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États-Unis : de l’emprisonnement à la torture

Ce que vit Nizar Trabelsi, ce qui attend Julian Assange s’il est extradé

La possible extradition de Julian Assange a remis les pratiques de la justice étasunienne et de son système carcéral, le goulag des temps modernes, au centre de l’attention. Assange, le co-fondateur de Wikileaks, est réfugié dans l’ambassade d’Équateur à Londres depuis 2012 pour échapper à son extradition vers les États-Unis. Julian Assange, tout comme Edward Snowden, qui s’est réfugié en Russie, ont été dépeints aux États-Unis comme des terroristes et des traîtres. D’autres journalistes d’investigation aussi, comme Glenn Greenwald, Jacob Appelbaum ou Laura Poitras, ont choisi l’exil avant de courir le risque d’être arrêtés aux États-Unis. Être accusé de trahison et/ou de terrorisme aux États-Unis, ce n’est pas rien. Il suffit de regarder un petit montage vidéo de Wikileaks où des hauts responsables américains disent ouvertement qu’il faut assassiner Assange ou le condamner à la peine de mort [1].

Aujourd’hui, tout se met en place pour une extradition de Julian Assange. Récemment, selon WikiLeaks, des sources de haut niveau au sein de l’État équatorien ont déclaré que Julian Assange serait expulsé dans les "heures ou jours" qui viennent, en utilisant le scandale offshore (les INA Papers) comme prétexte. Selon ces sources il y aurait déjà un accord avec le Royaume-Uni pour son arrestation.

Le 8 mars dernier, Chelsea Manning, déjà condamnée à 35 ans de prison (peine commuée par Obama par la suite, suivie d’une libération en 2017) pour espionnage, vol et fraude informatique pour avoir livré des milliers de documents classifiés sur les guerres en Irak et en Afghanistan à Wikileaks, a été condamnée à nouveau par un tribunal. Elle avait refusé de témoigner devant un tribunal enquêtant sur Wikileaks et Julian Assange. Et elle fut aussitôt renvoyée en prison sous un régime d’isolement total. À la nouvelle de cette nouvelle incarcération en isolement, la députée Alexandria Ocasio-Cortez déclarait : « Le confinement solitaire est une torture. Chelsea est torturée pour être une ‘whistleblower’, une lanceuse d’alerte. Elle devrait être libérée sous caution et nous devrions interdire la détention solitaire aux États-Unis ». Le traitement de Chelsea Manning nous donne une idée de ce qui attend Julian Assange, si on n’empêche pas son extradition. Mais, bien que les affaires ne soient pas comparables, ce sont les conditions de détention de Nizar Trabelsi, extradé illégalement par la Belgique aux États-Unis en 2013, sous garanties américaines d’un traitement humain, qui nous donnent une véritable idée des conditions de détention pour des personnes accusées de terrorisme ou de trahison aux États-Unis. Comme je le démontre dans cet article, il s’agit d’un enterrement vivant, ni plus ni moins.

High risk, high profile

Le traitement de Nizar Trabelsi par les EU, classifié « High risk, High profile », se base, selon les autorités du pays, principalement sur un document des autorités pénitentiaires belges, disant que Trabelsi pose un « risque de prosélytisme et un risque d’évasion ». Il y aurait eu un plan d’évasion de prison en Belgique au début et à la fin de 2007 (personne, ni Trabelsi, ni une autre personne n’a été inculpé pour ces prétendus plans d’évasion). Six ans plus tard, et deux mois avant son extradition en août 2013, le délégué général des prisons en Belgique, Hans Meurisse, a fait un rapport disant que Trabelsi devait toujours être considéré comme « un risque à la sécurité » et qu’il était « nécessaire de limiter les contacts de Trabelsi avec les autres prisonniers et de prendre des mesures visant à limiter les risques à la sécurité posées par celui-ci ». Les autorités étasuniennes se basent aussi sur un article paru dans le journal flamand De Standaard du 2 octobre 2013, où un jihadiste flamand en Syrie déclare que « les frères musulmans, dont Nizar Trabelsi, doivent être libérés ».

