, malgré des époques de guerres et de troubles, à maintenir et à développer la paix, notamment pendant l’âge d’or de la brillante Dynastie Tang (818-907) ou sous la non moins brillante Dynastie Ming (1368-1644) étendant son rayonnement jusqu’au Moyen-Orient. Il y a eu aussi précédemment la Dynastie mongole Yuan (1279-1368), à propos de laquelle on parle plutôt de Pax Mongolica et, ultérieurement, la Dynastie mandchoue Qing (1644-1912) avec ses siècles de Pax Sinica, savamment nommée Pax Manjurica.

Comme chacun sait, cette dernière dynastie a été balayée par la Révolution de 1911 et l’avènement de la République de Chine en 1912. S’ensuivit une période qui fut tout sauf pacifique : seigneurs de la guerre semant le chaos, puis guerre civile entre les Communistes et le Guomindang et enfin agression japonaise. Il faudra attendre la victoire de Mao Zedong et la proclamation de la RPC (République populaire de Chine) en 1949 pour que l’État retrouve sa consistance d’antan, permettant l’instauration d’une nouvelle forme de paix civique malgré des crises terribles, dont le décevant « Bond en avant » et la folle « Révolution culturelle ».

En 2020, assistons-nous à l’avènement d’une nouvelle ère de Pax Sinica ? Ou bien plutôt, comme beaucoup le pensent en Occident, la RPC ne serait-elle pas à la fois, comme la défunte URSS, un colosse aux pieds d’argile et une menace pour la paix dans le monde ?

Bien sûr, la Chine, comme tout État multiethnique, connaît des difficultés internes et doit combattre des tendances centrifuges. Mais l’équipe dirigeante a retenu la leçon soviétique : la Russie, immense et sous-peuplée, a pu perdre sans risque d’anéantissement, une partie de ses marches ; pour la Chine surpeuplée, à l’étroit dans un territoire largement montagneux et improductif, l’inviolabilité de ses frontières est une condition sine qua non de sa survie. Mieux, une fois réussie sous Deng Xiaoping sa mutation économique, l’heure semble venue pour la Chine de Xi Jinping de retrouver la place et l’éclat de l’ancien Empire du Milieu, notamment par la réactivation des anciennes routes de la soie.

Même si en Occident, et singulièrement aux États-Unis, la montée en puissance de la Chine ressuscite les fantasmes de la guerre froide, les nouvelles routes de la soie sont bien une entreprise pacifique permettant aux pays participants d’entretenir avec la Chine une relation « gagnant-gagnant ». Pas question pour la Chine de se lancer dans une aventure militaire : remarquons d’ailleurs que la RPC, depuis 70 ans, n’est intervenue militairement hors de ses frontières que deux fois (en 1950 en Corée, en 1979 au Vietnam), voire trois fois si l’on compte le bref conflit sino-indien de 1962. La comparaison est éloquente avec les États-Unis : l’article de Wikipédia intitulé « Interventions militaires des États-Unis dans le monde » fait ... quatorze pages. Rien que depuis 1945, on compte une quarantaine d’agressions des États-Unis hors de leurs frontières. D’où l’incompréhension que l’on peut ressentir devant l’attitude des Européens continuant à surévaluer la Pax Americana et déconsidérer la Pax Sinica.

Pékin et Lhassa : tiqqun or no tiqqun ?

Dès que la Chine en 1949 est redevenue devenue un État digne de ce nom, avec une armée et une administration opérationnelles, elle s’est empressée de rétablir son pouvoir dans ses provinces lointaines qui pour un temps avaient plus ou moins échappé à son contrôle : le Xinjiang (à majorité turcophone et musulmane), la Mongolie intérieure (lorgnée par la Russie et le Japon), la Mandchourie (japonisée de 1932 à 1945) et le Tibet (devenu sur papier « indépendant » en 1913, en réalité un protectorat britannique). La reprise en main sur tout le territoire chinois fut menée à bien par la RPC, sauf sur l’île de Taïwan, occupée par les troupes du Guomindang vaincues et désormais « protégée » par la Septième Flotte US.

Il y a lieu de rappeler ici que le Tibet fait partie de la Chine depuis des siècles. S’il a connu une réelle indépendance, c’était il y a bien longtemps, sous la Dynastie des Tubo (622-842). Après la chute de cet empire (quasi simultanée à l’effritement chez nous de l’empire carolingien), le Tibet a connu une longue période d’anarchie jusqu’à ce qu’il entre dans l’orbe chinois au XIIIe siècle. Depuis lors, il n’a plus jamais cessé, avec des liens plus ou moins étroits selon les époques, de faire partie de la Chine.

La question suggérée par mon amie, c’est bien de savoir si, comme le pensait Rabbi Yehouda à propos des Juifs par rapport à l’Empire romain, il est toujours avantageux pour les Tibétains d’être insérés dans l’État chinois ou bien si, au contraire, comme le pensait Rabbi Shimon, ce type d’appartenance est contraire au tiqqun, à la construction d’un monde habitable. En d’autres termes :

1) Le « marché » au Tibet ne serait-il pas synonyme d’asservissement ? Les Tibétains ne seraient-ils pas colonisés par les Chinois Han ?

2) Les « thermes » romains comme symbole du raffinement ne figureraient-ils pas, transposés à la réalité tibétaine, une sorte de « génocide culturel » ?

3) Les « ponts », de même que les routes et les chemins de fer, construits au Tibet, ne serviraient-ils pas d’abord à contrôler la population et à en percevoir un impôt ?

Ces trois questions reçoivent évidemment une réponse positive de toute la nébuleuse « Free Tibet ». Mais, en réalité, qu’en est-il ?

Le Tibet : une colonie chinoise ?

Rien qu’au niveau sémantique, ça n’a pas beaucoup de sens de parler de colonisation chinoise au Tibet, puisque colonisation implique domination d’un pays sur un autre et que le Tibet a fait partie de la Chine... bien avant, par exemple, que le duché de Bretagne, la Corse ou le Comté de Nice ne soient rattachés à la France.

