Au retour de mon voyage au Xinjiang, j’ai fait une escale à Pékin pour rencontrer des journalistes de plusieurs médias et participer à une émission de CCTV (China Central Television), important réseau de télévision publique. CCTV est située dans un curieux immeuble de 38 étages que les Pékinois ont surnommé ironiquement « le Pantalon » en raison de son architecture. Elle compte 45 chaînes dont une en français (CCTV F) qui peut être vue dans tous les pays francophones.
J’y ai été interviewé (sur Reporters sans frontières et le dalaï lama) par Zheng Ruolin, journaliste que j’avais connu quand il était en poste à Paris et avec qui j’ai noué des liens d’amitié, ce qui facilite les discussions franches.
Au cours de mon escale, nous avons abordé la question de la démocratie, et j’ai marché sur des oeufs avec cette histoire de non au référendum devenu un oui, l’impopularité d’un président inamovible, la loi El Khomri dont le peuple et les députés ne veulent pas, mais qui risque d’être avalisée par la force des matraques et l’obstination d’un quarteron de solfériniens qui tirent leur légitimité d’une élection où fut promis le contraire de ce qu’ils font.
Mon ami m’a proposé cet article qu’il vient de publier dans la rubrique « OPINIONS » dans le N° de juin de la revue « La Chine au présent ». Nous le « donnons à lire » volontiers.
Maxime Vivas
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En avril 2016, ce n’est pas la primaire présidentielle qui a fait les gros titres, mais le mouvement « Printemps de la démocratie ». La manifestation, qui a attiré des milliers de manifestants aux États-Unis, a débuté devant la Liberty Bell de Philadelphie et a fini à Washington avec un rassemblement devant la Maison blanche. Les manifestants avaient un objectif bien défini : exiger du gouvernement américain de pratiquer une véritable démocratie. Les protestations ont duré plus de 20 jours, et se sont terminées par une répression au cours de laquelle un millier de personnes ont été arrêtées.
Pourtant, les médias américains, CNN ou encore le New York Times, n’en ont pas dit mot ou n’ont fait qu’effleurer la question. De mon côté, j’ai interrogé certains de mes amis français. La plupart ont affirmé ne pas être au courant. Visiblement, ce mouvement contestataire n’a pas fait partie du 20 heures des médias français.
On peut supputer que pour les médias occidentaux, habitués d’ordinaire à se faire le héraut de la « démocratie » dans le monde entier et aux mouvements comme le « Printemps arabe » ou encore le « Printemps ukrainien » qui ont lieu d’habitude hors de chez eux, un mouvement démocratique, qui éclate aux États-Unis même, les a pris de court.
Cela m’a rappelé ce qu’a dit Zhang Weiwei, directeur de l’Institut de recherches sur la Chine de l’université Fudan lors d’un discours intitulé « Chinois, ayez confiance ! » qui avait fait le buzz.
Il y déclarait notamment : « Dictature ou démocratie ne sont plus un critère pour évaluer un pays dans le monde actuel. Ce qui compte, c’est la gouvernance. C’est ça qui doit servir de critère universel. » Si un mouvement démocratique a éclaté aux États-Unis, la plus grande « démocratie » en Occident, il paraît évident que c’est à cause du dysfonctionnement dans la gouvernance de l’État.
Un pays démocratique peut se révéler un pays où règne une mauvaise gouvernance, mais un pays non démocratique, à condition d’être bien gouverné, peut permettre à son peuple de jouir de plus de démocratie parfois.
Dans un article intitulé Démocratie sur mesure d’Ignacio Ramonet, un expert français, on peut lire : « Washington a pris l’habitude d’avilir ses adversaires en les qualifiant systématiquement de “non démocratiques ” […] Seule condition pour échapper à cette malédiction : organiser des “élections libres”. » Ramonet souligne avec sagacité que primo, la question démocratique n’est pas un débat académique, mais un combat éthique ; que secundo, la démocratie ne se résume pas à une élection. Dans ce contexte, celui qui prône l’élection détient toujours la position éthique dominante.
