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Lettre ouverte à certains intellectuels Cubains (et petite passe d’armes avec Zoé Valdés)

Bonjour. J’espère que je ne vous dérange pas dans votre réflexion. Je vous ai vu l’autre soir à la réception offerte par une fondation européenne en mal de charité (et de bonnes affaires). Au fait, j’ai bien aimé la chemise à fleurs que vous portiez, vous l’avez achetée dans une tienda ? Peu importe. Vous étiez, comme d’habitude, le centre des conversations feutrées. Un oiseau rare tropical posé sur la branche sèche des sentiments occidentaux. Les regards discrets que vous lançaient ces dames en disaient long sur leur intérêt pour une partie de votre anatomie qui ne se situe pas forcément vers le cerveau, même si vous-même ne pensez qu’à ça. Vous-vous sentiez bien, relajado. Et, quelque part, vous saviez bien que c’était aussi pour cela que vous aviez eu droit à votre ticket d’entrée au banquet des nantis. Alors, comme un naufragé avec sa bouée, vous avez assuré la prise. En attendant de trouver le moyen de monter à bord.

D’abord, en guise d’introduction, on vous a demandé ce que vous pensiez de Fidel Castro (il ne faut pas leur en vouloir, ils ne connaissent rien d’autre de Cuba). ’Alors, ce Fidel, est-ce vraiment un dictateur comme on le présente ici ?’. Vous avez beau avoir l’habitude de ces questions rituelles, vous n’avez pas encore trouvé la méthode idoine pour répondre en moins de trois phrases, chose qu’on exige de vous. Car ici, même un intellectuel doit se plier à cette règle. Ou alors, il vous faudrait faire des pauses publicitaires entre les phrases. Avouez que ce n’est pas facile. Vous êtes tiraillé entre la tentation de répondre en une seule phrase, ce qui présente l’avantage de libérer l’espace pour aller vous resservir au buffet mais le désavantage de vous trahir vous-même, et celle de répondre avec précision. Mais là vous risquez à la fois d’arriver trop tard au buffet et de perdre votre nouvel ami. Alors vous bafouillez quelques banalités qui semblent satisfaire leur appétit de savoir qui, comme pour le reste des choses de leur vie, suit actuellement un régime.

Mais, ce soir là, vous êtes tombé sur un boulimique. Il voulait aussi savoir ’ce qui allait se passer après la mort de Fidel’. Le niveau dangereusement bas des petits fours sur le buffet vous a fait hésiter, mais son regard authentiquement préoccupé et cette façon qu’il avait de se tenir le menton vous a fait de la peine. Alors vous avez essayé de le ’rassurer’, même si ce n’est pas vraiment le mot qui convient. Et ce n’est que lorsque le dernier petit four a disparu dans un ventre qui n’était pas le vôtre que vous vous êtes rendu compte que sa préoccupation initiale était d’un tout autre ordre : il se demandait juste si sa question était ’pertinente’. Mais la longueur de votre réponse, qu’il n’a pas tout compris, l’a rassuré.

Ce n’est qu’à ce moment là que vous avez pris conscience de l’assiette qu’il tenait à la main et où trônait le dernier survivant d’une longue lignée de petits fours qui avaient sauvé de l’ennui plus d’une soirée mondaine. Une montée de salive dans votre bouche vous a rappelé à votre mission biologique et une légère poussée d’adrénaline est venu en renfort, juste au cas où la mission s’avérerait dangereuse. Le reste ne fut qu’une question de mécanisme, fruit d’un long entraînement. Il fallait agir vite et viser juste... J’ai bien vu votre main se lever vers cette assiette. Mais trop tard. La sienne fut encore plus rapide. Vous avez alors continué le geste pour arranger une mèche rebelle, en pensant que personne n’avait rien remarqué. Votre adversaire vous a ensuite assené le coup de grâce en bredouillant la bouche pleine ’excellents ces petits fours, vous auriez du en goûter’. Fugitivement, vous avez regretté de ne pas avoir suivi avec plus d’assiduité les cours de karaté dispensés pendant votre service militaire. Après ça, la bouteille de rhum avait beau répéter ’ce n’est pas de ma faute, je n’y suis pour rien’, vous n’étiez pas vraiment d’une humeur conciliante.

Il y a même eu de la musique à cette soirée. De la salsa, évidemment. Et, évidemment, vous avez été appelé aux fonctions d’entraîneur de l’équipe locale. Inutile de protester, bouteille de rhum ou pas, ’vous êtes né avec ça dans le sang’, ont-ils dit. ’Mon sang, il est du groupe HC + en ce moment’, avez-vous rétorqué, en faisant virevolter la grosse. ’C’est quoi le groupe sanguin HC + ?’ a-t-elle soufflé, essoufflée. ’Havana Club Positif, Ha ! Ha ! Ha !’ (Même votre rire résonnait comme une vengeance consommée de tant de frustrations accumulées).

