J’ai grandi à deux pas de l’arc de triomphe. Adolescents, nous arpentions, la nuit, ce quartier déjà mort ou presque et notre vitalité en mal de répondant trouvait parfois, dans le larcin, de quoi se rassasier un peu. Nous volions du pain dans la boulangerie laissée ouverte par un commerçant trop confiant, et parfois aussi, dans un panneau publicitaire, nous mesurions la force de nos coups de pieds et de nos coups de poing dans ce mobilier urbain dont nous sentions obscurément l’hostilité, et le fait qu’il s’élevait d’abord contre nous, contre nos jours, contre notre puissance et contre nos promesses.
Il y a vingt-cinq ans, alors que s’égrenait une à une, dans les quelques chaînes du tube cathodique, la succession interminables des crises qui ont marquées notre enfance et notre adolescence, nous comprenions déjà que toutes ces crises n’étaient chacune qu’un palier de plus vers la situation que nous connaissons aujourd’hui. Que ces crises n’étaient que l’application entêtée d’un plan élaboré en dehors de toute volonté populaire. Chaque fois qu’on le répétait, ce mot perdait d’ailleurs un peu plus de son sens. Car des crises, il y en a eu un paquet, mais d’aucune de ces crises nous ne sommes jamais sortis. Elles s’additionnaient, au contraire, rendant simplement nos vies de plus en plus austères et moroses.
Déjà, il y a vingt-cinq ans, nous regardions notre ville se glacer, se vider de son sang comme par une blessure invisible, les enfants déserter les rues, les interdictions se multiplier, les cafés fermer, les quartiers se “ gentrifier ”. La ville, déjà, traçait en négatif un portrait de ses habitants en parias, voleurs et fraudeurs potentiels, et les regards croisés des caméras de surveillance qui se mirent à pulluler, achevaient de figer l’air glacial dans lequel nous étions censés être libres, égaux et fraternels. Il y avait quelque chose de pourri au royaume de France. Et déjà, il y a vingt-cinq ans, nous nous disions entre nous : « ce n’est pas possible, ça ne va pas durer, ça ne peut pas durer, il faut qu’il se passe un truc. »
Samedi dernier, je me trouvais par hasard dans ce quartier de mon enfance. A peine sorti de la bouche d’un métro pourtant lointain (toutes les stations proches avaient été bouclées) un immense brouillard lacrymogène vous prenait à la gorge, accompagné, au loin, de la détonation des gli-F4, des grenades assourdissantes et du bourdon incessant des hélicos qui tournoyaient, çà et là, comme des mouches affolées, chassées par la queue d’un cheval.
Immédiatement, ces bruits, ces odeurs me replongèrent quelques mois en arrière, alors que j’arrivais, la nuit, sur la zone de Notre Dame des Landes, afin d’honorer ce serment que j’avais fait en plantant mon bâton dans le talus, de venir défendre la zone en cas d’attaque.
En quelques mois seulement, donc, le champ de bataille, ou plutôt la ligne de front, s’était déplacée de la zone boueuse du bocage nantais jusque sur l’asphalte de l’axe sacré du pouvoir républicain : celui qui mène de l’entrée du Louvre à la Grande Arche, en passant par la Pyramide, les Tuileries, la Concorde, où le phallus de l’obélisque, dressé très exactement sur le souvenir de l’échafaud de la Terreur, entre symboliquement sous l’Arche grandiloquent de l’Arc de Triomphe en empruntant les Champs Elysées.
Les mêmes sons, les mêmes odeurs, le même combat, avec, seule nuance, des CRS cette fois à la place des GM en guise de globules bleus. Mais cette fois, nous sentons clairement que cette énième crise n’en est plus vraiment une. Elle est plutôt l’aboutissement, l’ultime spasme de quarante années d’acharnement technocratique libéral, et elle frappe, pour la première fois avec autant de force, le centre géographique même de ce pouvoir, elle saccage ses symboles, elle brise la ligne de son axe.
Cette soi-disant crise des gilets jaunes vient de loin, nous le savons tous. Cette crise a l’âge de notre président qui se trouve aussi être le mien. Et s’il n’en sortira pas, c’est qu’il n’y est pas rentré, qu’elle ne fait qu’un avec son histoire, sa personne et les choix qui ont mené cet orgueilleux personnage à la fonction dite suprême. Ce n’est pas la politique d’Emmanuel Macron qui est en cause, c’est Emmanuel Macron lui-même. Les slogans qui fusaient ce jour-là étaient assez éloquents sur ce point. Et le silence qu’il continue à leur opposer l’est tout autant. Ce dernier, en proclamant que les français étaient à la fois « monarchistes et régicides », ne savait sans doute pas à quel point il prophétisait sa propre destitution, et annonçait son destin presque christique de fils prodigue crucifié, de gendre idéal atomisé.
Car une chose, au moins, parait claire aujourd’hui : c’est que si l’avenir ne s’annonce pas tout rose et que le pire n’a pas encore dit son dernier mot, cette séquence politique de 40 ans a pris fin en ce jour. En regardant la nuit à la télé, les images de ce Grand Soir, après m’être moi-même joyeusement ébroué dans les gaz et les fumées des voitures incendiées toute l’après-midi, la chose crevait l’écran : le jeu était fini. Emmanuel Macron, quoi qu’il fasse, ne pourra plus gouverner. S’il avance, il est foutu. S’il recule, il est foutu, s’il ne bouge pas, il est foutu. Echec et mat. Quoi qu’il fasse désormais, le roi est cerné à la fois par les fous, la tour et une myriade de pions habillés de jaune. Il suffisait, pour s’en rendre compte de voir l’expression profondément inquiète, presque terrifiée, de tous les représentants du gouvernement et de tous les « journalistes » assermentés qui tentaient désespérément de ne pas comprendre ce qui s’était passé. La voix de Gérard Philippe avait pris, en une nuit, un bel octave vers le haut ; seul Castaner, en bon joueur de poker, arrivait encore à bluffer en surjouant son assurance virile, alors que tout le monde connaissait déjà l’étendue de son jeu : une paire de valets et quelques trèfles qui ne suffiront pas à lui porter chance.