Cela a suffi pour lui imposer un traitement, digne d’une descente en enfer, composé de trois éléments. Le confinement solitaire, les mesures administratives spéciales et les mesures sécuritaires supplémentaires de la prison.

Le confinement solitaire

« Le confinement solitaire en prison est l’attaque non physique la plus horrible et la plus brutale contre un être humain », déclarait Albert Woodfox dans un interview à Democracy Now le 29 mars dernier. Woodfox a passé 43 ans en isolement avant sa libération de prison en 2016. « Au cours de plus de quatre décennies de confinement solitaire, j’ai vu des hommes devenir fous, j’ai vu des hommes s’automutiler, vous savez, en essayant de faire face à la pression d’être confinés dans une cellule de 2 mètres de large sur 3 mètres de long, 23 heures sur 24. Étant libre maintenant, je souffre encore, d’attaques claustrophobes. Je suis en mesure de mieux les contrôler maintenant, car mes mouvements physiques dépassent maintenant 3 mètres ».

La pratique de la mise en isolement total de dizaines de milliers de détenus dans des prisons de sécurité maximale (supermax) ou dans des unités et des sections de sécurité maximale dans les prisons normales date des années 1980, après des incidents violents à la prison de Marion. Malgré les effets dévastateurs de cette forme d’enfermement – il suffit de consulter les témoignages de détenus sur solitarywach.com ou de consulter la littérature scientifique sur le sujet – les autorités étasuniennes continuent à appliquer le confinement solitaire à un nombre de détenus estimé de 80 000 à 100 000 personnes. Une pratique qui se globalise de plus en plus dans le monde.

Nizar Trabelsi fait partie de ces enterrés vivants. Depuis son extradition il y a cinq ans, il est soumis à ce régime de confinement solitaire, devenant ainsi une de ces personnes condamnées ou accusées de terrorisme sur lesquelles les autorités étasuniennes expérimentent les limites des techniques d’un isolement total. Un confinement solitaire, comme un rat dans un laboratoire, officiellement justifiée par les autorités au nom de « la sécurité et le risque posé par un détenu au sein de la prison ».

À son arrivée à la prison de Rappahannock (Régional Jail), Nizar Trabelsi a d’abord été soumis à un confinement intégral en cellule (« total lockdown ») pendant un mois. C’est-à-dire, l’interdiction de toute correspondance, de téléphone ou de visite. Avec ses avocats il est allé en appel contre ces mesures. Avant que la Cour ait eu l’occasion de se prononcer, le Procureur général confirmait le confinement solitaire, mais le mettait aussi sous le régime des « mesures spéciales administratives », lui donnant droit à un contact limité avec le monde extérieur, soumis à des conditions draconiennes.

The darkest corner : Les SAM, les Mesures Administratives Spéciales

Nizar Trabelsi n’est pas seulement soumis à la brutalité de l’isolement total à l’intérieur de la prison. Ainsi, depuis le 1 novembre 2013, Nizar Trabelsi fait aussi partie de la cinquantaine de prisonniers sur tout le territoire des États-Unis qui sont soumis à ce qu’on appelle « des mesures spéciales administratives », les SAM. J’ai publié le contenu de ces SAM ici.

C’est peu après les attentats d’Oklahoma, à partir de l’année 1996, que les « mesures spéciales administratives », les SAM, ont été inventées. Cette fois, les mesures draconiennes sont justifiées, non par la sécurité au sein de la prison, mais par le risque que le prisonnier pourrait poser pour la sécurité de personnes à l’extérieur. Dans la pratique, aussi bien la mise en confinement solitaire que les SAM n’ont jamais démontré leur efficacité sur base de faits ou de preuves. Les autorités se basent sur le contenu de l’accusation ou sur la condamnation du détenu pour les imposer. Selon un rapport « “The Darkest Corner : Spécial Administrative Measures and Extreme Isolation in the Federal Bureau of Prisons” (le coin le plus sombre : les mesures administratives spéciales et l’isolement extrême du Bureau fédéral des prisons) de deux organismes étasuniens [2], dans beaucoup de cas, les autorités se servent des SAM pour forcer les accusés de terrorisme en détention préventive à plaider coupables ou à dévoiler des informations sensibles. Dans plusieurs cas, on constate que les mesures SAM ont été levées une fois que le prisonnier a décidé de plaider coupable.