Même dans l’hypothèse – quod non ‒ d’un Tibet qui serait indépendant, l’accusation de colonisation tomberait à plat, qu’il s’agisse de colonie de peuplement ou de colonie d’exploitation.

Il est de « bon » ton en Occident de répéter que la population Han serait en train de submerger le Tibet. Cette accusation fausse, mais répétée à l’envi, serait même devenue chez beaucoup de nos concitoyens une vérité d’évangile à moins qu’elle ne dégénère en prophétie apocalyptique comme chez le médiatique Frédéric Lenoir, qui parle du « jour où il y aura dix fois ou cent fois plus de Chinois au Tibet que de Tibétains »... (3) C’est absurde, mais ça percole dans les cerveaux occidentaux. « Plus le mensonge est gros, plus il passe », comme disait Goebbels. La vérité, c’est que, en RAT (Région autonome du Tibet), les Tibétains représentent 92% de la population, comme doivent bien le reconnaître les universitaires, même celles et ceux qui ne cachent pas leur sympathie pour les exilés tibétains revanchards (4). Exit donc l’idée d’un Tibet « colonie de peuplement » même si tout récemment encore Sabine Verhest, de La Libre Belgique, parle encore de ... « colonisation démographique » (5).

« Colonie d’exploitation », alors ? C’est tout aussi faux, même si certains amis du dalaï-lama répètent à l’envi que Pékin ne fait que piller le Haut Plateau. Bien sûr, le Tibet [en chinois Xīzàng, c’est-à-dire (trésor) caché à l’ouest] recèle pas mal de réserves naturelles et souterraines, dont certaines sont exploitées. Mais contrairement à ce qui s’est passé dans les pays colonisés par les Occidentaux (et les Japonais), la richesse produite au Tibet profite à toute la population. Il n’est contesté par personne que le niveau de vie des Tibétains a connu amélioration spectaculaire, avec, pendant des décennies, un accroissement à deux chiffres du PIB.

Mais, objectera-t-on (dans la ligne de Rabbi Shimon) : le confort matériel peut cacher une forme d’asservissement. Il s’agit là d’une vérité générale, qui vaut pour le monde entier. Mais allez demander à un vieux Tibétain qui a connu la misère et la faim s’il regrette l’Ancien Régime ! La première forme d’asservissement, c’est quand, par besoin de survie, on devient taillable et corvéable à merci. Pour accéder à la dignité, l’homme doit d’abord manger à sa faim : c’est une condition nécessaire.

Pas une condition suffisante, c’est aussi vrai. Il ne suffit pas d’avoir l’estomac rempli ; il faut aussi se sentir respecté dans toutes ses dimensions. Et il est très probable qu’en passant d’une société théocratique arriérée (6) à une société communiste moderne, beaucoup de Tibétains ont dû se sentir infériorisés ; c’est que pour sortir d’un millénaire d’obscurantisme et amorcer le développement de leur région, ils ont eu besoin du savoir-faire des Han. Songeons que même l’usage de la roue était inconnu au Tibet sauf pour faire tourner les moulins à prières : toutes les marchandises étaient portées à dos d’hommes ou de yaks.

Mais aujourd’hui, le fossé entre les Tibétains et les Han se comble progressivement grâce à l’instruction obligatoire ; tirant parti des substantielles subventions allouées par Pékin, les Tibétain(e)s sont en train de rattraper leur retard de qualification par rapport aux travailleurs chinois et deviennent de plus en plus compétitifs sur le marché du travail ; nombre d’entre eux et d’entre elles créent leurs propres entreprises et exploitent directement les ressources, notamment touristiques, de leur beau pays.

Le mantra occidental selon lequel la Chine aurait envahi le Tibet et l’asservirait est doublement indécent, parce que d’abord c’est la RPC qui a mis un terme au servage pratiqué dans le Tibet lamaïste, ensuite parce que ce sont les nations occidentales qui, au 19e siècle ont asservi la Chine, en y établissant des comptoirs en lui imposant des contrats léonins, sans compter les odieuses guerres d’opium menées par Londres et même, en 1860, le sac du Palais d’Été par la soldatesque britannique et française...

Et d’ailleurs, beaucoup de pays dans le monde, notamment en Amérique latine, en Afrique et en Asie, victimes de nos colonialismes et de nos néo-colonialismes, seraient heureux de connaître ce soi-disant asservissement imposé au Tibet.

Génocide culturel ?

Rabbi Shimon accusait Rome de déculturer les habitants de la Judée en leur imposant leurs thermes, symbole du raffinement de la métropole. Selon le dalaï-lama, les Tibétains seraient victimes d’un semblable « génocide culturel ». C’est une accusation qu’il répète en boucle devant les micros du monde entier. Ça fait partie des nombreuses fake news dont il est friand (7).

Bien sûr, la Révolution culturelle a provoqué au Tibet des dégâts considérables : personne ne peut nier ce fait regrettable. Mais il faut remarquer tout d’abord que beaucoup de monastères censés avoir été détruits par la Révolution culturelle étaient déjà en ruine. Par exemple, la démolition du monastère de Gyantse date de 1904 : elle a été l’œuvre du Colonel Francis Younghusband. Autre exemple : le monastère de Tengyeling a été complètement rasé en 1914 par le 13e dalaï-lama parce qu’il jugeait ce monastère trop prochinois (8).

Deuxième remarque : malgré ses débordements évidemment critiquables, la Révolution culturelle n’était nullement dirigée contre le peuple tibétain : c’était une campagne de contestation d’abord et d’anéantissement ensuite des élites intellectuelles et artistiques, une campagne qui a submergé la Chine entière, et à laquelle ont d’ailleurs participé activement nombre de Tibétains, tout heureux de se venger d’un millénaire d’humiliation en incendiant des monastères, comme l’avaient fait les paysans lors de la Révolution française.

