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La déchirure Ukrainienne

Initié en novembre 2013, le mouvement de contestation (EuroMaïdan) qui a secoué l'Ukraine a abouti en Février 2014 au renversement de son président, Viktor Ianoukovitch. Préférant se rapprocher de Moscou, c'est son refus de signer l'accord de libre échange avec Bruxelles qui a mis le feu aux poudres …

L’Ukraine, un pivot géostratégique

Dans son livre "le grand échiquier", le stratège Etasunien Zbignew Brzezinski écrit en 1997 : "Si Moscou récupère le contrôle de l’Ukraine, avec ses 52 millions d’habitants et ses immenses ressources [énergétiques], la Russie contrôlera à nouveau la Mer noire et ce faisant, retrouvera automatiquement les moyens de redevenir un État impérial [...] Il est impératif qu’aucune puissance Eurasienne concurrente capable de dominer l’Eurasie ne puisse émerger et ainsi contester l’Amérique". Cependant, sans menace directe, les coûts d’un interventionnisme militaire à grande échelle risquent d’être difficilement acceptés par l’opinion publique : "l’abnégation économique (c’est-à-dire les dépenses militaires), et le sacrifice humain (les pertes même parmi les soldats professionnels) qui sont nécessaires à l’effort sont peu agréables pour les instincts démocratiques". Il s’agit donc plutôt d’entretenir la vassalité des pays étrangers ("identifier les Etats géopolitiquement dynamiques qui ont le potentiel de créer un basculement important en terme de distribution internationale du pouvoir [...] mettre en oeuvre des politiques US pour les compenser, coopter, et/ou contrôler") et d’user de propagande en cas de conflit ("cet exercice requiert un haut degré de motivation doctrinale, d’engagement intellectuel, et de gratification patriotique.").

Observons maintenant le déploiement politico-militaire de l’OTAN autours des deux grandes puissances Eurasiatiques que sont la Russie et la Chine : bouclier anti-missile en Europe de l’est, initiative de coopération d’Istambul avec les pays du golfe, partenariats militaires en extrême orient et dans le pacifique ... C’est ce constat d’encerclement qui, depuis quelques années relance l’idée d’une course aux armements aux relents de guerre froide. En 2007, face au projet OTANiesque d’installation de missiles intercepteurs en Pologne et d’un radar ultra-perfectionné en République tchèque, Poutine dénonçait ainsi "l’impérialisme" Etasunien et le risque de "poudrière" en Europe : "Nous voulons rééquilibrer les instruments de défense avec des outils offensifs plus efficaces, mais nous savons que cela risque de relancer une course aux armements, dont nous ne serions cependant pas responsables [...]. Si des composantes stratégiques de l’arsenal américain font leur apparition en Europe près de nos frontières, nous serons obligés de [...] supprimer les menaces potentielles résultant de ce déploiement". Quelques années plus tôt, en Mars 2004, 6 des 7 pays absorbés par l’OTAN étaient d’ancien(ne)s républiques soviétiques ou pays satellites : Estonie, Lettonie, Lituanie, Bulgarie, Roumanie et Slovaquie, seule la Slovénie était issue de la Yougoslavie ("non alignée" pendant la guerre froide) ...

Après leurs révolutions colorées, il s’en était d’ailleurs fallu de peu pour que l’Ukraine et la Georgie ne fassent de même. Mais avec une opinion publique divisée (seuls 30% des Ukrainiens soutenaient l’adhésion à l’OTAN et 52 % y étaient opposés) et devant la colère de Moscou qui parlait déjà de "crise diplomatique profonde" et de risque de "désintégration de l’Ukraine", l’Europe (fortement dépendante du gaz Russe) avait dû "calmer le jeu" et l’OTAN avait finalement refusé leur adhésion en Avril 2008. Précisons que l’OTAN et l’UE s’étaient rapprochées en 2002 avec la signature du partenariat "Identité européenne de sécurité et de défense" (IESD), les 7 pays précités ayant d’ailleurs adhéré concomitamment aux deux organisations. Economiquement faible, l’Ukraine n’a jamais été (et ne sera pas à court ou moyen terme) considérée par l’UE comme un potentiel pays membre ; mais cela n’a jamais empêché cette dernière de la pousser vers une économie de libre-marché en lui versant des aides substantielles. L’Ukraine a touché plusieurs centaines de millions d’Euros dans le cadre de la politique étrangère et de voisinage (PEV) mise en œuvre en 2004, elle-même prolongée en 2009 par le partenariat oriental. Considérée depuis longtemps comme un partenaire prioritaire, l’Ukraine avait signé dès 1998 avec l’UE un accord de partenariat et de coopération (APC), auquel devait succéder un nouvel accord d’association comprenant un accord de libre-échange approfondi et complet (ALEAC). Préparé depuis 2007, cet accord a finalement été annulé en Novembre dernier par Kiev qui a préféré se rapprocher de Moscou.