Un détenu sous les restrictions SAM n’a aucune vie privée. Il ne peut pas écrire une lettre pour être publiée quelque part. Il ne peut pas communiquer avec la presse. Les quelques personnes de sa famille avec qui il a le droit de parler au téléphone n’ont pas le droit de communiquer des informations le concernant avec une tierce personne. Toute communication est sous écoute sur place et enregistrée pour vérification par la FBI. Un avocat qui défend un client sous les restrictions SAM n’a pas le droit de communiquer sur ce que son client lui a dit sur sa santé, son traitement par les gardiens ou ni même sur ce qu’il a mangé, sous peine d’être poursuivi par la justice. Si j’étais soumis aux restrictions SAM, ce que j’avais demandé pour pouvoir avoir le droit de lui passer un coup de téléphone, mais qui a été refusé, je ne pourrais même pas écrire cet article. Les SAM servent ainsi à bloquer tout regard public sur ce qui se passe au sein des prisons.

Depuis les attentats du 11 septembre 200, les mesures SAM ont été imposées à un nombre de plus en plus grand. En novembre 2001, il y avait 16 individus sous SAM. En juin 2017, il y en avait déjà 51. Selon le rapport mentionné plus haut, la religion (in casu l’islam) devient un argument majeur pour la mise d’un détenu sous restrictions SAM. Depuis le 11 septembre, les SAM ont aussi été redéfinies. Ainsi, les autorités pénitentiaires ont obtenu l’autorisation d’écouter les conversations entre le détenu et ses avocats et la mise sous restrictions SAM de détenus qui attendent leur procès est dorénavant officiellement autorisée.

La conclusion du rapport The darkest corner est sans appel : « les SAM sont un viol du droit américain aussi bien que du droit international, elles constituent une menace contre les protections constitutionnelles fondamentales, elles peuvent même être considérées comme étant de la torture ».

Les mesures sécuritaires supplémentaires de la direction de la prison

Bien que non prévues dans les SAM, Nizar Trabelsi a été soumis à des mesures sécuritaires supplémentaires, décidées par les autorités pénitentiaires. Ainsi, lors de son entretien avec ses avocats, Trabelsi doit non seulement porter des chaines aux pieds, mais aussi aux poignets. Il peut consulter les 48 000 pages de son dossier quelques heures par semaine sur un ordinateur de la prison, entouré de gardes armés, mais il ne peut le faire qu’avec les mains menottées. Il peut avoir un préau d’une heure par jour, mais seulement entre quatre murs de béton, avec un filet au-dessus, dans une espace à peine un peu plus grande que sa cellule.

Les infractions aux SAM et les sanctions

Depuis juillet 2018, la femme de Nizar Trabelsi n’a plus aucun contact avec son mari. Tout contact téléphonique, déjà limité à un appel tous les 15 jours, extrêmement cher, toujours soumis à la présence d’un traducteur et à un enregistrement pour vérification par la FBI, a été interdit depuis près d’un an. Cette interdiction de fait a été formalisée officiellement depuis le 25 octobre 2018, sur base de la vérification par la FBI des écoutes téléphoniques. En résumé, elle se base sur deux points. D’abord, selon les autorités, Nizar Trabelsi aurait demandé à sa femme de briser les restrictions SAM et de créer une page Facebook sur son nom, contenant tous les documents sur sa détention. Il aurait ajouté qu’en cas de difficulté pour le faire, elle devait se faire aider par « Luc », qui, je cite, « selon le gouvernement, il s’agit de Luk Vervaet, a Belgian supporter (un sympathisant de NT) » (sic). Ensuite, parce qu’il aurait dit au téléphone qu’il a essayé de et réussi à radicaliser des codétenus (par exemple en parlant avec un détenu dans la douche) ou qu’il aurait essayé de faire passer des messages via d’autres détenus vers l’extérieur.