Troisième remarque : la Révolution culturelle est terminée depuis presque un demi-siècle. La Chine, qui a reconnu ses torts dans les dommages causés et dans ses vaines tentatives pour extirper le bouddhisme, est entrée dans une tout autre phase de son histoire. Ce que tout visiteur de la RAT et des régions limitrophes (Qinghai + une partie du Gansu, du Sichuan et du Yunnan) peut constater aujourd’hui, c’est l’opulence des monastères et l’omniprésence des moines. Le gouvernement consacre des budgets très importants à la reconstruction, à la rénovation et à l’embellissement de nombreux lieux de cultes. Ce qui est combattu par les autorités, ce n’est pas la religion, mais l’instrumentalisation de la religion à des fins séparatistes (9).

Alors que, dans l’ancien Tibet, la langue tibétaine n’était enseignée que dans les monastères, laissant l’immense majorité du peuple dans l’analphabétisme (10), le tibétain est aujourd’hui obligatoirement enseigné dans l’école primaire, pour les garçons et les filles, et souvent pratiqué dans le secondaire ainsi qu’à l’Université du Tibet, ouverte à Lhassa en 1985. Personne ne peut reprocher à Pékin d’encourager sur le Haut Plateau l’apprentissage du mandarin, comme langue de communication d’1 400 000 000 de citoyens, comme on ne peut reprocher aux écoles tibétaines en Inde d’utiliser... l’anglais. Quand on se souvient du traitement infligé dans nos pays aux langues minoritaires, comme le breton, le provençal et l’alsacien en France ou comme le flamand et le wallon en Belgique, on ne peut que se réjouir de la façon dont le tibétain est protégé au sein de la RPC. Même s’il y est ultra-minoritaire avec seulement 0,4% de locuteurs, le tibétain se porte plutôt bien ; sa santé tranche même avec le sort des langues régionales, disparues ou en voie de disparition, dans nos pays qui font la leçon à la Chine.

Il y a au Tibet plusieurs journaux en tibétain et trois chaînes de télévision qui émettent en tibétain.

En Chine, hors Tibet, il existe plusieurs instituts de tibétologie dans lesquels travaillent de nombreux chercheurs. Le Tibet a inauguré à Lhassa un centre dédié à la restauration de manuscrits anciens, actuellement dispersés dans des temples, des bibliothèques, ou encore des centres de recherches ou des musées, parfois même chez des particuliers. (11)

En 2015, la Chine a entamé la publication d’un dictionnaire encyclopédique en tibétain. Au total, le dictionnaire comprendra 13 volumes portant sur des sujets tels que la technologie, la médecine, la phonologie, le bouddhisme, la philosophie, la rhétorique, la phraséologie, la prosodie, le théâtre, l’astrologie, la littérature tibétaine et le Bön (Tibetan Review, 12/01/2015).

Il existe à Xining, la capitale du Qinghai, un magnifique musée entièrement consacré à la médecine tibétaine. En 2018, le bain thérapeutique tibétain Lum a été inscrit au patrimoine de l’Unesco. (12)

La peinture est aussi en plein essor grâce à de jeunes artistes tibétains, créant une interface entre les thangkas traditionnels et la peinture moderne. (13) Le cinéma tibétain n’est pas en reste, avec le célèbre réalisateur Pema Tseden (14), ni l’opéra (15), ni la comédie musicale (16), ni le rap (17).

« Si la culture tibétaine à l’intérieur du Tibet était en train d’être prestement annihilée, comment se fait-il, écrit Robert Barnett (un tibétologue souvent critique vis-à-vis de la Chine), que tant de Tibétains de l’intérieur paraissent malgré tout avoir une vie culturelle plus dynamique – à preuve la centaine de revues littéraires en tibétain – que celle de leurs homologues exilés ? » (18)

À lire aussi l’interview que l’historien tibétain Tsering Shakya a donnée en 2008 à la New Left Review  : il y dresse un tableau détaillé de la vitalité de la culture tibétaine du Tibet (peinture, littérature, historiographie, presse, télévision, éducation). C’est d’autant plus impressionnant que Tsering Shakya fait partie de la diaspora des exilés tibétains. Il enseigne actuellement à l’Université de Colombie Britannique à Vancouver. (19)

Ajoutons encore le respect par les autorités de la coutume séculaire des « Funérailles célestes » consistant à laisser le corps des morts aux vautours. Le Congrès du peuple, organe législatif de la RAT, a même adopté récemment une loi destinée à garantir l’aspect cultuel de ce rite en en tenant écartés les touristes indiscrets (Tibetan Review, 24/01/2015). N’oublions pas non plus la polyandrie et la polygamie interdites aux Han, mais légales en RAT.

On pourrait aisément trouver dans le monde des centaines de minorités qui pleureraient pour être victimes d’un tel « génocide culturel ». C’est dire que les critiques formulées par Rabbi Shimon à l’égard de Rome ne se justifient pas si on voulait les adresser à Pékin.

Pressurer et contrôler la population ?

Pour Rabbi Yehouda les ponts romains avaient la vertu de garantir la paix tandis que pour Rabbi Shimon, ils servaient avant tout à la perception de l’impôt et au contrôle de la population.