Depuis 2010, la vie politique Ukrainienne était dominé par le pro-Russe parti des régions, portant d’abord Ianoukovitch à la présidence puis remportant les élections législatives de 2012. Dès son arrivée au pouvoir, Ianoukovitch s’était d’ailleurs empressé de prolonger l’accord sur le stationnement de la flotte Russe à Sébastopol de 2017 à 2042 ; outre les millions d’euros de loyer annuel payés à l’Ukraine depuis 1997, la Russie s’engageait alors à réduire de 30% ses factures de gaz. Autre signe fort de rapprochement avec Moscou, la candidature Ukrainienne à l’OTAN avait été levée. Mais voulant contrebalancer l’hégémonie économique Russe, Kiev n’en avait pas pour autant renoncé à négocier l’accord de libre échange avec l’UE. Agacée, la Russie avait alors plusieurs fois usé de mesures coercitives pour ramener l’Ukraine dans son giron : suspension des livraisons de gaz, contournement de l’Ukraine pour l’approvisionnement de l’ouest Européen (la privant ainsi de ses royalties de transit puisque 60% du gaz Russe vers l’Europe transite par l’Ukraine), fermeture de ses frontières aux exportations Ukrainiennes (la Russie en est destinataire du tiers).

Tiraillée de longue date entre l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan (elle-même étape de passage vers une plus large union Eurasienne) et le pacte d’association avec l’Union Européenne, l’Ukraine avait finalement décliné la deuxième proposition. Cela avait du coup apaisé la Russie ; dès lors il n’était même plus question d’union douanière lors de l’accord Russo-Ukrainien du 17 décembre, tandis que Moscou s’engageait pour sa part à réduire d’un tiers ses tarifs de gaz et à investir 10,9 milliards d’Euros dans des titres du gouvernement Ukrainien. Il faut dire qu’entre besoins gaziers et dette colossale envers la Russie, l’Ukraine n’avait guère le choix. Non seulement, l’offre Européenne ne rivalisait pas avec les 10,9 milliards Russes, mais en plus, l’Union européenne conditionnait son offre aux "ajustements structurels" du FMI (dévaluation de la devise nationale, gel des salaires etc.) et à une ingérence dans les affaires politiques internes (demande de libération de Ioulia Timochenko, l’ancien premier ministre qui avait signé en 2009 et sans l’avis de son gouvernement des accords gaziers avec la Russie fortement défavorable à son pays). Comme le précisait d’ailleurs Poutine ironiquement, ces 15 milliards ne sont "liés à aucune condition, ni à une hausse, ni à une baisse, ni au gel des avantages sociaux, des retraites, des bourses ou des dépenses".

Un coup d’état, ça se prépare

Entre le refus d’association avec l’Union européenne du 21 Novembre et l’accord avec la Russie du 17 Décembre, l’Ukraine a vite commencé à s’embraser. Il n’aura pas fallu attendre longtemps avant que les Etasuniens ne dégainent les lance-flammes. Jay Carney, la porte-parole de la présidence Etasunienne a ainsi déclaré : "Nous exhortons le gouvernement Ukrainien à écouter ses administrés et à trouver le moyen de rétablir un cheminement vers l’avenir Européen pacifique, juste, démocratique et prospère auquel les Ukrainiens aspirent". Quant au sénateur McCain, il n’a pas hésité à descendre dans la rue à 10.000 kilomètres de chez lui : "L’Amérique est avec vous ! " a-t-il lancé sur la place de l’indépendance à Kiev. Plus tôt dans la journée, il avait discuté avec la fille de Ioulia Timochenko des possibilités de sanctions contre le régime en place : "Tu sais petite, on va libérer ta mère et punir le méchant qui contrôle la ville". Après l’acteur Reagan devenu président, voici qu’au "pays ou tout est possible", le Western devient Eastern. Le scénario n’est cependant qu’un remake des années 2000...

