Réflexions sur un article de Frédéric Lordon.
Dans une analyse récente et intitulée « Nous ne revendiquons rien », Frédéric Lordon cloue au pilori, comme ils l’ont bien mérité, ces nouveaux chiens de Berger de l’oligarchie capitaliste que sont les pseudo-syndicalistes de la « proposition » rosâtre et de la « négo » jaune orangé.
Il faut en effet s’interroger sur le cadre précontraint de la revendication : il est aujourd’hui fourni par la « construction » euro-atlantique qui sert de référentiel commun à la droite et à la « gauche » néolibérale en place, bref à ce Parti Maastrichtien Unique qu’a déjà rallié sans le dire un FN de moins à moins enclin à faire de la sortie de l’euro un préalable à la gestion bleue Marine du capitalisme « français ». C’est en effet cette UE supranationale des guerres atlantiques (que l’article de Frédéric Lordon ne nomme pas comme telle mais que son auteur a suffisamment fustigée par ailleurs) et de la social-fascisation en cours qui présélectionne, au moins depuis 1992, les maigres « revendications » euro-compatibles que la Confédération européenne des syndicats est chargée d’estampiller : à l’instar de la loi Macron ou du Job Act de Matteo Renzi, la prétendue Loi El Khomri se contente de transposer en droit national les sommations de Bruxelles en matière de dérégulation des marchés nationaux du travail.
Revendications révolutionnaires
Toutefois il convient, selon nous, d’aller plus loin que ne le fait la brillante analyse de Lordon si l’on ne veut pas seulement nourrir une version radicalisée, et finalement impuissante, des Indignés refusant « le système » mais épargnant ce saint des saints de la domination qu’est le pouvoir politique d’Etat. Pour relativiser, ébranler et abattre l’ancien cadre oppressif, il faut ne serait-ce qu’esquisser le nouveau cadre que l’on veut promouvoir : et cela s’appelle toujours révolution ! Arrimée à ce nouveau cadre révolutionnaire, que nous persistons à appeler socialisme*, la véritable revendication syndicale – qui doit partir des besoins sociaux démocratiquement définis par les salariés et qui n’a cure de ménager les profits patronaux – ne saurait s’opposer à l’insurrection citoyenne. Contre le « réformisme » d’un Bernstein acceptant en principe la propriété capitaliste, mais aussi contre le gaucho-anarchisme infra-politique, le dialecticien matérialiste qu’était Lénine refusait à la fois le réformisme sans réformes et le révolutionnisme abstrait quand il remarquait déjà que « les réformes sont la retombée des luttes révolutionnaires »...
Affirmation et négation.
Tel est l’espace latent mais toujours ouvert d’un syndicalisme de classe et de masse qui ré-articulerait dialectiquement le refus catégorique des régressions – dont le retrait serait toujours posé en préalable absolu, à des revendications de rupture porteuses en filigranes du nouveau cadre révolutionnaire et appelant par cela même à briser l’ancien. Car dialectiquement, l’affirmation et la négation ne s’excluent pas, l’affirmation radicale nourrit la négation déterminée et celle-ci appelle comme sa négation propre l’affirmation d’une proposition dépassant le cadre de l’affirmation première. De sorte que si un peu de spinozisme « affirmatif » nous éloigne de la dialectique matérialiste, davantage de spinozisme nous en rapprocherait : « toute détermination est négation », disait déjà le grand rationaliste néerlandais...
Prendre politiquement « parti »
Mais cela ne suffit pas. Comment porter politiquement une alternative qui soit authentiquement définie par et pour les travailleurs salariés ? Comment éviter que cette alternative ne soit émoussée et absorbée par le sous-cadre non moins pré-contraignant d’une petite-bourgeoisie intellectuelle fort noble et fort bien intentionnée, mais structurellement inapte à dépasser le vieux cadre tribunitien de la « révolte » et de l’ « indignation », fussent-elles « nocturnes » ? Autrement dit, comment porter, y compris dans le cadre de vaste mouvements revendicatifs de classe et de masse partis du terrain principal : l’entreprise capitaliste (privée ou d’Etat), une alternative réellement construite par le monde du travail prenant politiquement parti pour et par lui-même ? Comment faire en sorte que, parce qu’il aurait préalablement affirmé son hégémonie organisatrice en dépassant le « réseautage » petit-bourgeois et son fétichisme de l’inorganique, le mouvement ouvrier et populaire de notre temps porte un nouveau projet politique plaçant à nouveau « le monde du travail au centre de la vie nationale » : c’est ce que prescrivait déjà en 1943 le programme du CNR intitulé "Les jours heureux" qu’avait fortement influencé le PCF clandestin, dont les bataillons FTPF et FTP-MOI étaient la force de choc de la Résistance armée ?