Commençons par le volet fiscal de ce différend, rapporté à la réalité tibétaine. Au « bon vieux temps » de l’Ancien Régime féodal, la majorité des Tibétains étaient au service des monastères et des aristocrates au profit desquels ils devaient acquitter des redevances en nature et en corvée : même si le terme ne plaît pas aux nostalgiques d’un Tibet présenté par le dalaï-lama comme « le pays le plus heureux qui soit » (20), il s’agissait ni plus ni moins de servage : beaucoup de paysans n’avaient aucune chance de rembourser leur dettes et les esclaves fugitifs, quand ils étaient rattrapés, subissaient les pires châtiments : fustigations, amputations, énucléations... (21)

Une des premières mesures prises par le nouveau régime communiste fut l’abolition de ces taxes exorbitantes dont l’accumulation ‒ c’est bon à rappeler ‒ avait permis la constitution d’un fameux trésor au Potala, que les dignitaires cléricaux, par crainte du nouveau régime, avaient réussi en 1950 à exfiltrer et à planquer dans les caves du maharadja du Sikkim. (22)

La révolution communiste, ayant comme objectif une contribution égalitaire à l’édification de la société, ne fut pas, il est vrai, facile à mettre en œuvre, surtout dans un territoire immense, où la population essentiellement paysanne était répartie dans des villages enclavés à très haute altitude, voire dans des campements pour nomades ou semi-nomades. Dans leur volonté de remplacer les corvées et impôts en nature par un système moderne de taxation proportionnelle aux capacités de chacun, le nouveau pouvoir communiste dut faire face à des oppositions cimentées par des fidélités féodales qu’on ne discutait pas. La réforme agraire fut même la cause principale de la révolte qui éclata en 1956 dans le Kham, c’est-à-dire la partie du Sichuan à forte minorité tibétaine, une révolte qui fit tache d’huile jusqu’à provoquer au Tibet proprement dit les émeutes de 1959 et la fuite du dalaï-lama. Autre friction et non des moindres : la collectivisation des terres imposée partout en Chine par le « Grand Bond en Avant » (1958-1962) qui ne profita que très peu aux paysans sans terre et surtout entraîna, dans toutes les campagnes chinoises, une famine épouvantable, au cours de laquelle périrent de dizaines de millions de personnes, le Tibet proprement dit étant toutefois relativement épargné par ce fléau. (23)

L’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping en 1977 allait marquer un tournant dans la gestion politico-économique du Tibet. Désirant mettre la question tibétaine derrière elle, la nouvelle direction chinoise décida d’investir massivement dans sa lointaine province occidentale ; cette orientation s’est poursuivie et même accentuée depuis : on estime que lors des deux dernières décennies, la RAT a bénéficié chaque année d’une subvention de quelque 4 à 5 milliards de dollars

Le dalaï-lama a beau regretter cette perfusion et déclarer qu’ « il faudra rapidement mettre un terme aux subsides chinois » (24) ; les Tibétains du Tibet ne partagent pas cette vision irréaliste sinon irresponsable : confrontés aux réalités du terrain ‒ trois millions d’habitants sur un territoire deux fois et demie supérieur à la France ‒, ils savent bien que sans les subventions allouées par Pékin et redistribuées par les autorités locales, c’en serait fini pour eux des prix garantis de l’orge et de la viande, c’en serait fini des primes à la construction, à l’achat des machines agricoles, aux frais scolaires, etc. C’en serait fini de l’État-Providence. Rien que pour l’entretien de l’infrastructure routière et ferroviaire, la seule force contributive des Tibétains serait nettement insuffisante, sans compter les cinq aéroports de la RAT dont le plus important, celui de Lhassa-Gonggar, assure la liaison avec une dizaine de villes chinoises, plus Katmandou au Népal.

Mais précisément, diront les contempteurs de la Chine – dans la ligne de Rabbi Shimon contempteur de l’Empire romain ‒ les ponts, les tunnels, les viaducs, les transports aériens, à quoi servent-ils sinon à contrôler la population ? C’est là une accusation fréquemment portée contre la Chine en général (25), encore renforcée par sa gestion rigoureuse de la crise sanitaire.

S’agissant particulièrement du Tibet, ça fait des années que l’ONG newyorkaise HRW (Human Rights Watch) a enfourché ce cheval de bataille de la « sédentarisation forcée » des nomades qui aurait pour but de les contrôler. Chacun sait pourtant, ou devrait savoir, qu’il s’agit essentiellement de semi-nomades, fréquentant les alpages en été et regagnant leur village en hiver. Chacun sait aussi, ou devrait savoir, qu’à cause de la raréfaction des pâturages, due à l’accroissement de la population humaine et du cheptel ainsi qu’au réchauffement climatique, une diversification des activités économiques s’impose pour ceux qui n’ont plus de quoi vivre du seul pastoralisme. (26) Remarquons aussi que, sans ces regroupements, l’instruction obligatoire resterait un vœu pieux et que la bataille contre l’analphabétisme au Tibet n’est pas encore définitivement gagnée. Ceux qui s’indignent du taux encore trop élevé d’analphabétisme au Tibet sont aussi ceux qui protestent contre la construction de villages où peut s’établir une école : cherchez l’erreur.

D’autre part, quand on sait qu’il existe au Tibet des mouvements indépendantistes, le gouvernement local n’aurait-il pas le droit de les contrôler, surtout lorsqu’ils sont entretenus de l’étranger ? Imagine-t-on, par exemple, que le Gouvernement espagnol pourrait ne pas contrôler les agissements des indépendantistes catalans ? Quand on sait aussi que certains monastères abritent des foyers de sédition (27), les autorités politiques n’auraient-elles pas le droit de les surveiller ? En particulier, les adeptes du dalaï-lama s’indignent des cours de civisme imposés aux moines ; jamais pourtant cette mesure n’aurait été nécessaire si, ici et là, le pouvoir religieux ne s’était érigé en État dans l’État.

Ajoutons encore une dimension géopolitique au droit que détient la Chine de contrôler le Tibet. « Par sa position de haut plateau dominant la région, le Tibet est à la Chine ce que le plateau du Golan (surplombant les plaines de Damas et de Galilée) est à Israël : un verrou et un mirador », écrit le chercheur Alexis Baconnet. (28) La seule « petite » différence, c’est que le Plateau du Golan est occupé par Israël au mépris du droit international (avec l’accord tacite des États-Unis), alors que l’appartenance du Tibet à la Chine n’est contestée par aucun État. Même les États-Unis, quand ils étaient au faîte de leur puissance et que la Chine était encore un pays déchiré, ont reconnu que le Tibet en faisait bien partie (29). Comme tous les autres États du monde, la RPC a le droit, et ses dirigeants ont même le devoir, de garantir l’intégrité du territoire et d’en contrôler les frontières.

