Si je pars de cette formulation, c’est que la crise grecque, crise du pseudo modèle européen et de l’Euro vient d’en apporter une désolante et énième illustration. Plus grave encore sur le plan idéologique, la conclusion de cette crise donne un certain nombre d’arguments aux tenants de la souveraineté nationale qui voudraient faire croire que les souffrances des peuples européens leur sont procurées par un mauvais génie incontrôlable, l’Europe. J’essaierai donc par quelques réflexions et exemples de démontrer qu’il s’agit là d’une croyance magique et utile d’un point de vue idéologique aux institutions bourgeoises. Bien plus importantes pour moi sont les formes que prend aujourd’hui l’impérialisme, au plan européen comme au plan international. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que la résolution du problème grec n’a rien de spécifique et s’inscrit dans la méthode générale que les institutions internationales utilisent, en particulier le FMI et les banques centrales, pour contrôler le développement des pays pauvres et asservirent leurs peuples depuis la décolonisation.
Le projet européen
La fin du 19ème siècle, qui vit se constituer l’État-Nation sur le plan politique et le capitalisme industriel sur le plan économique, a produit en Europe les conditions de l’affrontement permanent de pays rivaux, contradictions qu’on a voulu contenir et réguler après la deuxième guerre mondiale dans la construction européenne, leurs résolutions étant impossibles dans le cadre capitaliste. Les trois grands impérialismes s’affrontent, se confrontent et masquent à présent leur lutte à mort sous le paravent européen, méthode bien commode pour détourner l’attention des peuples et qui permet aux hommes politiques de hausser les épaules en osant prétendre qu’eux-mêmes, pauvres représentants nationaux, n’auraient rien à se reprocher quant aux avanies que subissent leurs administrés.
Ainsi, après avoir passé cent cinquante ans et deux guerres mondiales à s’entr’égorger pour la suprématie mondiale et européenne, les impérialismes anglais, français et allemand, après avoir perdu le leadership mondial, s’orientent depuis les années 80 vers un nouveau modèle : la Grande-Bretagne fait cavalier seul en aspirant à devenir la plus grande place financière mondiale (mais au coût de son industrie) et sur le continent l’Allemagne organise depuis l’instauration de l’Euro l’économie en fonction de ses intérêts, quand bien même ils entreraient en contradiction avec ceux des 27 autres pays membres. Quant au troisième larron, la France, la crise grecque démontre s’il en était besoin qu’elle assume totalement sa position de valet de l’Allemagne, tactique pleine de lâcheté qui dure depuis vingt ans, acceptant d’autant plus volontiers de jouer le rôle de la victime consentante que ce sont pour l’instant d’autres « petits » pays qui paient beaucoup plus cher qu’elle le prix du totalitarisme libéral érigé en modèle politique.
Que l’Union Européenne soit devenue au cours des vingt dernières années une monstrueuse excroissance institutionnelle qui a acquis une certaine capacité de prolifération autonome, comme jadis la bureaucratie soviétique, est une chose. Des fonctionnaires et techniciens non élus ont en effet tout intérêt à protéger et développer un microcosme qui leur donne au quotidien indemnités, pouvoir et prestige, mais il s’agit là d’un problème marginal et également bien connu historiquement dans nos merveilleuses démocraties parlementaires. Ce qu’il faut réaffirmer, dans une perspective plus globale, c’est que le système bruxellois est avant tout la créature qu’ont conçu les États européens dominants, la France et l’Allemagne, afin de sauvegarder leurs intérêts propres, quitte à asservir pour cela les autres peuples « frères ». Il s’agit de conserver des positions et éventuellement d’en conquérir de nouvelles.
Ainsi l’Allemagne s’est constituée en Europe centrale une clientèle d’états vassaux en y délocalisant massivement sa production après avoir poussé à la roue pour qu’ils intègrent l’Union. Dans le même ordre d’idées, les institutions européennes traquent des territoires jusqu’en Ukraine, Turquie ou Géorgie pour étendre leur domination, attitude irresponsable qui débouche inexorablement sur une confrontation avec un autre modèle, le russe (contre lequel, d’ailleurs, les médias occidentaux organisent une véritable hystérie à laquelle on a donné le nom de Poutine-bashing...). Nous sommes donc pleinement dans le cadre du fonctionnement de l’impérialisme tel que le décrivait Lénine.
Après la fin du second conflit mondial, l’acceptation du plan Marshall et du système de Bretton Woods signifiait dans la réalité un véritable changement de statut mondial pour les grands pays européens, vaincus ou vainqueurs, le passage à un impérialisme de second rang, l’acceptation sur le plan économique de devenir un débouché pour la production américaine, c’est-à-dire un vaste sous-marché soumis à une domination nouvelle et inédite. La contrepartie de cette vassalité, dans le contexte idéologique de la Guerre Froide, était la protection des armes américaines contre l’épouvantail soviétique. Ce contexte contribuait également à faire progresser l’idée, dans les mentalités collectives européennes, que le rassemblement des nations dans un système plus vaste était une bonne chose et garantirait la paix.