Dialectique du mouvement populaire et de son avant-garde en reconstruction
Cette question est d’abord celle du Parti communiste, que posèrent Marx et Engels en 1848 alors que la classe ouvrière française alors désorganisée ne cessait de verser son sang (1830, 1848...) pour porter au pouvoir de nouvelles fractions bourgeoises, et elle est encore plus incontournable aujourd’hui, alors que les appareils d’Etat se sont continentalisés. Ce n’est pas l’effondrement, dans des conditions historiquement données où la trahison avouée des chefs gorbatchéviens ne fut pas un élément subalterne (même s’il est loin d’être le seul, nul n’en disconvient !), de ce que Frédéric Lordon nomme ici l’ « alternative communiste » qui neutralise désormais les luttes et qui leur interdit de viser, donc de menacer le pouvoir et de le placer socialement sur la défensive : c’est au contraire l’absence persistante d’un vrai parti communiste, dont l’espace est aujourd’hui stérilisé par le PCF euro-constructif et socialo-dépendant. Dès lors, le pouvoir capitaliste n’a plus « rien à lâcher » ; au contraire, il se voit en position de tout reprendre comme l’avouait crûment le grand patron Denis Kessler dans un édito fameux de Challenges de novembre 2007. Rappelons à ce sujet le mot d’Yvon Chotard, prédécesseur des deux Gattaz à la tête du MEDEF et conseille très écouté de Giscard d’Estaing. Chotard ayant déclaré qu’« on ne fait pas la même politique avec un PCF à 20% qu’avec un PCF à 10% », Giscard, puis Mitterrand mirent au cœur de leurs septennats successifs l’objectif – depuis lors pulvérisé ! – de réduire le PCF à 15% des voix : et les dirigeants « mutants » et « refondateurs » du PCF y aidèrent puissamment en engageant, sous le nom de « mutation », la social-démocratisation intégrale de leur parti ; laquelle, comme de juste, favorisa le glissement néolibéral du PS, lequel accéléra à son tour la dérive actuelle de la droite vers le lepénisme. Et si le glissement à droite de l’arc politique français avait commencé... à l’extrême gauche, par l’abandon du marxisme-léninisme inlassablement censuré et diabolisé ?
Encore le PCF était-il encore alors, malgré l’effeuillage idéologique croissant auquel il commença à se livrer dès 1975, un vrai parti communiste ancré dans la classe ouvrière (cellules d’entreprise et de quartier), imprégné de l’esprit d’Octobre 17 et du Front populaire, associant l’Internationale à la Marseillaise, refusant frontalement l’Europe capitaliste, défendant les noms maudits de Robespierre et de Lénine... et faisant de Marx tout autre chose qu’une icone décorative...
Et si, à la veille du centième anniversaire d’Octobre 1917, la question communiste et même, osons le mot, un nouveau défi léniniste retravaillant l’idée d’avant-garde populaire à la lumière d’une lecture critique mais constructive du passé, redevenait l’actualité alors que le PCF officiel veut piteusement s’insérer dans la primaire socialiste et que sa direction s’interroge gravement sur sa propre appellation par la bouche d’Olivier Dartigolle ? Nulle opposition, bien au contraire, entre cette idée d’une avant-garde fortement organisée DE la classe ouvrière, au sens le plus large et le plus « moderne » possible du mot (car tous les prolétaires ne sont pas en col bleu !) et l’idée d’une organisation des masses en « communes », qu’on les appelle ainsi ou soviets ouvriers et paysans, comme ce fut le cas en Russie en 1905 puis en 17. C’est lorsque cette dialectique de l’avant-garde et de la démocratie populaire de masse se grippe faute d’un parti communiste de combat (c’est un fait d’expérience que toute insurrection populaire dénuée d’état-major court à la récup ou à l’écrasement sanglant), ou faute d’auto-organisation des masses (quand l’avant-garde se bureaucratise et que la démocratie socialiste devient purement formelle) que le capital, un moment étourdi par l’élan révolutionnaire, reprend l’offensive et reconquiert les citadelles ouvrières « à partir de leur donjon »...