Ce n’est pas la première fois que tout contact téléphonique lui a été interdit, chaque fois pour infraction au règlements SAM, pour des périodes de quelques semaines ou de quelques mois. Ce fut, par exemple, le cas en 2014 – parce qu’il avait demandé à sa femme « de saluer la communauté musulmane et de la mettre au courant de sa situation de détention ». Mais cette fois-ci il n’y a pas de fin prévue pour la levée de la sanction.

Et ce n’est pas fini. Un mois après les coups de fil sanctionnés, le 5 septembre 2018, la psychologue Carole T. Giunta a visité Nizar Trabelsi et a décrié ses conditions de détention.

Un mois plus tard, Trabelsi a été transféré de la Rappahannock Regional Jail à la Northern Neck Regional Jail où les conditions de détention se sont encore durcies. S’y est ajoutée la privation sensorielle. Maintenant, non seulement Il ne peut plus voir ou avoir un contact avec d’autres détenus, mais il ne peut même plus les entendre.

La logique carcérale américaine est simple. On vous met en confinement solitaire total, aussi bien vers l’extérieur qu’à l’intérieur de la prison, provoquant chez le détenu, inévitablement et heureusement, une réaction et une résistance à la folie ou à la mort lente. La réaction devient à son tour la justification pour l’imposition de conditions de détention encore plus dures.

Les garanties étasuniennes qui ne valent rien

Dans le cas de Julian Assange les autorités américaines seront probablement invitées à donner des garanties sur son traitement et sa peine éventuelle. Là aussi, le cas de Nizar Trabelsi est instructif. On se souvient que les différents tribunaux belges et le ministre de la justice De Clerck ont approuvé l’extradition de Nizar Trabelsi aux États-Unis sur base des garanties des EU formulées par les procureurs belges. Je cite d’un de ces jugements belges en faveur de son extradition : « Aux États-Unis on procède actuellement à une révision complète de la politique antiterroriste, on y intensifie la lutte contre la torture et les traitements cruels, on s’apprête à supprimer la détention illimitée ... Nizar Trabelsi n’encourt pas de peine perpétuelle et les peines dont les infractions sont passibles peuvent être commuées en d’autres peines susceptibles de permettre la libération conditionnelle... Il n’y a pas à craindre que NT soit exposé à un flagrant déni de justice ou à des faits de torture ou à des traitements inhumains ou dégradants ». (Arrêt de la Cour de cassation de Belgique du 24 juin 2009, signé par Fabienne Gobert, Gustave Steffens, Pierre Cornelis, Benoit Dejemeppe, Fréderic Close et Jean de Codt).

Or, les SAM contredisent toutes ces « garanties » du début à la fin. Les conditions de détention auxquelles est soumis Nizar Trabelsi sont pires que celles des détenus à Guantanamo : « À Guantanamo, dit l’étude citée plus haut, des détenus et leurs avocats ont réussi à publier leurs expériences à Guantanamo Bay, même s’ils ont souvent été censurés. Ici, les détenus et leurs avocats peuvent être poursuivis pour faire la même chose ».

Puisse l’enfer vécu par NizarTrabelsi renforcer la mobilisation contre l’extradition de Julien Assange !

Que la lutte contre l’extradition de Julian Assange aux États-Unis soit l’occasion de constituer un large front contre toutes les extraditions aux États-Unis, pour l’abolition du confinement solitaire et des Mesures administratives spéciales.

Luk Vervaet

[1] US Demands to Assassinate Assange https:// www.youtube.com/watch?v=ZuQW0US2sJw

[2] le Allard K. Lowenstein International Human Rights Clinic de Yale (Lowenstein Clinic) et le Center for Constitutional Rights (CCR)

»» http://supermax.be/ce-que-vit-nizar...
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