Malgré les postures d’indépendance nationale qu’ont pu prendre tel ou tel, par exemple De Gaulle pour la France dans les années soixante, les vieilles nations les plus puissantes consentaient dans les faits à s’intégrer au système du nouveau dominant américain. La fin des empires coloniaux paracheva dans les années soixante la réalité du déclin et contraignit ces impérialismes défaits et dominés culturellement par les USA, à réfléchir, suivant l’enseignement et les conseils de leur nouveau maître, à un mode d’organisation qui, si il n’était pas en mesure d’enrayer la chute inexorable dans le contexte mondial, permettrait au moins dans une certaine mesure de préserver une partie de leurs intérêts positions.
L’euro
Se formula donc, sur le plan idéologique, une volonté de se constituer en un nouvel impérialisme supranational, un pacte nouveau pour de vieux bandits de grand chemin. La conjoncture économique des années soixante-dix orienta la réflexion vers la monnaie. En effet, les crises pétrolières des années soixante-dix, provoquèrent une instabilité dans ce domaine générant dans la classe politique de l’époque une certaine frayeur de l’inflation.
Le franc était faible, le mark était fort. La France se mit à envier les avantages de la monnaie allemande. De son côté, L’Allemagne rechignait évidemment à en partager les bénéfices. La fin du bloc de l’est, à partir de 1989, allait donner une occasion historique unique à la France de parvenir à ses fins.
Les Américains avaient tout intérêt à la création d’une monnaie unique sur un continent qui était devenu depuis quarante ans leur principal débouché commercial à l’international. Leurs profits ne pouvaient que s’en trouver améliorés. Georges Bush senior se chargea donc de convaincre donc Margaret Thatcher, logiquement hostile à un projet peu susceptible de lui apporter de grands bénéfices, de ne pas torpiller le Big Deal qui se mit alors en place : on permit à l’Allemagne de se réunifier en échange des avantages de sa monnaie pour un territoire beaucoup plus vaste qu’on appela à partir de 1992 l’Union Européenne. S’il y aurait beaucoup à dire quant à la responsabilité historique non assumée par sa direction dans les années quatre-vingt dix, la position que prit alors Lutte Ouvrière concernant le Traité de Maastricht apparaît aujourd’hui avec une certaine pertinence. Elle refusa, sur le plan politique, de joindre ses voix à la cohorte disparate du NON, qui se constituait sur une base souverainiste, mais surtout elle considéra qu’elle n’avait pas à se prononcer sur un nouveau mode d’exploitation des travailleurs français et européens : que celle-ci s’inscrive dans une logique nationale ou supranationale n’a au final qu’une importance très relative par rapport aux conditions mêmes sur lesquelles la dite exploitation prend racine, c’est-à-dire l’impérialisme.
J’appuierai cette idée sur un exemple historique récent : dans les années quatre-vingt, la France était sensée bénéficier d’une souveraineté nationale pleine et entière. Cela n’a pas empêché François Mitterrand d’obéir aux ordres de la grande bourgeoisie en démantelant le complexe industriel français. On fit alors le choix déraisonnable d’orienter la politique économique vers des activités de commerce et de service, présentées comme « modernes », pour complaire à un patronat qui préférait aller chercher, pour l’industrie, de nouveaux esclaves dans le tiers-monde, là ou le coût du travail est moins cher et son droit souvent inexistant. La risible autonomie d’un État-nation n’est donc en rien une protection contre le libéralisme, sauf à penser que la classe politique des démocraties parlementaires accordent plus de considération aux intérêts de leur peuples respectifs que les institutions bruxelloises. Croire à une pareille imbécillité implique soit une très grande naïveté patriotique, soit une très grande mauvaise foi.
L’Union européenne se constitua donc en « machin » selon l’expression de De Gaulle parlant de l’ONU : une entité en théorie dépourvue d’’instances politiques qui a la compétence de produire du droit, c’est-à-dire des obligations, pour des pays membres contraints d’accepter (ou pas...) des règles supranationales, quand bien même ces dites règles entreraient en contradiction avec leurs constitutions respectives. Les critères de convergence furent à l’époque une concession faite aux Allemands, qui voulaient que l’Euro conserve les vertus du Mark.
On pourrait d’ailleurs s’interroger benoîtement sur la pertinence qu’il y a à vouloir appliquer aujourd’hui des règles issues du contexte économique européen de 1992. Si elles existent encore, c’est qu’elles servent les intérêts des deux impérialismes qui dominent l’Eurosystème, la France et l’Allemagne, qui les foulent aux pieds quand la nécessité les y presse (la France a par exemple obtenu en toute discrétion une nouvelle « dérogation » de Bruxelles quant à son déficit public en début d’année) tandis qu’ils en réclament le respect plein et entier aux petits pays issus du bloc de l’est.
L’impérialisme, machine à soumettre les peuples
Le sort fait au peuple grec en ce mois de Juillet ressemble furieusement à celui que les « grandes puissances » firent aux peuples d’ Europe centrale lors de la signature du Traité de Munich en 1938.
Et qui ne les protégea en aucune façon des désastres à venir.