FR.A.P.P.E. !
Mais la question du parti de classe ne saurait se concevoir en dehors de celle de la stratégie : certes, Frédéric Lordon a le mérite de mettre en avant la gauche de gauche qui, de fait, commence où s’arrêtent les gesticulations clownesques d’un Montebourg pour le produire en France, pardon, pour le made in France*. Cependant, cette proposition d’apparence radicale ne suffit pas selon nous.
Pas seulement parce que cette gauche de gauche, qu’ont édentée des décennies d’anticommunisme et d’antisoviétisme de confort, est aujourd’hui hors d’état de représenter le large mouvement syndical et estudiantin motivé par le refus de la loi El Khomri**.
Pas seulement parce que, dans les manifs, nombre de jeunes et de salariés se déclarent « apolitiques » et qu’il ne faut pas conforter ce qui n’est pas une force, mais bien une faiblesse liée aux félonies répétées des états-majors du mouvement populaire.
Pas seulement parce qu’il ne faut pas seulement unir les salariés, mais qu’au-delà d’eux, il faut fédérer ce qu’on nommait naguère les « couches non monopolistes » en voie de précarisation radicale : artisans écrasés par l’ubérisation néolibérale, paysans désespérés par les prémisses du Grand Marché Transatlantique, couches intellectuelles smigardisées qui devraient apprendre du mouvement ouvrier qu’elles prétendent si souvent « éclairer » et piloter.
Mais parce que la classe des travailleurs salariés ne pourra s’unir (public et privé, industrie et « services », ouvriers et employés, « manuels » et « intellectuels », actifs, retraités, étudiants et chômeurs, Français et étrangers) tout en fédérant les autres couches non oligarchiques, qu’en édifiant un large FRont Antifasciste, Patriotique, Populaire et Ecologique (FR.A.P.P.E. !) « cognant » à la fois l’UE néolibérale et le Rassemblement bleu marine, cette aile marchante de la libéral-fascisation de moins en moins rampante de notre pays. Très au-delà de la « gauche de la gauche », dont une bonne partie, hélas, vomit la nation, abandonne le drapeau tricolore aux Le Pen et cultive le mythe désarmant d’une « autre UE sociale, pacifique et démocratique », il faut rassembler majoritairement notre peuple sur l’idée des « quatre sorties » : de l’euro, de l’UE, de l’OTAN, et en perspective, du capitalisme lui-même.
Vers un nouveau défi léniniste ?
Car quoi qu’en pensent ceux qui confondent la criminalisation fascisante du communisme historique avec l’indispensable critique constructive de la première expérience socialiste de l’histoire, le léninisme ne consiste pas à isoler la classe laborieuse dans le solo funèbre d’une « révolution permanente » mal comprise, mais à reconstruire avec elle les outils de son auto-émancipation : parti communiste ancré dans les entreprises, syndicalisme de classe, lutte des idées menée sur la base d’une recherche marxiste affrontant l’actuel, large front des républicains progressistes, internationalisme prolétarien de nouvelle génération. Sans cela, impossible de pousser jusqu’au bout la lutte anticapitaliste, de résister à l’euro-fascisation et aux matraques de l’Etat policier, impossible de fédérer les couches populaires et moyennes précarisées par le capital et abandonnées au sarko-lepénisme. Sans cela, et même s’il n’est nullement question pour les syndicalistes de lutte et pour les militants franchement communistes de bouder quelque nouvelle forme de lutte, diurne ou nocturne, que ce soit, impossible de révolutionner la société et d’avancer vers un socialisme ancré dans notre histoire progressiste nationale, porteur d’une coopération internationale entre nations souveraines et réactivant en permanence la perspective d’une société communiste où « le développement de chacun serait la clé du développement de tous » (Marx-Engels) ou, pour le dire autrement, d’une Cité réconciliée où l’homme, « régi par la raison » et mû par la « recherche de l’utile commun », deviendrait enfin pour du bon « un dieu pour l’homme » (Spinoza).