Voilà pourquoi en France, certains « sinologues » font encore et toujours le débat de « la Chine est-elle une dictature ou un pays autoritaire ? ». Ils sont coincés dans la discussion sur Chine et démocratie et il leur semble impossible de comprendre et d’expliquer la raison pour laquelle la Chine est le pays qui a le mieux réussi depuis 30 ans et a dépassé la plupart des pays en matière de gouvernance.
Le président chinois Xi Jinping a recommandé le livre The China Wave : The Rise of a Civilizational State, un des tomes de la trilogie de Zhang Weiwei, à Robert Zoellick, le président de la Banque mondiale d’alors. Pas sûr que Xi Jinping soit complètement d’accord avec les théories de ZhangWeiwei, mais il est certain que ce livre laisse voir le fait que la Chine est en train de renverser une notion commune en Occident : modernisation = occidentalisation.
La Chine s’est engagée dans une nouvelle voie de développement dépassant le concept de « la fin de l’Histoire », élaboré par Francis Fukuyama, professeur de l’université Stanford. Cette thèse est l’objet d’une polémique entre lui et Zhang Weiwei. Francis Fukuyama a depuis publié plusieurs articles pour discuter de ce sujet de la bonne gouvernance.
Zhang Weiwei propose dans son livre le concept dit du « modèle chinois ». Une nouvelle voie développée par la Chine à partir de ses propres traditions historiques et culturelles et qui forme un ensemble de modèles de développement s’adaptant à la Chine, à son histoire et à la volonté des Chinois. « Le modèle de développement chinois va bien au-delà du mode démocratique occidental de l’élection », affirme-t-il d’ailleurs.
Il faut admettre que le concept du « modèle chinois » a soulevé des contestations tant en Chine qu’à l’étranger. Certains experts chinois et occidentaux estiment que cette voie s’inspire en réalité du modèle capitaliste primitif et qu’il n’existe donc pas un modèle chinois particulier. Leur conclusion, toute naturelle, est que la Chine se dirige donc vers le modèle « démocratie + économie de marché » comme en Occident actuellement.
Après avoir comparé les voies de développement d’une centaine de pays, et notamment les différences au niveau économique et politique entre la Chine et les pays occidentaux, Zhang Weiwei a obtenu cette conclusion : « La Chine a bel et bien élaboré une voie de développement typiquement chinoise. Celle-ci lui a permis de se placer au-dessus des États-Unis en termes de volume économique, de capital individuel, de protection sociale, d’innovation technico-scientifique, de système et d’idéologie. »
Comparée avec la démocratie occidentale et ses élections multipartites, la Chine présente des singularités dans quatre domaines : le Parti communiste chinois est un État-parti, qui représente l’intérêt général du peuple chinois. La Chine a adopté un système de démocratie consultative, et un nouveau type de centralisme démocratique. La Chine pratique la méritocratie dans l’élection des dirigeants d’État combinant sélection et élection. Les critères de sélection des dirigeants sont basés sur les qualités morales et les capacités, avant de procéder au suffrage indirect. En outre, que ce soient les dirigeants des autorités centrales ou locales, le mandat de cinq ans ne peut être renouvelé qu’une fois. Enfin, du point de vue du système économique, la Chine est un régime économique mixte combinant économie planifiée et économie de marché.
Le système de démocratie consultative ayant cours en Chine est un type de démocratie beaucoup plus élargie que le système des élections en vigueur dans les pays occidentaux. Les élections occidentales se bornent principalement au domaine politique, notamment en matière d’élection du dirigeant de l’État.
La démocratie consultative chinoise s’étend, elle, à toute la société. Preuve : en Chine, on consulte le peuple sur les affaires politiques, économiques, sociales et culturelles afin de créer une communauté de vues pour élaborer une politique.