Un « mauvais accord » selon Tsipras lui-même (qui l’a pourtant signé) qui ne résout rien (1). Et qui porte en lui les germes de nouvelles crises semblables (2). C’est en effet le troisième « plan d’aide » depuis 2010, les deux premiers ayant atteint l’objectif économique voulu, la privatisation des activités économiques, et aussi au passage désengager les banques allemandes et françaises des prêts déraisonnables qu’elles avaient pourtant consenti à accorder à l’État grec. Que ces exigences totalitaires aient conduit les grecs à des conditions de vie comparables à une période de guerre, comme aime à le rappeler Varoufakis, n’a finalement guère d’importance pour tous ceux qui ont consenti à un nouvel « accord » sous la pression franco-allemande puisque si cela condamne les grecs à pire encore dans les années à venir, cela n’a pas généré pour l’instant une grande solidarité de la part des autres peuples européens qui sont les seuls à pouvoir changer la donne par leur mobilisation. Et qui pourraient bien le regretter dans les années à venir.
C’est en tout cas la première fois que des institutions supranationales organisent légalement une dépression économique dans un pays déterminé. Cependant, il y a une grande imposture à accuser les structures européennes en tant que telles d’être responsables de la logique ultralibérale (sic). La commission européenne, ce n’est pas le complot des Illuminatis. Les décisions qu’elle prend témoigne dans les faits d’un rapport de force politique, le rapport hiérarchique de l’impérialisme en Europe. L’Allemagne et la France ont convenu depuis 2010 de l’organisation d’un chaos supportable en Grèce, suivant la même logique que les Américains, qui pratiquent ce sport de manière plus agressive (au proche-orient depuis dix ans ou en Ukraine l’an passé par exemple).
Lors du « paroxysme de la crise », alors que le Grexit paraissait de plus en plus inexorable dans la narrative des grands médias, la Chancelière s’est rendue à Paris à la demande du Président français pour décider du châtiment qu’il convenait de faire subir au peuple grec (le cinglé ministre des finances allemand voulant par exemple les jeter dehors) et de la stratégie de communication à adopter : un psychodrame de pacotille et mal joué, l’Allemande « responsable » et le Français « solidaire ». Mateo Renzi peut bien s’agacer de ne pas avoir été invité, force est de constater que l’impérialisme italien n’arrive qu’en troisième position, loin derrière les deux autres....
Le nouveau plan d’aide a donc été D’ABORD négocié par le « couple franco-allemand », (expression inventée par des journalistes pourtant peu soupçonnables de défendre un point de vue révolutionnaire...) et imposé ensuite à la Grèce comme issu d’une décision européenne, les deux larrons prenant chacun ensuite la posture idéologique adéquate : Merkel raconte à son opinion qu’elle a préservé leur compte-épargne, Hollande, plus lyrique et mégalomane, voudrait nous faire croire qu’il a sauvé la Grèce (de quoi, on peut se le demander).
Quelques chiffres parlants : l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne représentent 80 % du PIB de la zone Euro, la France et l’Allemagne presque la moitié à elles-seules (3). Nul doute donc que les ministres des finances des petits pays réfléchissent à deux fois avant de contester une « proposition » de Wolfgang Schaüble à l’Eurogroupe...
La crise de l’Euro doit donc avant tout être pensée comme une crise politique qui témoigne de l’impossibilité qu’il y a à résoudre les contradictions des Etats dominants dans le cadre du modèle économique qui les engendre, quelles que soient les formes « modernes » que celui-ci prétende adopter. Un capitalisme qui démontre une nouvelle fois qu’il n’est ni adaptable, ni modifiable et doit être remplacé. Ce n’est pas un point de vue, c’est une nécessité historique.
Faire prendre aux travailleurs des vessies pour des lanternes, c’est ce que font les intellectuels « de gauche » aujourd’hui, économistes « hétérodoxes » comme philosophes « libertaires ». Avec la sortie de l’Euro, les poules ont trouvé leur couteau.
Bien sûr que cela pourrait être favorable aux peuples européens à court terme dans le sens où cela permettrait de refonder une politique économique nationale. Mais en quoi est-ce un projet politique d’avenir ? En quoi est-ce un projet révolutionnaire ? Qu’y auront gagné les travailleurs dans vingt ans ?
Nos idéologues radicaux feraient bien de relire Paul Nizan (4) qui démontrait avec une merveilleuse écriture que le bourgeois éduque l’ouvrier aux institutions qu’il a LUI-MËME conçu pour l’expression de ses libertés. De la même façon, les mentalités collectives des intellectuels sont condamnées à se construire et s’isoler dans l’espace qu’on a prévu pour eux (universités, partis politiques, associations, etc) et donc à se perdre dans des circonvolutions abstraites, privées qu’elles sont de liens véritables avec les rapports qui se forgent dans le monde du travail et qui sont la base de toute vie sociale.
Vincent Beau
ancien militant LO, Voix des Travailleurs et LCR, militant SUD
(1) Euro, raison délirante, blog de Jacques Sapir, 15 juillet 2015.
(2) Voir le blog de Varoufakis à ce sujet.
(3) http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=98&ref_id=CMPTEF08323 ( Site de l’Insee)
(4) Les chiens de garde