Si, au IIe siècle, Rabbi Shimon, dans une vision biblique de l’histoire, se sentait autorisé à critiquer le contrôle de l’Empire romain sur sa province de Judée, il ne peut en être de même au 21e siècle à propos du contrôle du Tibet par la RPC, sauf peut-être pour les croyants au mythe du Tibet comme « Terre promise », que Donald S. Lopez appelle Prisoners of Shangri-la (30).

Dans l’esprit de ces derniers, on imagine sans peine ce que pourrait donner une comparaison simpliste entre le sort réservé par l’Empire romain à nos trois talmudistes et l’attitude du gouvernement chinois vis-à-vis des patriotes tibétains : Rabbi Shimon pourrait ainsi figurer les Tibétains condamnés à mort, Rabi Yosse symboliserait les exilés et Rabbi Yehouda représenterait les « collaborateurs » de l’occupant.

Des Tibétains condamnés à mort ?

Ce n’est un secret pour personne que la peine de mort est toujours d’application en Chine. Il n’est pas question ici de justifier cette pratique. Tout au plus, signalons que, si c’est en Chine qu’il y a le plus d’exécutions capitales, elle arrive loin derrière d’autres pays (comme Singapour, le Vietnam, le Kirghizistan, le Pakistan ou l’Arabie Saoudite) si l’on tient compte du nombre d’habitants. Signalons aussi que les exécutions capitales en Chine ont tendance à se raréfier (31) et que la question de l’abolition de la peine de mort y est désormais ouvertement envisagée (32). Il n’est même pas idiot d’imaginer que la peine de mort soit abolie un jour en Chine avant de l’être complètement aux États-Unis où 50 % de l’opinion reste en faveur de son maintien : il suffirait pour cela que l’Assemblée populaire nationale décide de rayer la peine capitale du code pénal. Ce n’est sans doute pas ma génération (née avant la Deuxième Guerre mondiale) qui assistera à cet événement ‒ qui devra bien arriver un jour...

Quoi qu’il en soit, au Tibet les exécutions capitales sont rarissimes. Selon nos informations, les dernières ont eu lieu à la suite des émeutes de 2008. Le 27 octobre 2009, le gouvernement chinois a officiellement annoncé l’exécution de deux Tibétains, après les émeutes de Lhassa au printemps 2008. Pour rappel, le 4 mars 2008 à Lhassa, des Tibétains avaient saccagé et incendié de nombreux édifices privés et publics ; selon les sources, il y a eu de 19 à 22 morts, presque tous Chinois Han ou Hui qui ont été battus, brûlés vifs, déchiquetés ou lapidés, et des centaines de blessés (33).

L’exécution des deux émeutiers en 2009 rappelle l’exécution, quarante ans plus tôt, d’une autre personnalité tibétaine responsable de crimes de sang, à savoir la nonne Trinle Chödrön qui, se croyant investie d’une mission surnaturelle, avait pris la tête d’une faction particulièrement cruelle de Gardes rouges tibétains. Elle a été exécutée pour ses crimes en 1969 (34).

Qu’il y a ait eu, de plus, des exécutions sommaires au Tibet dans les années 50-60, cela ne fait aucun doute. Encore faut-il se souvenir qu’elles ont eu lieu pendant une guerre déclenchée par la croisade anticommuniste dont même Pierre-Antoine Donnet écrit qu’elle a été d’une « sauvagerie extrême » (35).

Pour l’époque plus contemporaine, les exécutions de prisonniers d’opinion au Tibet devraient se compter sur les doigts d’une seule main. D’après une liste composée sur base des témoignages de proches (36), en plus des 33 prisonniers libérés et des 8 encore emprisonnés, il y aurait eu 8 prisonniers tibétains « décédés ou exécutés », parmi lesquels un seul, Lobsang Dhondup, reconnu coupable d’un attentat à la bombe dans un centre commercial de Chengdu, est signalé comme ayant été exécuté en 2003 (d’après le MRAP, c’est-à-dire le Mouvement contre le racisme et l’amitié entre les peuples), alors que la peine de mort de son complice Tenzin Delek a été commuée en internement à perpétuité.

Encore une fois, il ne s’agit pas ici de justifier la peine de mort, ni même des peines de prisons lorsqu’elles sont exagérément longues, surtout si, comme cela est à plusieurs reprises signalé, ces sanctions ont pu s’accompagner de tortures. Mon propos est seulement d’indiquer qu’à ma connaissance aucun Tibétain n’a été condamné à mort pour avoir contesté, par la parole ou par l’écrit, le pouvoir en place, comme cela est arrivé à Rabbi Shimon.

Des Tibétains condamnés à l’exil ?

Quand on associe Tibet et exil, on pense immanquablement au dalaï-lama et aux dizaines de milliers de Tibétains qui l’ont accompagné en Inde suite aux événements de 1959. Et immanquablement on pense qu’il s’est agi d’un exil forcé par l’occupant, alors qu’en réalité ce fut une fuite décidée par le pontife tibétain et organisée par ... la CIA (37). Depuis que les archives britanniques et étatsuniennes ont été « déclassifiées », il s’agit là de faits avérés.

Dès 1951, l’ambassadeur des États-Unis à Delhi avait écrit au jeune dalaï-lama : « partez du Tibet, nous vous donnerons de l’argent pour vous et 100 personnes de votre suite et nous soutiendrons une résistance armée » (38).

