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Ukraine : Histoires d’une guerre

Préface

Dès le premier regard, les premiers comptes-rendus, les premières photos, c’est ce qui frappe : la « guerre » en Ukraine est un gâchis ! Un incroyable et absurde gâchis. Morts inutiles, souffrances, cruauté, haine, vies brisées. Un ravage insensé, des destructions stériles, d’infrastructures, d’habitations, de matériels, de villes, de toute une région. Deuil et ruines, partout. Pour quoi tout cela ?

Et d’abord, pourquoi s’intéresser à la guerre en Ukraine lorsque l’on n’est pas même ukrainien ? Pourquoi à celle-là plutôt qu’à ce qui se passe en Iraq, en Lybie, en Syrie, à Gaza, au Mali, en Amérique du sud, en tant d’endroits ? Pourquoi surtout entreprendre d’écrire un livre sur une guerre qui n’est pas achevée ? Sur un conflit toujours en cours ?

A cause de l’enjeu sans doute. Des enjeux. Les mêmes raisons qui poussent, ici et là, des individus qu’a priori rien ne prédestinait à cela, à s’engager pour la cause de la ré-information, pour la défense d’une certaine idée de la vérité, de certaines valeurs. Les mêmes raisons et le même trouble qui agitent nombre d’anonymes et nombre d’internautes, tant de gens ordinaires dont la tranquillité s’est comme évanouie au spectacle du « traitement » de l’affaire ukrainienne, tandis que se faisait jour cette évidence que se détourner aujourd’hui, se coucher cette fois encore serait comme sceller l’évidence que l’on restera couché et laissera faire à toujours et quoi qu’il arrive.

Bien sûr, il y a le risque, et il est à la porte, en Europe même ; celui d’une confrontation majeure Est-Ouest. « Ce face-à-face Russie/OTAN alimenté par des déclarations fracassantes, suspicieuses ou agressives laisse donc entrevoir un vrai risque d’explosion du conflit dans toute l’Europe. »

Mais plus que cela, il y a la honte. « La honte est vraisemblablement le sentiment dominant de ceux qui ont compris ce qui se passait, et qui l’ont compris parce qu’ils ont voulu y être un peu attentif. »

La honte quand, face à ce qui n’est devenu que trop visible, le discours de haine, les symboles du nazisme, les atrocités, l’accumulation des crimes, les voix de l’occident se taisent ou s’unissent dans un déni, guère plus convaincu qu’il n’est convainquant. La lassitude et le dégoût face à la litanie des accusations a priori, partiales, non fondées, systématiques, face à la déformation des faits, répétée encore et encore.

Devant la perte de conscience occidentale, l’alignement, la propagande, la servitude européenne et otanesque, une réaction trop longtemps contenue s’opère. Car certains enjeux sont plus proches de nous que la seule Ukraine. D’une certaine façon, c’est l’avenir de nos sociétés qui se joue avec l’Ukraine, avec le Donbass. Lorsque derrière le discours monopolistique de la propagande se profile l’abandon des valeurs éthiques, des valeurs politiques, des valeurs humaines tout simplement. Ce n’est pas tant l’économie qui tue nos « démocraties », c’est une perte de repères, lorsque la vérité devient relative, lorsque les valeurs de la morale et de l’humain deviennent négligeables et sont passées par pertes et profits. Nos pays, nos peuples, sont d’abord prisonniers de leurs systèmes institutionnels, de leurs dirigeants, nationaux et européens, de ces castes détentrices du pouvoir et de l’information.

Avec l’Ukraine, les dissonances sont devenues flagrantes, incontournables, insupportables.

Et l’on sait gré dès lors à Michel Segal de nous présenter là ce que l’on ne trouvera pas ailleurs. Pas dans les médias pressetitués. Pas même chez les blogueurs du Net. Quand la moindre analyse est mise au service de la propagande chez les premiers, elle est morcelée par l’événementiel chez les seconds. Certes, la tenue et la publication de listes récapitulatives des faits sont précieuses, et l’on saluera à cet égard des chronologies telles que celle que tient le site Tradition !, outil précieux et assez unique pour les francophones.