Si les grands médias nous ont présenté les révolutions colorées (Serbie en 2001, Georgie en 2003, Ukraine en 2004, Kirghistan en 2005 ...) comme une aspiration des peuples à plus de démocratie, le documentaire de Manon Loizeau "Comment la CIA prépare les révolutions colorées" révèle l’envers du décor. La séquence qui nous présente Mike Stone, un expatrié Etasunien dans son imprimerie au Kirghiztan est particulièrement intéressante. Sur la machine d’impression, on peut lire le nom du donateur "département d’état Américain chargé de la démocratie du travail et des droits de l’homme" tandis que la couverture en cours de tirage associe l’actuel président Kirghize à une liste de présidents précédemment renversés (photos barrées). Malgré la présence d’un générateur de courant (prêté par l’ambassade US), l’imprimerie subit de nombreuses coupures d’électricité et Mike Stone y voit la malveillance du gouvernement Kirghize. Il décide d’appeler MacCain, qui convoque alors par téléphone le ministre Kirghize Askar Aitmatov, lequel promet en s’excusant que cela ne se produira plus. Une semaine plus tard, le gouvernement Kirghize sera renversé ...

Alors que McCain dirige l’International Republican Institute (IRI), on apprend que Mike Stone est le représentant local de l’organisation Freedom House et que son imprimerie est spécialisée dans la publication de manuels subversifs. Le "best-seller" du moment, "de la dictature à la démocratie", est un livre écrit par Gene Sharp, fondateur de l’Albert Einstein Institution. Un autre représentant de Freedom House, Adrian Karatnitski, évoque pour sa part la révolution orange : "pour les Ukrainiens, on a donné une petite bourse de 30.000 $ pour qu’ils puissent rassembler des activistes dans le sud de l’Ukraine en Crimée". Tiens, Tiens ... Plus loin, l’ex président Georgien Edouard Chevarnadzé revient sur son renversement par les roses : "les jeunes politiciens qui ont pris le pouvoir ont été pour la plupart financé par George Soros, le célèbre milliardaire Américain (fondateur de l’Open Society Foundations, ndr). Ce n’était pas une révolution, c’était un coup d’état". D’ailleurs, le nouveau président (et ancien d’Harvard) Mikheil Saakachvili, se montre reconnaissant : "on croit dans les mêmes valeurs que les Américains on se souvient de ce que les Américains ont fait pour nous". Quant à son ministre de l’Education Nationale, Aleksander Lomaïa, il n’est autre que l’ancien représentant local de l’Open Society Foundations ...

International Republican Institute, Freedom House, Open Society Foundations ... It’s just USA for “freedom” and “democracy” and “peace”. Really ? Tell me more ...

 Basée à Washington, Freedom House est une organisation financée principalement par le gouvernement des Etats-Unis (elle reçoit aussi des dons de l’Union Européenne). Implantée dans plusieurs pays, elle ”aide au développement des libertés dans le monde” et a soutenu les révolutions en Serbie, en Ukraine, et au Kirghiztan. Parmi, les anciens membres de son conseil, on trouve des philanthropes notoires : Zbigniew Brzezinski (le stratège de la domination Etasunienne), Paul Wolfowitz (le grand artisan de la guerre en Irak), Donald Rumsfeld (le Monsieur plus de la torture), etc. Citons aussi James Woolsey, qui fût directeur de la CIA avant de diriger Freedom House.

 Créé par le milliardaire et démocrate Etasunien George Soros, le groupe Open Society Fondations se veut promoteur de toutes les libertés (celles du marché aussi bien sûr). Il a activement soutenu Otpor (le mouvement Serbe qui a contribué à renverser Milosevic en 2001), Kmara (le mouvement Georgien qui s’est attaqué à Chevarnadzé en 2003) et dépensé plusieurs millions de dollars pour soutenir la révolution orange Ukrainienne en2004.

 Le National Democratic Institute for International Affairs (NDI) est non seulement lié au parti démocrate, mais aussi à l’“internationale socialiste“. Sa présidente, l’ancienne secrétaire d’état Madeleine Albright, avait déclaré à propos des 500.000 enfants morts durant l’embargo Irakien : “Je pense que c’est un choix très dur, mais le prix — nous pensons que ça vaut le prix.“. Le but de NDI ? La démocratie dans le monde bien sûr...

 L’International Republican Institute (de McCain) est quant à lui lié au parti républicain. Son programme ? Démocratie, droits de l’homme, liberté. En Serbie, l’IRI a mandaté un ancien colonel de l’armée, Robert Helvey, pour former des leaders d’Otpor. Notons que le même Helvey collaborait déjà avec l’Albert Einstein Institution, tout comme Peter Ackerman, qui est parti diriger Freedom House. Un tout petit monde.