Le plan quinquennal est élaboré de cette manière, après de nombreuses consultations et discussions aux niveaux national et local. C’est d’ailleurs grâce à la démocratie consultative chinoise que la croissance économique chinoise a pu être possible depuis 30 ans.
En Occident, presque aucun des dirigeants n’arrive à tenir ses promesses après les élections. En revanche, les plans quinquennaux chinois sont toujours accomplis. On est en droit de se demander pourquoi et la réponse réside certainement dans le fait que les décisions politiques chinoises ne sont pas le fruit de l’imagination d’un homme politique, mais un projet discuté entre le peuple et les élites, d’où un potentiel de réalisation plus grand.
Les pays occidentaux critiquent souvent l’élection des dirigeants chinois en arguant qu’elle n’est pas le fruit du suffrage universel direct . Le système chinois veut que la personne choisie ait une expérience en tant que gouverneur de deux provinces chinoises pour être élu dirigeant des autorités centrales. Autrement dit, celui-ci doit avoir déjà été responsable d’une collectivité de plus de 100 millions d’habitants (la population d’une province chinoise équivaut en général à celle d’un pays européen). D’autre part, après avoir été élu au sein du comité central du Parti ou du comité permanent de l’Assemblée populaire nationale, un dirigeant ne peut pas effectuer plus de deux mandats.
Ce système fait que les dirigeants d’État chinois ont tous une expérience du gouvernement à haut niveau et permet d’assurer une passation en douceur du pouvoir politique.
Le système méritocratique chinois s’avère efficace et adapté aux besoins actuels du pays. Il serait absurde de critiquer le pouvoir politique chinois uniquement sous le prétexte que ses dirigeants n’y sont pas élus au suffrage universel.
D’après Zhang Weiwei, le système de suffrage dans les pays occidentaux a résolu le problème de l’équilibre entre les pouvoirs politiques, mais pas le rapport de force entre le capital, les forces sociales et les partis politiques. Dans ce cas, c’est le capital qui domine la démocratie, d’où les mouvements « Occupy Wall Street » et « Printemps de la démocratie ».
Le théorème des 99 % qui subissent et du 1 % qui décide.
La Chine a, elle, réussi à équilibrer le rapport de force entre capital, forces sociales et partis politiques et sa bonne gouvernance depuis plus de trois décennies est au vu et au su de tout le monde. Elle est déjà la deuxième puissance économique mondiale, et les Chinois ont vu leur capital s’accroître à toute vitesse. Selon le Rapport de la Chine publié par l’Université des finances et de l’économie du Sud-Ouest de la Chine et cité par ZhangWeiwei, en 2012, l’actif net des familles chinoises a atteint 69 100 milliards de dollars, dépassant celui des États-Unis.
La Chine n’est pas pour autant un pays parfait et il est facile de s’en apercevoir. Les théories de Zhang Weiwei peuvent paraître toute nouvelles pour les experts français de la Chine. Ses livres viennent d’être publiés en anglais, japonais, coréen et arabe, malheureusement pas encore en français. Aucune maison d’édition française ne semble intéressée par sa trilogie, considérée probablement comme de la propagande officielle. « Depuis plus de 30 ans, souligne-t-il, les pays occidentaux ont produit nombre de prévisions pessimistes sur le développement chinois. Elles se sont quasiment toutes avérées erronées, alors que celui-ci a confirmé les nombreuses prévisions optimistes que j’avais formulées. »
D’où la question : les experts français de la Chine ne devraient-ils pas s’intéresser d’un peu plus près à ce visionnaire politiquement pas très « correct » qu’est Zhang Weiwei ?
ZHENG Ruolin
*ZHENG RUOLIN est un ancien correspondant à Paris du quotidien Wen Hui Bao de Shanghai, et auteur de « Les Chinois sont des hommes comme les autres », édition Denoël. Au cours des 20 ans qu’il a passés à Paris, ses interventions dans les médias étaient remarquées.