Le propos de « UKRAINE : HISTOIRES D’UNE GUERRE » est différent. C’est le genre de synthèse qui manquait jusqu’ici, le dossier « Ukraine », ce numéro spécial que nous serions en droit d’attendre mais n’aurons vraisemblablement jamais. En tout cas pas d’aucun de nos médias institutionnels. Peut-être, au mieux et dans fort longtemps, de la part de quelque historien. La présentation en est synthétique, par thèmes.

« Tel jour, à telle heure, après des frappes effectuées avec tels moyens d’artillerie sur les positions de tels et tels ennemis, une attaque a été lancée sur tel objectif situé dans telle direction à telle distance de tel village, par telles unités dotées de tels effectifs d’infanterie et équipées de tels et tels matériels et de tels moyens d’appui de telle catégorie. » Voilà le type de phrase auquel nous nous sommes plus ou moins habitués en suivant l’actualité du conflit ukrainien (sur internet). Et voilà bien ce que nous ne trouverons à aucun moment sous la plume de Michel Segal.

Au-delà des détails bruts de l’horreur du Donbass, il nous entraine dans une démarche singulière. « L’objectif de ce travail est de comprendre la réalité non seulement d’un enchaînement complexe d’évènements internationaux politiques, économiques et militaires, mais aussi leur superposition. » Pour ce faire, il part du discours des médias occidentaux. Excès de confiance ? Mansuétude ? Pas vraiment : « Très rapidement, écrit-il, j’ai acquis la conviction que les informations données par la presse française sur la crise ukrainienne constituaient une incroyable somme d’ambiguïtés, de mensonges (au moins par omission), de propagande, de manipulations et d’analyses militantes. »

Même si l’on peut douter que viennent un jour à lire son livre ceux qui s’abreuvent de la presse institutionnelle et se trouvent déjà faussés par elle, handicapés par une vue biaisée des évènements, Michel Segal démonte pas à pas, thème après thème, la logique ou l’absence de logique du discours des médias en question, et de celui des dirigeants dont les déclarations sont rapportées. Procédé à l’efficacité redoutable, et d’autant plus difficilement contestable que l’accusation de propagande pro-russe perd ainsi d’entrée de jeu toute pertinence : les sources de l’auteur sont occidentales.

Celui qui se présente dès la première phrase comme professeur de mathématiques va nous emmener souvent sur les chemins de la démonstration par l’absurde. Toutes les grandes lignes du conflit sont explorées. Et le décryptage se fait vite cinglant. Car en traversant la forêt, on finissait par perdre de vue les arbres, on n’y prêtait plus attention.

De la constatation la plus évidente (« Si Kiev n’avait pas de responsabilité dans le crash du Boeing, elle chercherait à connaître et faire connaître la vérité, car c’est dans son intérêt ») à des observations plus fines, on se laisse agréablement prendre au jeu. Arbre après arbre. « L’échange réciproque des statuts d’émeutier et de force légale a été opéré par les USA et l’UE. » « Mais pourtant, fait très révélateur, ces deux journaux n’ont pas hésité à employer la désignation de guerre civile en Ukraine lors des manifestations du Maidan précédant le renversement de Ianoukovitch. Donc d’un côté, des opérations militaires avec blindés, tirs d’artillerie, bombardements de population par l’aviation qui sont appelés des troubles pour ne pas « stigmatiser » Porochenko, mais d’un autre côté, des répressions policières de manifestants qui sont décrites comme une guerre civile par ces mêmes journalistes. »