 Sachant réunir démocrates et républicains autours des millions de dollars alloués chaque année par le gouvernement US, la National Endowment for Democracy redistribue ensuite l’argent à quelques organismes Etasuniens (NDI, IRI ...) et des centaines d’autres dans le monde (Otpor, etc...). En 1982, l’ancien directeur de la CIA, William Colby, déclarait à propos de la NED : “Il n’est pas nécessaire de faire appel à des méthodes clandestines. Nombre des programmes qui [...] étaient menés en sous main, peuvent désormais l’être au grand jour, et par voie de conséquence, sans controverse“. En 1991, c’est un des fondateurs de la NED, Allen Weinstein qui reprenait les mêmes arguments “bien des choses qu’ils [à la NED] faisaient maintenant étaient faites clandestinement par la CIA 25 ans auparavant“. CQFD.

En créant, finançant et formant des groupes politico-insurectionnels dans les pays défavorables aux USA, les organisations précitées ont joué un rôle essentiel dans bon nombre de renversement de régimes des années 2000. Si le livre de Gene Sharp “de la dictature à la démocratie“ a servi de base théorique au mouvement Otpor, ce dernier a ensuite inspiré d’autres mouvements, tels que Mjaft en Albanie, Zubr en Biélorussie, Kmara en Georgie, Pora et Znayu en Ukraine ... L’histoire du mouvement Serbe a été racontée dans un film (de production Etasunienne), “Bringing down a dictator“, tandis que ses leaders sont partis former les opposants Georgiens, Ukrainiens, Biélorusses et même Egyptiens ou Vénézuéliens .... Aleksander Maric (du Centre pour l’action non-violente, qui a remplacé Otpor à la chute de Milosevic) évoquait ainsi sa mission Ukrainienne pour Freedom House : "on leur a appris comment créer leur organisation, comment faire de leur mouvement une véritable marque, comment créer des logos, comment faire passer des messages, comment recruter du monde, comment mobiliser les gens autours de leur cause, comment trouver de l’argent".

Récurrent, le scénario semble étroitement inspiré des cours de Marketing et de communication : logos stylisés (poing fermé pour Otpor puis Kmara, main ouverte pour Mjaft), phrases chocs ("Résistance“, "Il est fini", "C’est l’heure", "Je sais", "Assez"), produits et couleurs de rassemblement (drapeaux, tentes et écharpes entièrement orange en Ukraine), concerts de Rocks, stages étudiants, etc. Les opposants sont poussés à l’activisme. Il s’agit d’occuper l’espace public, de fraterniser avec la police (envoi de colis, distribution de fleurs, messages d’affection) ou pour les plus expérimentés de faire pression sur l’appareil d’état. Avec plusieurs dizaines de millions de dollars dépensés à chaque fois, les Etats-Unis ne sont pas là pour s’amuser. Pour Robert Helvey "Un mouvement non-violent n’est pas un mouvement pacifique. C’est un mouvement qui s’inspire des techniques du combat militaire avec des moyens d’action civique". Il n’y va d’ailleurs pas par quatre chemins : "il faut s’attaquer aux piliers du pouvoir, l’armée, l’administration". Il s’agira aussi de recycler le savoir faire, une fois la révolution terminée. Leader de la révolution orange, Vladislav Kaskiv imagine ainsi poursuivre son travail de démocratiseur. "On m’a demandé ce qu’on pouvait faire à Cuba", dit-il. Je parie qu’il ne parlait pas de Guantanamo ...

Ukraine, révolution 2.0

Si le pro-occidental Loutchenko avait dû laisser sa place au pro-russe Ianoukovitch lors des élections présidentielles de 2010, ce dernier a longtemps su ménager la chèvre et le chou entre Moscou et Bruxelles (poursuite des négociations avec l’UE tout en refusant d’entrer dans l’OTAN etc.). Mais en déclinant l’offre de l’UE en Novembre dernier, Ianoukovitch a définitivement basculé dans le camp du mal. Les (pro-) occidentaux n’ont alors pas eu d’autres choix que de dégainer leurs armes de démocratie massive. Les premières manifestations de la place de l’indépendance (appelée "Maïdan") deviennent rapidement des campements (tentes, barricades), les administrations sont bloquées voire prises d’assaut (mairie de Kiev), le président est intimidé personnellement (manifestations devant sa résidence de campagne). Et si la rapidité des évènements n’a pas permis la préparation d’ "agents orange" comme en 2004, on n’en n’oublie pas pour autant la recette marketing. Sur le "Maïdan", des concerts aux paroles de comptines pour enfants sont ainsi promis à occuper la une des mass-médias occidentaux : "C’est Ruslana qui vous parle. Je répète : Ruslana. Nous sommes Ukrainiens comme vous. Nous sommes des gens simples et nous menons une manifestation pacifique. Ne nous attaquez pas".

