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Analyse
9 mai 1945, la mémoire russe manipulée
La propagande du régime de Vladimir Poutine se sert des commémorations du 70e anniversaire de la capitulation allemande pour dénoncer les « fascistes » de Kiev.
par Veronika Dorman, Correspondante à Moscou
publié le 8 mai 2015 à 19h36
Ce n’est pas un 9 mai comme les autres. Cette année, la plus grande fête nationale russe est encore plus importante que d’habitude. Non seulement, c’est le 70e anniversaire de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale, mais cette cérémonie advient dans un contexte inédit pour la Russie post-soviétique. Plus d’un an après l’annexion de la Crimée et après de longs mois de combats dans l’Est ukrainien entre forces armées pro-Kiev et séparatistes prorusses soutenus par Moscou, selon les Occidentaux, la cote de Vladimir Poutine au sein de la population russe a atteint des sommets. Mais la Russie est isolée sur la scène internationale, du moins à l’Ouest. A tel point que les leaders des pays alliés à l’URSS durant la Seconde Guerre mondiale ont décidé de ne pas se rendre à Moscou pour cette célébration.
Dommage pour eux, rétorque la propagande. De toute façon, selon la vision de l’histoire que façonne le Kremlin, les Alliés n’ont joué qu’un rôle secondaire dans l’écrasement de l’Allemagne nazie. « Cette année, la victoire sera célébrée avec encore plus de panache qu’il y a dix ans », s’est félicité le chef de l’administration présidentielle, Sergueï Ivanov, précisant que, malgré les difficultés économiques que traverse actuellement la Russie, les autorités ont décidé de ne pas lésiner sur les dépenses : 490 millions d’euros. Le point d’orgue du programme est évidemment la parade du 9 mai sur la place Rouge, une occasion pour la Russie de faire une démonstration de sa puissance militaire.
Fanfares. En Russie, la Seconde Guerre mondiale - appelée « grande guerre patriotique » et souvent assortie de l’épithète « sacrée » -, et plus précisément la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie en 1945, est devenue l’événement le plus important de l’histoire du XXe siècle. La seule date qui fédère tous les citoyens russes, le seul monument - positif - d’une mémoire réellement collective. « Il faut reconnaître que nous n’avons pas accompli d’autres grands exploits dans l’histoire contemporaine, insiste le sociologue Lev Goudkov, du Centre Levada. C’est pourquoi le jour de la victoire occupe une place toujours plus importante aussi bien dans le système de la propagande que pour légitimer le pouvoir en place. »
Vladimir Poutine l’a bien compris en choisissant la victoire comme point de repère fondamental dans l’identité nationale qu’il cherche à modeler. Le président russe n’est pas le premier leader à instrumentaliser l’événement à des fins politiques. Tous ses prédécesseurs l’ont fait avant lui. Dès 1946, Staline interdit la célébration publique de la victoire car l’effort de guerre avait été trop émancipateur, il fallait reprendre en main un peuple qui s’était battu pour s’affranchir de tous les jougs, y compris de celui du stalinisme. « Staline n’avait pas besoin que le peuple se souvienne de sa propre victoire, de son exploit. Le grand vainqueur de Hitler, c’était lui, Staline », rappelle l’historien Andreï Zoubov.