Et ce qui devait arriver arriva : suite à de fausses rumeurs faisant état de menaces d’emprisonnement du dalaï-lama, une émeute éclata à Lhassa le 10 mars 1959. Le dalaï-lama s’est senti menacé moins par l’APL que par la Khampas contre-révolutionnaires. Affolé par deux explosions dans les environs du Norbulingka et craignant pour sa vie, il prit la décision de quitter Lhassa le 17 mars après que l’oracle de Nechung lui eut enjoint de partir immédiatement (39).

On ne peut plus ignorer aujourd’hui qu’il a bénéficié dans sa fuite de la protection de la CIA qui lui a parachuté armes, provisions et argent tout en mitraillant les positions chinoises. On doit aussi savoir que, si l’importante caravane des fuyards, lourdement chargée d’objets d’art et de pièces d’or, a pu franchir sans encombres les cols de l’Himalaya, c’est grâce à la retenue des Chinois ne voulant pas risquer d’attenter à la personne du dalaï-lama, car Mao Zedong comptait toujours sur lui pour moderniser le Tibet en douceur (40).

Hélas ‒ pour les Chinois, mais surtout pour la population tibétaine ‒ le jeune dalaï-lama, qui avait été reçu en grand pompe à Pékin par Mao et Zhou Enlai en 1954, s’était fait « retourner » dès son retour à Lhassa par sa famille et par d’autres dignitaires de l’Ancien régime, viscéralement anticommunistes. Et c’est ainsi que l’ « Océan de sagesse » et futur Nobel de la Paix, est devenu l’icône du « monde libre » pour avoir préféré les sirènes de l’Oncle Sam à l’émancipation et à la prospérité de ses concitoyens.

La comparaison entre l’exil du dalaï-lama, voulu par lui et par son entourage familial, n’est donc en rien comparable à celui que les autorités romaines ont imposé à Rabbi Yosse pour le punir de son refus de trancher en faveur de Rome la question soumise à controverse. Si comparaison il devait y avoir, ce serait plutôt entre Rabbi Yosse et un autre rabbi ayant enseigné en Judée un siècle plus tôt ; à la question-piège qui lui était posée, ce dernier avait répondu : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » (41)

Loyautés tibétaines

Des trois rabbis impliqués dans la controverse sur les rapports entre l’Empire romain et le judaïsme, Rabbi Yehouda me paraît le plus inspirant dans la mesure où il affirme clairement qu’on peut être à la fois juif et citoyen romain (42). Amin Maalouf aurait pu s’en inspirer pour sa dénonciation des « identités meurtrières », ce poison qui cause tant de dommages dans le monde, y compris au Tibet ‒ dont les leaders « spirituels » déconseillent les mariages mixtes pour « garder pure la race tibétaine » (43).

J’ai encore en mémoire une conversation impromptue que mes compagnons de voyage et moi-même avons eue avec deux jeunes Tibétains lors d’un voyage en août 2009 sur le Haut Plateau. Comme ils se plaignaient de leur sort dans un excellent anglais, nous leur avons fait remarquer d’abord qu’ils n’avaient pas trop à se plaindre vu leur niveau d’instruction et ensuite qu’on pouvait être Bretons et Français, Wallons et Belges, Québécois et Canadiens et donc Tibétains et Chinois. Réponse qui nous a glacés : « You can’t mix ink and milk ! » (on ne peut mélanger l’encre et le lait). Ça se passait à Tongren, une ville du Qinghai célèbre pour son immense monastère bouddhiste Longwu et ses nombreux ateliers de peinture de thangkas.

Ce type de slogan, probablement entendu dans le monastère proche, a très heureusement de moins en moins de succès au Tibet, grâce à des hommes de la trempe de Tashi Tsering – qu’il m’a semblé opportun de comparer à Rabbi Yehouda, au-delà des différences de lieu et de temps. Qu’on me pardonne ce raccourci que d’aucuns jugeront peut-être trop audacieux.

Les deux hommes en question ont vu le jour dans des familles dont la religion, judaïque pour l’un et bouddhiste pour l’autre, constituait de manière incontestable la trame de l’existence. Rabbi Yehouda est né à Ousha, une bourgade de Galilée à environ 150 km de la ville sainte de Jérusalem ; Tashi Tsering est né à Guchok un village situé à quelque 200 km de la ville sainte de Lhassa. Ce sont tous deux des intellectuels reconnus : le premier pour avoir produit des commentaires bibliques qui ont fait école, le second pour avoir rédigé un dictionnaire trilingue anglais-tibétain-chinois, largement diffusé par Pékin.

Ce sont aussi de fortes personnalités qui ont eu maille à partir avec le pouvoir politique : suite aux répressions décidées par l’Empereur Hadrien, la tradition rapporte que Rabbi Yehouda a dû s’enfuir et rester caché pendant trois ans, le temps que le calme revienne ; Tashi Tsering, lui, pris dans le maelström de la Révolution culturelle, a passé onze ans en prison ou en résidence surveillée avant d’être complètement réhabilité et même dédommagé après l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping.

Rabbi Yehouda a été reconnu comme porte-parole de sa communauté. Selon une tradition, rapporte Wikipédia, cet honneur lui a été conféré par ses pairs qui reconnaissaient son autorité dans la transmission des enseignements oraux ; selon une autre tradition, il s’agit d’un titre octroyé par les Romains après que Rabbi Yehouda eut vanté leurs vertus technologiques et civilisatrices. Quoiqu’il en soit, Rabbi Yehouda semble avoir bénéficié d’un grand prestige tant chez ses coreligionnaires qu’auprès du pouvoir politique. Ici aussi, la comparaison avec Tashi Tsering s’impose, lui qui a su se gagner l’appui des autorités politiques pour réaliser son rêve : la construction de plus d’une cinquantaine d’écoles pour des milliers de petits Tibétains et de petites Tibétaines. En me promenant avec lui dans les rues de Lhassa, en 2009 et 2012, j’ai pu mesurer à quel point il était connu et apprécié par ses compatriotes tibétains ; et les Chinois ne sont pas en reste : le réalisateur Wu Xingyuan, lui a consacré en 2006 un documentaire de 50 minutes pour faire connaître son histoire à travers toute la Chine.