Essayant de transposer la contestation sur le terrain institutionnel, l’opposition soumet début décembre au parlement une motion de défiance, mais le gouvernement y échappe (de nombreux députés du parti des régions n’ayant pas pris part au vote). Après la Lybie et la Syrie, on assiste une nouvelle fois à des retournements de veste spectaculaires. Championne du moment, la député du parti des régions (celui de Ianoukovitch) Inna Boslovska déclare : "Parce que les vieilles divisions sont finies. Levez-vous, de Donetsk à Lviv !". De leur côté, les diplomates occidentaux adoptent des postures de représentants syndicaux. Le secrétaire d’état John Kerry exprime son "dégoût", tandis que de hauts représentants Etasuniens et Européens descendent sur "le Maïden". Quatre jours après le ministre Allemand des affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier, c’est au tour de la chef de la diplomatie Européenne Catherine Ashton de prendre son bain de foule. Peu après, le sénateur républicain McCain et son homologue démocrate Murphy, côte à côte, assurent la foule Kievenne du soutien des USA. Ashton et McCain ne manquent pas de rencontrer aussi les principaux leaders d’opposition, Arséni Iatseniouk, Vitali Klitschko et Oleg Tyagnibok.

Dès le mois de décembre, de vives tensions sont apparues entre manifestants et policiers. Violences policières ? Certainement. Violence des manifestants ? Certainement aussi. Objectivité des dirigeants et des médias occidentaux ? Certainement pas. Comment le gouvernement Français réagirait-il si des manifestants occupaient des bâtiments institutionnels en France. Par le dialogue ? Et si Poutine se joignait aux émeutes de banlieues la prochaine fois ? Avec des milliers de manifestants soutenus par l’occident et la présence de groupes ultranationalistes para-militaires dont les membres sont munis de casques et de bâtons (Praviy Sektor, Spilna Sprava ...), le rapport de force semble désormais incertain. Donnant l’assaut sur la place de l’indépendance le 10 décembre, la police n’arrive d’ailleurs pas à déloger la foule de "Maïdan", et se retire finalement le lendemain. Le 16 Janvier, le parlement (démocratiquement élu, il faut le rappeler) vote alors une série de mesures encadrant la liberté de manifester (peines de prison allant de 15 jours pour l’installation non-autorisée de tentes ou d’estrades dans des endroits publics et jusqu’à cinq ans pour le blocage des bâtiments officiels) et imposant aux ONG financées par l’occident à le déclarer. Transparency International parle alors de "dictature", de lois qui "empêcheront toute manifestation de désobéissance civile" (sic), Human Rights Watch accuse l’Ukraine de faire pire que la Russie et Freedom House (vous vous souvenez ?) "condamne fermement" ces textes. On ne peut plus renverser un gouvernement tranquillement ...

Alors que les affrontements commencent à faire des morts, Ianoukovitch lâche du lest. Le 25 janvier, il propose le poste de premier ministre à Iatseniouk et celui de "vice-premier ministre chargé des affaires humanitaires" (sic) à Klitschko. Iatseniouk se dit d’abord "prêt à prendre ses responsabilités" puis les deux hommes déclinent finalement l’offre. Le premier ministre en poste, Mykola Azarov, est quand même poussé à la démission le 29 Janvier. Le même jour, le parlement abroge les lois encadrant la liberté de manifester et adopte une amnistie pour les manifestants arrêtés. L’opposition la rejette, refusant la condition préalable de libération des bâtiments publics (notamment la mairie de Kiev) et l’application de l’amnistie aux forces du régime. Le 14 Février, les 234 manifestants arrêtés entre le 26 décembre et le 2 février sont tout de même libérés. Malgré cela, la violence s’accroît. Le 18 février, une trentaine de personnes sont tuées (dont une dizaine de policiers). Deux jours plus tard, ce sont plus de 75 personnes qui meurent, et principalement par balles. Grâce à la désormais célèbre conversation téléphonique piratée, on sait que le ministre Estonien des affaires Urmas Paet a dit à Catherine Ashton : "c’était les mêmes snipers tuant ces personnes des deux côtés [...] derrière ces snipers il n’y avait pas Ianoukovitch mais quelqu’un de la nouvelle coalition". Cela n’est pas sans rappeler l’attentat du 5 février 1994 au marché central de Sarajevo. Quoi qu’il en soit, les signes d’apaisement du régime semblent concorder avec une forte poussée de violence.