A promener un regard neuf (mais pas forcément naïf) sur les choses, les anomalies apparaissent, l’une après l’autre. « Pour bien synthétiser les choses, il faut parfois s’imaginer qu’on doit les expliquer à un enfant. On est alors contraint de revenir au regard le plus simple, y mettre un peu de recul, oublier les analyses sur les origines ou les enjeux, faire abstraction de ses propres positions et ne dire que des choses vraies et minimales. Si l’on revient à la situation réelle et basique sans pousser d’analyse plus loin que les faits, on peut dire alors : « Une région veut obtenir l’indépendance de son pays d’origine », et pour qu’un enfant comprenne mieux, on ajouterait : « Cette province veut s’en détacher et devenir elle-même un pays ». En toute « logique démocratique », la question la plus importante surgit alors immédiatement : « Mais est-ce que tous les gens de cette région le souhaitent ? ». Tout a démarré justement lorsque les habitants du Donbass ont voulu connaître la réponse à cette question, c’est-à-dire quand les habitants ont eu le souci démocratique. Notons alors ce fait remarquable que, cette question étant le fondement de la démocratie, c’est la question elle-même qui est interdite par Kiev, par Bruxelles et par Washington. Il faut souligner cette situation absolument incroyable : la question fondatrice de la démocratie est interdite, la réponse est illégale, et une guerre sera déclarée à ceux qui ont posé la question pour les en punir. Et lorsque l’on sait que ces positions sont prises par Bruxelles et Washington, par ceux qui justifient leurs ingérences précisément par la démocratie, alors on en déduit que la situation est objectivement absurde. Il y a ici une contradiction interne, et ce sont là des faits, pas des analyses ou des interprétations : les représentants de la démocratie vont interdire jusqu’à la guerre la question démocratique. »

Sa recension critique, d’une lecture alerte, se révèle étonnamment complète et équilibrée, offrant un tour d’horizon éclairant des principales questions. Ayant fait le choix délibéré d’utiliser quasi-exclusivement les organes de la presse occidentale comme sources, elle permet, ce qui est assurément l’un des aspects les plus intéressants du livre, de comparer les évènements sur le terrain et leur couverture dans la dite presse, la presse institutionnelle de nos pays « démocratiques », qui relaie, appuie et confirme la parole de nos dirigeants, et vice-versa. Exemple après exemple, le constat surprend : la comparaison donne en effet à voir peu à peu cette réalité effarante que « notre » journalisme n’est plus seulement partisan, comme l’on pouvait s’en douter ; il est délibérément et clairement mensonger et manipulateur ; il s’est mis littéralement au service d’une totale désinformation.

Son discours est passé au crible, démonté dans ses implications logiques, ses contradictions, ses enchaînements, ses articulations avec les faits. Et si « UKRAINE : HISTOIRES D’UNE GUERRE » n’est sans doute pas le document le plus détaillé et exhaustif que l’on puisse imaginer, c’est vraisemblablement le plus pédagogique. Il fonctionne en tout cas comme nous devrions tous fonctionner. En réfléchissant. En mettant la logique au service de l’interrogation critique. C’est pour mieux l’illustrer que l’auteur part à chaque fois des déclarations et des comptes-rendus occidentaux, par une sorte de parti-pris de neutralité initiale qui en dévoile l’inanité, la malhonnêteté, la malfaisance. La démonstration n’en est que plus convaincante (nous allions dire « décapante »).

Si l’écœurement guette, de fait, voilà sans doute la démonstration que l’on aimerait avoir sous la main lorsqu’une connaissance nous demande : « Tu dis que nos médias ne cessent de nous mentir, que ce qu’ils racontent à propos de l’Ukraine n’est que propagande. Mais tu crois qu’en face, il n’y a pas de propagande ? Comment es-tu sûr que tes informations à toi n’en sont pas, de la propagande ? »

Au terme de la revue des évolutions du discours, de ses ressorts internes et de ses contradictions, que reste-t-il ? Qu’en retenir ?