La Chine compte 55 minorités ethniques qui toutes ensemble ne constituent que 8 % de la population totale. C’est dire que pour vivre harmonieusement et prospérer, elles ont besoin d’un État central solide. Les Tibétains ne font pas exception : 9e minorité par nombre de ressortissants (44), ils savent aujourd’hui qu’ils ont tout à gagner à rester arrimés au vaste paquebot chinois. Tashi Tsering a été un des premiers Tibétains à le comprendre et à engager ses compatriotes dans la voie de la Pax Sinica. Une position, certes inconfortable (45), comme a dû l’être celle de Rabbi Yehouda face à la Pax Romana. Mais une position réaliste et finalement profitable à la toute grande majorité de leur communauté respective.

(1) Voir http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/525-quand-le-tibet-s-eveillera-passe-au-crible-alexandre-adler-un-curieux-expert.
Voir aussi
 http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/536-un-axe-dharamsala-jerusalem,
 http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/248-palestiniens-et-tibetains-meme-combat,
 http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/424-palestiniens-et-tibetains-meme-combat-actualisation,
 http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/186-le-centre-simon-wiesenthal-et-le-dalai-lama.
(2) Ivan Segré cite ici la phrase de Walter Benjamin : « Il n’est pas de document de culture qui ne soit en même temps un document de barbarie. »
(3) Frédéric Lenoir, Tibet, le moment de vérité, Plon, 2008, p. 219.
(4) comme l’ethnologue et tibétologue française Katia Buffetrille (voir son article « Xi-Jinping, le Covid-19 et les Tibétains » paru dans Libération le 15/05/2020).
(5) Voir http://euradio.be/2020/12/01/geopolis-tibet/. Interview de Sabine Verhest par Ulrich Huygevelde sur les ondes de Géopolis-euradio » (01/12/2020).
(6) De multiples exemples en sont donnés par Albert Ettinger dans son livre Tibet, paradis perdu ? Régime politique, société et idéologie sous le règne des lamas, China Intercontinental Press, 2014. Recension : http://tibetdoc.org/index.php/histoire/periode-bouddhiste/483-tibet-paradis-perdu-ou-enfer-demasque.
(7) La liste en est longue : j’en ai relevé quatorze. Voir Dharamsalades. Les masques tombent, éd. Amalthée, 2019, pp. 7-28.
(8) Plus de détails dans http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/357-des-temples-bouddhistes-saccages-avant-la-revolution-culturelle.
(9) D’après l’intéressant documentaire suisse, datant de 1999 :(https://youtube.com/watch?v=ucJiGjsi2Wk), le Gouvernement accordait déjà, il y a plus de vingt ans, 15.000 $ pour la remise en état de chaque monastère. Ce documentaire de très haut niveau journalistique et de grand intérêt ethnologique est toujours disponible sur le net.
(10) Grosse différence avec le monde juif qui a toujours accordé la priorité à l’enseignement des textes sacrés au sein des communautés.
(11) Voir http://tibetdoc.org/index.php/culture/langue-litterature/28-ouverture-d-un-centre-de-restauration-des-manuscrits-anciens et http://tibetdoc.org/index.php/politique/mediatisation/419-le-tibet-vu-et-revu-par-geo-5e-et-derniere-partie-un-certain-regard-sur-la-culture.
(12) Voir http://tibetdoc.org/index.php/culture/patrimoine-traditions/469-le-bain-therapeutique-tibetain-lum-inscrit-au-patrimoine-de-l-unesco
(13) Voir http://tibetdoc.org/index.php/culture/arts-plastiques/16-le-collectif-gedun-choephel-artist-s-guild et http://tibetdoc.org/index.php/culture/arts-plastiques/11-le-peintre-ngangsang-expose-a-lhassahttp://tibetdoc.org/index.php/culture/arts-plastiques/11-le-peintre-ngangsang-expose-a-lhassa.
(14) Voir http://tibetdoc.org/index.php/culture/arts-plastiques/15-tournage-du-nouveau-film-de-pema-tseden.
(15) L’opéra tibétain a été inscrit en 2009 dans la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Voir aussi http://tibetdoc.org/index.php/culture/arts-plastiques/13-dorjee-tsering-un-pavarotti-tibetain.
(16) Voir, sur le site tibet.cn Une comédie musicale tibétaine montre l’histoire de la culture Labrang (15/06/2020).
(17) Voir http://tibetdoc.org/index.php/culture/arts-plastiques/10-le-rap-au-tibet-une-tradition-seculaire.
(18) Thunder for Tibet, compte rendu du livre de Pico Iyer, The Open Road : The Global Journey of the Fourteenth Dalai Lama, Knopf, in The New York Review of Books, vol. 55, number 9, May 29, 2008.
(19) Voir http://tibetdoc.org/index.php/culture/langue-litterature/9-2le-renouveau-de-la-litterature-tibetaine.
(20) « (...) I am sure that Tibet was among the happiest of lands. » (Dalaï-lama, My Land and My People, The Original Autobiography of His Holiness the Dalai Lama of Tibet, New York, Warner Books Edition, 1997, p. 46). Propos largement contredit par tous les témoins (Gonbojab Tsebekovitch Tsybikov, Ekai Kawaguchi, Alexandra David-Néel, Heinrich Harrer, etc.).
(21) Nombreux exemples dans le livre cité d’Albert Ettinger, regroupés dans des chapitres aux titres assez parlants : « Apparat féodal pour le haut clergé, bâton et fouet pour les croyants », « Fantasmes sadiques – les seize enfers du lamaïsme », « Un véritable règne de la terreur », etc.
(22) Voir le récit rocambolesque de cette fameuse évasion fiscale par Tashi Tsering, qui en fut témoin et même acteur, aux pp. 72-73 de Mon combat pour un Tibet moderne. Récit de vie de Tashi Tsering, éd. Golias, 2010.