Vous êtes un véritable artiste, j’aime beaucoup ce que vous faites’ a-t-elle susurré en vous frôlant. ’Vous n’auriez pas d’autres œuvres à me montrer ?’ murmura-t-elle en collant son bas-ventre au vôtre. Jamais l’image d’une bouée, pour ne pas dire un boudin gonflé, n’aura été aussi précis dans votre esprit. Une île à l’horizon. Alors vous êtes reparti en nage indienne vers des terres plus fermes.

Au fait, votre chemise, je sais bien qu’un ami vous l’a prêté pour la soirée. Les chaussures aussi, non ? Bref, vous deviez être ’à la hauteur’, avez vu cru. A la hauteur de quoi ? me suis-je demandé, tout en connaissant le sens du mot ’honte’.

Vous avez écrit un livre sur ’le déchirement de l’exil’. Pour cela, il vous a fallu découper de fins carrés de peau de votre dos, parce qu’il n’y avait plus de papier dans votre goulag tropical. En guise d’encre, vous avez égorgé le dernier poulet qui vous restait et utilisé son sang, parce que de quoi écrire, il n’y en avait pas non plus dans votre goulag tropical. Et pour vivre une expérience intense et échapper à la réalité insupportable de votre goulag tropical, vous avez même pensé un moment à sodomiser le cochon dans la cour... Mais soudain, vous vous êtes rendu compte que (un) le cochon n’était peut-être pas consentant et que (deux) vous n’étiez pas dans un roman de Zoé Valdés.

Et c’est ainsi que vous avez raté le rôle de héros d’un genre littéraire à la mode chez nous. Au final, le cochon, vous l’avez bouffé et Zoé est devenue riche et célèbre. Le monde est injuste. Si vous aviez bouffé Zoé, c’est peut-être le cochon qui voyagerait aujourd’hui en première classe pour faire des conférences à Miami.

Vous avez peint des tableaux. Leur thème sous-jacent est ’l’exil et le déchirement’. Par manque de peinture dans votre goulag tropical, vous vous êtes résigné à utiliser vos propres excréments étalés en arabesques torturés sur des draps volés dans le pasillo. Zoé Valdès vous a même demandé de faire la couverture de son prochain roman, mais entre-temps elle a appris qu’un artiste millionnaire New-Yorkais l’avait fait avant vous et elle a laissé tomber. Vous aussi d’ailleurs, à force de manger du riz.

Vous préparez aussi le tournage d’un film. Ca raconte l’histoire originale d’un mec qui se pose des tas de questions sur le déchirement procuré par l’exil. Ca finit avec un superbe plan sur le Malecon et des tas de clins d’œil aux initiés. Comme vous serez obligé de donner un rôle à votre amant, ça parlera aussi un peu de l’homosexualité. Très bon sujet. Zoé vous a demandé s’il y aurait des scènes de sodomie brutale. Vous avez répondu que non. Elle vous a rit au nez en invoquant ’le triste sort fait à la création artistique dans le goulag tropical’.

Vous avez aussi écrit une pièce de théâtre. Une œuvre difficile, qui porte sur des sentiments complexes et profonds liés à la condition des cubains. A un moment donné, l’acteur, à gauche de la scène, embrasse le plancher. Ensuite il ’s’exile’ vers le coté droit en faisant de grands gestes d’adieu. Soudain, le rideau se ’déchire’ sous un tonnerre d’applaudissements. Vous laissez à chacun d’y voir ce qu’il veut bien voir dans cette pièce. Zoé parle de ’chef d’œuvre d’une grande originalité’.

Et ce matin devant la glace, vous vous êtes percé un gros bouton sur le nez. Le pus s’est échappé et vous avez senti comme un déchirement. ’Tiens,’ vous êtes vous dit, ’encore une idée à creuser’...

***

A vrai dire, je vous avais déjà croisé quelques jours auparavant. Au supermarché. Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez été confronté à cet étalage de parvenus ? A cette abondance de bombance ? A ce viol psychique ? Vous faisiez la même tête qu’un conquistador devant Montezuma, l’agressivité en moins. Vous pensiez avoir posé les pieds dans l’Eden. On vous a gentiment expliqué que ce n’était qu’un supermarché de quartier. ’De quartier...’ avez-vous répété, songeur. ’Quel quartier ?’.

Au rayon jouets, vous vous êtes découvert l’âme d’un Père Noël. Vous-vous êtes vu en train de charger votre renne qui, malgré un maquillage savant, avait quand même des airs de mulet. Puis vous avez imaginé votre retour triomphal dans le barrio et les cris de joie des enfants. Vous marchiez sur un tapis de fleurs fraîchement coupées. Les flashs des photographes crépitaient. Même la statue de Bolivar, en fin connaisseur, s’est légèrement inclinée sur votre passage en vous saluant d’un clin d’œil. Vous viviez enfin dans un monde normal... jusqu’à ce que...

un héros est demandé au rayon jouets’.
Vous êtes sorti de votre torpeur.
un vendeur au rayon jouets, merci’.