En une journée à peine, avec une rapidité déconcertante, la peur a changé de camp. Hier encore, il s’agissait de prendre toutes les mesures pour rassurer les marchés, mais aujourd’hui on crie partout qu’il va falloir en prendre, et vite, pour apaiser la colère du peuple. Tout en sachant que cela ne suffira pas. Ce qui s’est passé est en somme assez simple et il est étonnant de voir encore ces figurines télévisuelles se demander « mais qui sont les gilets jaunes ? » Ne le savent-ils pas ? N’ont-ils pas des enfants à l’école, des aïeux en maison de retraite ? Ne sont-ils pas allés récemment à l’Hôpital ? N’ont-ils pas, eux aussi, un loyer à payer ? Un burn out qui couve ? Comment peut-on vivre dans ce pays et ne pas le comprendre ? Faut-il que vous soyez si étrangers à notre pays, vous qui relayez sans cesse la crainte des autres, qu’ils soient migrants, sans papiers, sans domicile, fainéants, fraudeurs, chômeurs, gaulois réfractaires, tout simplement jeunes ou plus simplement encore, rien ?
C’est pourtant simple : la minorité qui a pris la rue ce soir-là s’appelle le peuple français et autour de la flamme du soldat inconnu, ce jour-là, nous avons pu entendre une presque émouvante marseillaise dans le claquement de drapeaux français et bretons. Dans les rangs des manifestants, ou plutôt, des insurgés, il y avait des provinciaux, des parisiens, des black block, des ultras de la droite, des extrêmes de la gauche, des jeunes et des moins jeunes de banlieues, et l’énergie avec laquelle on tente désespérément, dans les médias, de bien les séparer trahit en réalité à quel point tout ce petit monde était momentanément uni, et fonctionnait concrètement de concert. Chacun son rôle, les barricades pour les uns, les pancartes pour les autres, les slogans ou les pavés, les rôles s’échangeant volontiers. Car si l’on n’a pas beaucoup entendu de condamnations de la violence de la part des gentils gilets jaunes, c’est que, dans une alchimie sociale inespérée, ce jour-là, les jeunes de banlieues, les black block et tous les parias de ce pays ont exprimé la colère de tous ces gens normaux qui sont censé les haïr, et que ces derniers se sont reconnus dans cette colère jusqu’à y participer très activement. Ces ennemis jurés ne sont peut-être que des alliés d’un jour, mais pour le pouvoir actuel, ce sera de toute façon une alliance fatale.
Même les commentateurs les plus circonspects admettent une situation au minimum insurrectionnelle, voire révolutionnaire. Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que dans le processus révolutionnaire, il n’y a plus d’un côté, les fachos, de l’autre les gauchos, d’un côté les bobos de l’autre les prolos. Car le processus révolutionnaire est un devenir où la partition sociale se rejoue, se refonde en brouillant toutes les cartes, les gilets jaunes cassent, les casseurs enfilent des gilets jaunes, on se rencontre, on fraternise, on se protège mutuellement, on articule nos compétences et nos volontés dans une stratégie commune contre un ennemi commun. Dans la révolution, on se transforme, on cesse d’être ce que l’on est. Et paradoxalement, après toutes ces années où nous avons été montés les uns contre les autres, c’est dans la violence, la prise de risque et dans le brouillard des fumées lacrymales de ce jour, qu’on a vu se dessiner une sorte de France réconciliée que tous les bonimenteurs de la politique nous avait promis.
Pauvres journalistes, plus ils tentent de condamner la violence de ces actes inadmissibles, plus il apparaît clair que c’est justement cette violence inadmissible et ces débordements qui ont fait que pour une fois, nous avons été entendu. Cela tout le monde l’a bien compris. Ainsi, ironiquement, plus les commentateurs dénoncent cette violence, plus ils la valident comme seule stratégie payante, et plus ils font eux-mêmes en creux, sans le savoir, une apologie du terrorisme.
Nous l’avons bien compris, et c’est pourquoi nous recommenceront autant de fois qu’il le faut, à tous les futurs actes de cette tragédie libérale, à utiliser ce langage, celui des barricades, du feu, du débordement, du blocage, en un mot le langage de la force, jusqu’à ce que le roi, déjà nu, gicle de son trône. Et après ? On verra bien. Nous avons moins peur du chaos que de la poursuite de ce massacre. Ce n’est sûrement pas une période de paix et des lendemains qui chantent qui s’annoncent aujourd’hui. Mais peut-être une passion retrouvée pour la chose commune, et une chance qui nous est donnée de faire dérailler le train qui nous projette ensemble dans le mur. Qu’il soit déjà trop tard ou pas, finalement, cela ne nous regarde pas et qu’importe les pronostics. Car si nous ne savons pas où nous allons ni ce que l’avenir nous réserve, nous savons maintenant en revanche très bien ce que nous avons à faire, nous irons jusqu’au bout, et nous savons aussi que là est notre joie, notre désir autant que notre responsabilité.
Viktor ALMA