(23) D’après Barry Sautman, Contemporary Tibet : politics, development, and society in a disputed region, M. E. Sharpe, 2006.
(24) Mémorandum adressé au Gouvernement chinois, novembre 2008, website CTA (Gouvernement tibétain en exil). Cité dans l’excellent petit livre qui n’a rien perdu de son actualité Tibet : au-delà de l’illusion de Jean-Paul Desimpelaere († 2013) et de sa veuve Élisabeth Martens, éd. Aden, 2009.
(25) Voir notamment le documentaire d’Arte-France « 7 milliards de suspects », diffusé notamment sur La Une (RTBF) le 26/03/2020 et le décryptage magistral qu’en a donné Emmanuel Wathelet sur son « blog du radis » du 16/05/2020.
(26) Voir notamment http://tibetdoc.org/index.php/societe/habitat/336-delocalisation-des-nomades-au-tibet.
(27) Voir les travaux de Enze Han et Christopher Paik : Our results indicate that the spread and frequency of protests are significantly associated with the number of government-registered Buddhist sites in particular locales (Résumé de l’étude Reversal toward Repression and Changing Dynamics of Ethnic Demography : Evidence from Tibet in The China Quarterly ).
(28) Alexis Baconnet, “Tibet, la géopolitique a ses raisons que la morale ignore” dans Monde chinois, n° 19, automne 2009, p. 91. Cité dans Inde-Chine : concurrence dans le voisinage de Tanguy Struye de Swielande (UCL), Notes d’Analyse, 8, juin 2010.
(29) Voir le télégramme que Roosevelt a adressé au Guomindang en 1943 : I then said [to Churchill] that Tibet had been part of China since imperial times and it is now part of the Republic of China, which had nothing to do with Britain (publié par l’université Stanford, 2009).
(30) Titre-choc de son ouvrage fameux, publié en 1998 par l’Université de Chicago, édulcoré dans sa traduction française en Fascination tibétaine, éd. Autrement, 2003.
(31) « Deux faits demeurent cependant certains : la Chine est le pays qui exécute le plus de prisonniers dans le monde et les exécutions ont tendance à diminuer depuis quelques années » : citation de l’article de Wikipédia Peine de mort en république populaire de Chine.
(32) Voir Zhang Ning, Le débat sur la peine de mort en Chine, janvier 2010
(http://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/912).
(33) Voir http://tibetdoc.org/index.php/politique/conflits/387-5-questions-a-propos-du-soulevement-au-tibet. Une vidéo de 2 min 24 s est encore visible sur YouTube : on y distingue nettement des moines parmi les émeutiers...
(34) Cette histoire est racontée en détail dans On the Cultural Revolution in Tibet : The Nyemo Incident of 1969 de Melvyn Goldstein, 2009, University of California Press. Albert Ettinger en fournit un excellent résumé dans http://tibetdoc.org/index.php/accueil/recension/105-critique-de-la-chronologie-detaillee-du-tibet-etablie-par-la-campagne-internationale-en-faveur-du-dalai-lama.
(35) dans Tibet mort ou vif, Gallimard, 1990, p. 53. Cet ouvrage, pour le moins tendancieux, a été réédité en 2019, ce qui a provoqué chez Albert Ettinger une mise au point particulièrement sévère : http://tibetdoc.org/index.php/politique/mediatisation/487-une-reedition-superflue-d-un-livre-partisan-et-obsolete.
(36) Voir, sur Wikipédia, Liste de prisonniers d’opinion tibétains. Une autre liste reproduite par Wikipédia sous le titre Catégorie : prisonnier d’opinion tibétain mentionne 69 noms par ordre alphabétique, couvrant, semble-t-il, toute le dernier demi-siècle, puisqu’on y retrouve notamment cité mon ami Tashi Tsering, en prison et puis en résidence surveillée de 1967 à 1978.
(37) Voir Kenneth Conboy et James Morrisson, The CIA’s Secret War in Tibet, University Press of Kansas, Modern War Studies, 2002.
(38) Melvyn Goldstein, A History of Modern Tibet, volume II, 1951-1955,The Calm before the Storm, University of California Press, 2007, pp. 231-232.
(39) Précisions apportées par Albert Ettinger dans http://tibetdoc.org/index.php/histoire/histoire-en-general/105-critique-de-la-chronologie-detaillee-du-tibet-etablie-par-la-campagne-internationale-en-faveur-du-dalai-lama-3.
(40) Voir Timothy D. Allman, A Myth foisted on the Western World in Nation Review, January, 1974).
(41) Selon les trois évangiles synoptiques : Marc 12, 13-17, Matthieu 22, 15-22 et Luc 20, 20-26.
(42) On sait que le titre de citoyen romain était assez généreusement accordé aux ressortissants des territoires pacifiés de l’Empire. Parmi les juifs citoyens romains, on connaît, par exemple, l’historiographe Flavius Josèphe et l’apôtre Paul.
(43) Interview de l’ancien « premier ministre » du « gouvernement en exil » Samdhong Rinpoché dans le South China Morning Post du 30/08/2003.
(44) après les Zhuangs, les Mandchous, les Hui, les Miao, les Ouïghours, les Tujas, les Yi et les Mongols.
(45) Pour rentrer au pays se mettre au service de son peuple, Tashi Tsering a dû quitter son confort d’étudiant bien intégré dans la communauté des étudiants tibétains à Seattle. Puis, il a dû résister à la tentation de se laisser acheter par le frère aîné du dalaï-lama lui promettant un emploi bien rémunéré s’il se mettait au service des exilés réactionnaires. Et,last but not least, accusé pendant la Révolution culturelle d’être un espion à la solde des États-Unis, il a connu les procès publics et la prison.

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