En 1965, dans un élan populiste, Leonid Brejnev proclame le 9 mai fête nationale et jour férié, mais en proposant un nouveau paradigme idéologique : on exalte désormais le triomphe du peuple soviétique guidé par le Parti ; l’affliction et le recueillement, le souvenir du sacrifice humain sont couverts par le tonnerre des fanfares. « Mais même à l’époque soviétique, on ne célébrait pas cette fête avec autant d’intensité, se souvient Konstantin von Eggert, chroniqueur politique pour le quotidien russe Kommersant. Bien sûr que le thème était très idéologisé, mais nous n’avions pas le sentiment que la victoire était l’unique pilier sur lequel était bâti l’Etat. Le Politburo présentait aux citoyens d’autres acquis, d’autres "victoires" : un système de garanties sociales, des grands chantiers, la conquête de l’espace, la culture… Mais aujourd’hui, l’Etat ne se vante plus de grand-chose. »
« Romantisme ». Avec Vladimir Poutine, dès le milieu des années 2000 s’impose définitivement une version purement idéologique et triomphaliste de la guerre et de la victoire, qui deviennent les clés de voûte d’un nouveau patriotisme, militariste et revanchard. On révise l’histoire, on l’« assainit ». On oublie les protocoles secrets du pacte Molotov-Ribbentrop et la collaboration première de Staline avec Hitler. Il devient difficile, voire dangereux pour une carrière d’historien, de questionner la justesse des actions de Staline ou l’intégrité de l’Armée rouge.
Dans le même temps, le prix payé par le peuple russe, la destruction, les 30 millions de morts, sont évacués des débats publics. D’année en année, le lien entre l’image officielle de la victoire et la réalité de la guerre s’émousse, les symboles prennent le pas sur la mémoire vivante. Il ne reste plus que la dimension de triomphe, dont le régime de Vladimir Poutine se veut l’absolu dépositaire. « Cet idéologème de la victoire évince la mémoire de la guerre dans ce qu’elle avait de terrible, s’inquiète l’historien Nikita Sokolov. Les jeunes qui se pavanent aujourd’hui avec les rubans de Saint-Georges sous le slogan "Je me souviens" ne se souviennent en réalité de rien. Au contraire, c’est un signe d’oubli, un cénotaphe. Personne ne se souvient du prix de cette victoire. »
La guerre, d’horreur absolue qu’elle fut pour les combattants, devient dans l’esprit des patriotes d’aujourd’hui une aventure « pleine de romantisme et de légèreté, comme au cinéma », note Eggert. Les références à la victoire sur le nazisme - et à la supériorité morale dont celle-ci a doté la Russie - sont constantes dans le discours politique du Kremlin et justifient toutes ses actions, de l’annexion de la Crimée comme « troisième siège de Sébastopol » au soutien des séparatistes du Donbass, car ils combattent les « nazis » qui se sont emparés du pouvoir à Kiev.
« Les idéologues du Kremlin ont réintroduit le terme de "fasciste" [qui sert depuis la Seconde Guerre mondiale à désigner les nazis, ndlr] car il désigne dans la mémoire collective russe le mal absolu, explique l’historien Zoubov. Parce qu’il fallait faire en sorte que les Russes se mettent à haïr les Ukrainiens, ces frères, qui se sont révoltés à Kiev contre un pouvoir corrompu pour éviter que le mouvement ne se propage en Russie… » Du point de vue des « véritables patriotes », est « fasciste » toute personne, idée, action ou régime qui s’oppose à Moscou.
Dernier Rempart. Le ressassement de la « grande guerre patriotique » et de « la victoire sacrée » cimente la fierté nationale tout en consolidant un sentiment indispensable au mode de gouvernance autoritaire de Poutine : celui d’être à la fois une forteresse assiégée par les ennemis et le dernier rempart contre le mal, des rôles désormais joués par les alliés d’antan, les Etats-Unis et, dans une moindre mesure, l’Europe.
Cette rhétorique « sert à créer le sentiment que nous, les citoyens russes, sommes impliqués aujourd’hui dans un conflit comparable à la grande guerre patriotique, à la lutte titanesque qu’ont menée les Russes de 1941 à 1945 », explique Eggert. « Il ne s’agit pas seulement d’une victoire sur l’Allemagne nazie mais aussi sur l’Occident », renchérit Goudkov, qui conclut : « L’URSS a réussi là où les pays occidentaux ont échoué. C’est très symbolique. La Russie fait une démonstration de force et de grandeur, et prétend ainsi au droit moral de dicter sa volonté aux autres. »