Un vent de panique vous a envahi lorsque vous vous êtes aperçu que vous aviez perdu vos guides dans cette jungle en conserve. Vous avez tenté de remonter avec fébrilité le flot des pirogues à roulettes, chargées de victuailles et de trophées, maniées par de redoutables chasseurs de têtes de gondole.
une lueur de vie est demandée au rayon du quotidien, une lueur de vie au rayon quotidien, merci’.
Je n’ai eu aucun mal à vous suivre, tant votre maladresse était pathétique.

Au milieu de votre périple, votre œil a été accroché par une image familière : ’mangues au sirop’. Vous n’avez pas pu vous empêcher de tendre la main en poussant un petit cri, comme si vous veniez de retrouver un ami d’enfance. Instinctivement, et même stupidement vous êtes vous dit après, vous avez reniflé la boite en fer. Rien, sinon une odeur de boite en fer. Mais vous vous êtes dit qu’il y avait une partie de vous-même à l’intérieur de cette boite. Peut-être une mangue tombée d’un arbre près de votre village natal ? Vous l’avez tourné et retourné. Vous l’avez encore reniflé. Là, oui, maintenant, c’est sûr, il y avait comme une odeur de mangue mûre. Vous avez même failli lécher la boite. Vous vouliez la ramener à la maison. Peut-être lui offrir un verre ou deux. Puis vous avez vu l’inscription ’Made in Thailand’ et vous avez ressenti comme une trahison. Finalement, vous avez trouvé que la boite sentait mauvais et vous l’avez reposé.

Puis vous avez tourné à gauche, puis à droite, à gauche encore. Vous êtes même revenu sur vos pas. Vous m’avez un peu bousculé. Vous m’avez dit ’perdon’ en essayant de le faire sonner comme ’pardon’. Je crois bien que c’est au rayon ’apéritifs’ que nos chemins se sont séparés.

’un cubain, vêtu d’un polo, d’un jean et d’une paire de baskets attend ses guides à l’entrée du magasin’.

***

Bien sûr, vous avez survécu. Comme nous tous, d’ailleurs. Survivants rescapés d’une sous-vivance. Notre secret ? Notre immortalité. Je vois votre sourire en coin et, à vrai dire, je m’attendais à une telle réaction. C’est pour cela que je vous ai préparé ceci. Tenez. Oui, il est chargé, bien sûr. Allez-y, je vous en prie, n’ayez pas peur. Vous pouvez me viser la tête ou le cœur, c’est comme vous voulez. Permettez-moi juste de me boucher les oreilles avant de... Bon, vous avez été un peu rapide. Ca ne fait rien, je serai quitte pour quelques minutes de surdité, et, franchement, quelques minutes de plus ou de moins... Vous permettez que je le récupère ? Vous pourriez vous blesser avec ce truc. Merci.

Vous avez l’air surpris. Et c’est normal car, voyez-vous, dans notre société ’évolutionnée’, la tête et le cœur ne sont déjà plus considérés comme des organes vitaux. C’est le foie que vous auriez dû viser. Mais c’est trop tard maintenant, je ne suis pas fou.

Quelque part, je vous admire. Vous avez cette rusticité que j’aime retrouver dans le camping par exemple, le temps d’un week-end au volant d’une Land Rover 4X4. Et si vous ne m’avez jamais entendu péter sous une toile de tente, vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point je peux être naturel, moi aussi.

Vous êtes triste. C’est ça qui fait votre force, à vous les artistes. Votre côté sentimental. Moi aussi, je suis un peu artiste, vous savez. Pour vous en convaincre, je voudrais vous montrer quelque chose. Vous savez ce que c’est ? Une cassette vidéo. Sur cette cassette, j’ai filmé pendant 180 minutes un feu de bois. Comme ça, je n’ai même plus besoin de sortir pour en profiter et je peux aussi en faire profiter mes amis. Sympa, non ?

Vous avez envie de pleurer ? Ca aussi ça me touche. Tenez, prenez mon mouchoir. Je peux vous offrir quelque chose ? Une mangue au sirop ? Non, d’accord. Où en étais-je ? Ah oui, le naturel et tout ça.

’Chassez le naturel, il revient au galop’. Vous connaissez ce dicton ? Ca veut dire en gros que, quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, on finit toujours par tomber du côté où on penche. Et, sans vouloir être médisant, vous m’avez plutôt l’air de pencher du côté du fossé. Enfin, c’est mon opinion.

Allons, ne soyez pas mauvaise perdante. Car franchement, vous étiez partie avec un sérieux handicap. Que pouviez-vous espérer contre le mensonge de Descartes : ’je pense, donc je suis’ ? Vous comprenez ? ’Je pense’ - présenté comme une évidence - ’donc je suis’, une conclusion rassurante et définitive. A partir de là, le reste fut assez facile.

Alors, vous comprenez, votre truc là qui dit : ’je suis, donc je pense’ - puisque je suis, autant en profiter pour penser - ça a un côté ’donneur de leçons’ que nous n’aimons pas. Surtout venant des autres.

Vous partez déjà ? Quel dommage. Non, gardez mon mouchoir, je vous en prie. En signe de solidarité.

Dites, en échange, ça ne vous dérange pas que je vous prenne en photo ? C’est pour ma collection.

Viktor DEDAJ
Juin 2001

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