Sous l’égide de la diplomatie Franco-Germano-Polonaise, un accord est finalement trouvé le 21 février 2014 entre Ianoukovitch et l’opposition. Il prévoit :

 un gouvernement d’unité nationale
 la tenue d’élections présidentielles anticipées
 un retour à la constitution de 2004 (qui réduit notamment les pouvoirs du président au profit du parlement)
 une enquête sur les récents actes de violence, sous la surveillance conjointe des autorités, de l’opposition et du Conseil de l’Europe

Le même jour, Ianoukovitch s’enfuit de Kiev en hélicoptère. Dès le lendemain, le parlement le destitue, élit l’ancien patron des services secrets Tourtchinov et décide la libération de Timochenko (qui outre se réclusion pour abus de pouvoir, est aussi impliquée dans l’affaire de meurtre d’un député). Un scénario à la "Lucky Luke" ... Alors que Iatseniouk devient premier ministre, il est intéressant de se remémorer les désidératas de Washington transmis par la secrétaire d’état adjointe Victoria Nuland à son ambassadeur Ukrainien un mois plus tôt (juste après la proposition de Ianoukovitch à l’opposition) : "Je pense Yats (Iatseniouk, ndr), c’est le gars. Il a de l’expérience économique et de l’expérience de gouverner. C’est le gars. Vous savez, ce qu’il a besoin, c’est que Klitsch et Tyahnybok restent à l’extérieur [...] on emmerde l’UE". De la démocratie made in USA ...

Chose que Ianoukovitch n’envisageait pas dans sa proposition du 25 Janvier, le nouveau gouvernement compte plusieurs membres du parti Svoboda : Oleksandr Sych (vice-premier ministre), Ihor Tenyukh (ministère de la défense), Andriy Mokhnyk (ministère de l’écologie), Ihor Shvaika (ministère de l’agriculture). Le parti Svoboda ("Liberté") fût fondé en 1991 sous le nom de "Parti national socialiste" (nom conservé jusqu’en 2004) avec un logo qui rappelait étrangement celui du parti nazi. Les références idéologiques ne manquent pas : commémoration en 2013 du 70ème anniversaire de la création de la division SS Halychyna, qui a combattu dans les rangs Allemands en 1944, marche le 1er Janvier 2014 pour célébrer le 105ème anniversaire de la naissance de Stepan Bandera, qui participa à l’organisation de deux bataillons Ukrainiens au sein de l’armée nazie. Oleg Tyagnibok, son fondateur et actuel dirigeant, est l’auteur de "c’est une mafia juive moscovite qui dirige le pays", et Andriy Parubiy (l’autre fondateur, nommé "secrétaire du Conseil de la sécurité nationale et de la défense" du nouveau gouvernement) était récemment appelé "le commandant" pour sa coordination sur le terrain des groupes néofascistes tels que Praviy Sektor et Spilna Sprava. Leader de Pravy Sektor, Dmytro Yarosh déclarait au Time avoir un arsenal d’armes à sa disposition ; l’un de ses principaux coordinateurs lors des récents évènements, Aleksandr Muzychko déclarait "Je combattrai les communistes, les Juifs et les Russes jusqu’à la mort !" (on a pu le voir, récemment débouler armes à la mains dans les mairies, tribunaux). Enfin, signalons que les autres membres du gouvernement (Arsen Avakov à l’intérieur, Pavlo Chemeta à l’économie, Oleksandr Shlapak aux finances), sont libéraux et pro-Européens, comme les proches Iatseniouk (Front pour le changement) et Timochenko (BiouT).

Démocratie : one way

Il est incroyable de constater ce qu’un gouvernement non élu peut prendre comme décisions "démocratiques". Alors que le parlement avait associé la destitution de Ianoukovitch à la tenue d’élections anticipées le 25 Mai, le président du conseil Européen Van Rompuy déclare dès le 6 Mars : "Nous signerons les volets politiques de l’accord (entre l’Ukraine et l’UE, ndr) très bientôt, avant les élections". Il faut dire que la veille, le président de la commission Européenne Barroso avait annoncé, en échange, un plan d’aide à Kiev de 11 milliards d’Euros (1,6 milliard de prêts dans le cadre de l’assistance macro-économique, 1,4 milliard de dons, 3 milliards provenant de la Banque d’investissement européenne, 5 milliards de la BERD). Quant au FMI, sollicité dès le 26 février, il se déclare prêt le 28 mars à débloquer entre 14 et 18 milliards de dollars sur deux ans ; une offre bien évidemment conditionnée aux fameux "ajustements structurels" de l’institution (privatisations, gels des salaires, coupe dans les budgets sociaux ...). Ajoutons à tout ça le prêt d’un milliard de dollars consenti par le gouvernement Etasunien et les 3 milliards de la banque mondiale. Tout est dit ? Presque. "J’ai invité le Conseil de l’Atlantique Nord à visiter Kiev et y tenir une réunion [...] Nous pensons que cela renforcera notre coopération.", déclare Iatseniouk. La boucle est bouclée. Il sera probablement le candidat idéal de l’occident lors des élections de mai, élections auxquelles devrait aussi participer Timochenko ... Et Ianoukovitch ? L’Ukraine a lancé contre lui un "mandat d’arrêt international" pour "meurtres de masse", explique Oleg Makhnitski, le nouveau procureur général par intérim ... du parti Svoboda. Par ici la démocratie messieurs-dames ... Non, par ici ... Ici on vous dit !

Lorsqu’on regarde la carte des votes au second tour des dernières élections présidentielles, on constate que l’Ukraine est idéologiquement coupée en deux. Les régions est et sud ont placé Ianoukovitch en tête, tandis que l’ouest et le nord ont principalement voté pour Timochenko (on retrouve à peu près la même ligne de démarcation que pour les élections de 2004 qui avaient opposé au second tour Ianoukovitch à Loutchenko). Au clivage politique, s’ajoute dans le pays une fracture religieuse entre chrétiens catholiques et orthodoxes : l’église Grecque-catholique (environ 5 millions de fidèles) est unie à Rome tandis que la branche principale de l’église orthodoxe est canoniquement rattachée au patriarcat de Moscou (20 millions de fidèles approximativement). Politiquement et religieusement, le pays est donc tiraillé entre une aspiration pro-Européenne d’un côté et pro-Russe de l’autre. En 2012, le projet de loi élargissant les droits d’utilisation de la langue Russe avait d’ailleurs déclenché une bagarre générale au parlement (cette loi reconnaissait statut de langue régionale dans les régions où les russophones représentent plus de 10% de la population, soit dans 13 sur 27 régions, dont Kiev). Le 23 Février, en plein renversement de régime, c’est l’annulation de cette loi par le parlement Ukrainien qui met le feu aux poudres.

Principalement russophiles et russophones, les régions de l’est et du sud sont depuis le 23 février le théâtre d’importantes manifestations pro-Russes. Plusieurs dizaines de milliers de personnes défilent ainsi à Kharkiv, Donetsk, Lougansk, Odessa, Sébastopol ..., réussissant dans certains cas à occuper le siège de l’administration régionale et même à en renverser provisoirement le gouverneur. En Crimée (région donnée à l’Ukraine par Kroutchev du temps de l’URSS et disposant depuis 1991 d’une relative autonomie), le premier ministre Sergueï Axionov demande le 1er mars à la Russie de restaurer "la paix et le calme". Son parlement annonce le 6 mars la tenue d’un référendum le 16 mars portant sur le rattachement de la péninsule à la Russie, et proclame entre-temps (le 11 Mars) son indépendance. Mais à Kiev, le nouveau pouvoir "démocratique" ne l’entend pas de cette oreille. Le 5 mars, une enquête est ouverte à l’encontre des dirigeants Criméens pour "crime contre l’État portant atteinte à l’intégrité territoriale". Le 6 mars, à Donetsk, la police déloge les manifestants de l’administration régionale, procède à 75 interpellations et arrête le leader Pavel Goubarev pour "atteinte à l’intégrité nationale". Le 17 mars, c’est un leader d’Odessa, Anton Davidchenko, qui est arrêté pour "séparatisme" et "atteinte à l’intégrité territoriale et à l’inviolabilité de l’Ukraine" ...

En Crimée, 60% des habitants sont ethniquement Russes et 98 % sont Russophones. Alors que les régions industrielles de l’Est sont économiquement liées à la Russie, l’enjeu dans la péninsule est plus stratégique. La ville de Sébastopol (qui dispose elle-même en Crimée d’un statut particulier) abrite la flotte Russe, lui donnant ainsi un précieux accès aux eaux chaudes de la mer noire. Il était donc prévisible que la Crimée demande son rattachement à la Russie, comme il était prévisible que cette dernière intervienne rapidement face au grondement cumulé de Kiev, Washington et Bruxelles (signalons que Poutine a quand même attendu le feu vert du parlement). Mais pendant que l’Ukraine bascule à l’ouest grâce à un gouvernement non élu, les dirigeants occidentaux jalousent le lot de consolation Russe. Obama : "Le monde est uni pour dire que la Russie a violé le droit international". Hollande : "des événements d’une gravité exceptionnelle qui rappellent un temps que l’on croyait révolu, celui des ingérences, des interventions et des démonstrations militaires". Le moment semble donc venu de s’en remettre à la neutralité des organisations internationales. Sollicitée par Kiev et considérant le référendum en Crimée "illégal", l’OSCE est malheureusement refoulée de Crimée le 6 mars. Quant à l’émissaire ONUsien et (ancien de l’OTAN) Robert Serry, c’est peut être Victoria Nuland qui en parle le mieux : "Ce type de l’ONU, Robert Serry, ce serait super pour aider à coller les choses". Il est lui aussi éconduit hors de Crimée ... où 96,5 % des habitants valident finalement le référendum.

Alors que les Etasuniens soumettent le 15 mars à l’ONU une résolution déclarant ce référendum "sans aucune validité" (à laquelle la Russie opposera évidemment son véto) et que l’Assemblée générale de l’ONU considère toujours le 28 mars la Crimée comme Ukrainienne, Poutine a beau jeu de souligner le "précédent" du Kosovo. Le 17 février 2008, ce territoire Serbe à majorité Albanaise avait proclamé son indépendance, laquelle avait été reconnue dans les jours suivants par les Etats-Unis, la France, l’Angleterre... Saisie par la Serbie, la cour internationale de justice (organe de l’ONU) avait alors statué le 22 juillet 2010 : "l’adoption de la déclaration d’indépendance du 17 février 2008 n’a violé ni le droit international général, ni la résolution 1244 (1999) du Conseil de sécurité, ni le cadre constitutionnel". Rappelons que les " pays du bien" (USA, France, Angleterre ...) avaient à l’époque soutenu l’UCK (organisation militaro-mafieuse connue pour ses camps de la mort, ses trafics d’organes et ses trafics de drogues), et que 5.000 soldats de l’OTAN stationnent encore aujourd’hui au Kosovo. Gageons que les tatares de Crimée ne subiront pas les mêmes persécutions que la minorité Serbe du Kosovo (meurtres, prélèvements d’organes, incendies de maisons).

L’épisode Criméen du mois de mars aura en tout cas amené les occidentaux à vouloir "punir" les (pro-) Russes : suspension du G8, annulation du sommet UE/Russie, privation de visas de personnalités Russes et Ukrainiennes, gels de leurs avoirs .... En choisissant de s’attaquer directement au Kremlin (personnalités proches de Poutine, banque Rossiya), les Etasuniens sont notamment plus offensifs que les Européens. Il faut dire que ces derniers ont aujourd’hui avec les Russes des intérêts croisés : investissements de compagnies pétrolières telles que Total (Français) ou BP (Anglais) en Russie, capitaux Russes placés dans les banques Londoniennes, vente de bateaux militaires Français "mistrals" à la Russie, consommation de gaz Russe en Europe (essentiellement en Allemagne). De leur côté, les USA pourraient réussir un double coup économique et géopolitique si leur gaz de Schiste venait à se substituer au gaz Russe dans l’approvisionnement de l’Europe. Mais la Russie n’entend pas se laisser donner la fessée. Nullement impressionnée par les sanctions occidentales, elle envisage de remettre en question les inspections étrangères de son arsenal d’armes stratégiques (traité START) puis établit ses propres sanctions contre des responsables Etasuniens (tout en ratifiant le traité de rattachement de la Crimée). Enfin, elle poste ses troupes le long de la frontière Ukrainienne. Ne pourrait-elle pas elle aussi, souffler sur les braises dans l’est Ukrainien ? Et en Transnistrie ou en Gagaouzie, territoires pro-Russe au sein de la Moldavie qui vient juste de signer le pacte d’association avec l’Union Européenne ? Avec un possible effet domino. C’est peut être cette capacité de nuisance réciproque qui laisse entrevoir une sortie de crise ...

Jérôme Henriques

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