Nos médias nous mentent. Nos dirigeants nous mentent. Les faits du terrain sont soit tus, soit minimisés, soit à ce point déformés qu’ils en deviennent méconnaissables. Les constatations des « reporters », leurs silences, leurs conclusions, jusqu’au vocabulaire qu’ils emploient, leur sont comme imposés d’avance. La réalité est niée, opportunément tue, voire même inversée à convenance. La presse n’est plus seulement à plat ventre, elle s’est faite complice. Ce qui était déjà apparent ici ou là lors de crises passées est devenu patent, probablement plus criant que jamais auparavant : « Cette crise aura sans doute marqué le début de la fin de la presse « classique ». Celle-ci a pris, tout du long, « la position d’une presse officielle du pouvoir », sans jamais porter « aucun regard critique sur la politique internationale des USA, de l’UE et de la France. »

L’origine de la crise ? La volonté de domination étatsunienne, bien sûr, et la suspicion antirusse qui n’a pas su (ou pas voulu) liquider les fantasmes de défiance du temps de l’URSS. Mais aussi l’existence politique de l’UE : « Les enjeux de cette crise sont extrêmement importants, à commencer par l’origine même de la crise en novembre 2013, où l’enjeu n’est rien de moins que l’existence politique de l’Union européenne, de plus à la veille d’élections… »

Qu’a-t-on vu, au fond ? « A des régions qui ne demandaient qu’un simple référendum parce qu’elles se sentaient trahies par un coup d’Etat, l’Union européenne semble avoir trouvé légitime que l’on réponde par des bombardements de population civile. Alors qu’elle l’aurait pu, elle ne s’y est pas opposée. » « Au travers de la crise ukrainienne, l’Union européenne a muté, elle est devenue un monstre. »

Malgré la profusion des déclarations et des accolades hypocrites, les dirigeants occidentaux n’avaient en fait jamais mis fin à la guerre froide ! Et cette fois, les masques sont tombés. Chaque jour, ils en font désormais la preuve.

Que restera-t-il de tout cela ? Cette guerre aura eu lieu pour rien. Pour rien tous ces morts, pour rien toutes ces ruines. Pour rien, ou plutôt pour le pire.

« Le conflit armé reprendra sans doute encore sporadiquement après les accords de paix, la haine sera trop forte d’un côté et de l’autre, et il mettra peut-être quelques années à s’éteindre définitivement. C’est la meilleure hypothèse, celle où la Russie résiste à toutes les provocations de Kiev, à tous les appels à la guerre, à tous les mensonges de l’OTAN et à toutes les attaques économiques de l’Union européenne, et n’entre pas dans le conflit malgré tous les efforts en ce sens des Américains, de leurs manipulations à leurs mensonges. Mais quelle qu’en soit l’issue, il sera définitivement impossible pour ces populations de vivre avec Kiev.

En quelques semaines, sous le prétexte d’en sauvegarder l’unité, Porochenko aura définitivement désintégré le pays. Il y aura vraisemblablement un exode massif de cette région où un grand nombre de logements ont été détruits, où les infrastructures ne fonctionneront plus, où il n’y aura plus ni travail, ni espoir, ni eau, ni électricité, ni gaz à l’entrée de l’hiver, où il n’y aura plus qu’un désastre humanitaire et de la haine. »

Voilà pour l’Ukraine. Et chez nous ? Dans nos pays d’Europe de l’Ouest ? En France ? La guerre en Ukraine sera-t-elle l’occasion d’un réveil de la conscience ? D’un sursaut de l’esprit critique ? D’un retour à la lucidité ? « UKRAINE : HISTOIRES D’UNE GUERRE » en tout cas nous y incite, en nous en donnant comme un modèle. C’est là sa singularité, et c’est ce qui en fait l’indéniable intérêt.

http://www.lamartine.fr/9782845215108-ukraine-histoires-d-une-guerre-michel-segal/

»» http://www.vineyardsaker.fr/2014/11/22/ukraine-histoires-dune-guerre/
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Frédéric Rousseau. L’Enfant juif de Varsovie. Histoire d’une photographie.
Bernard GENSANE
Paris, Le Seuil, 2009 Nous connaissons tous la photo de ce jeune garçon juif, les mains en l’air, terrorisé parce qu’un soldat allemand pointe sur lui un fusil-mitrailleur. En compagnie de sa mère, qui se retourne par crainte de recevoir une salve de balles dans le dos, et d’un groupe d’enfants et d’adultes, il sort d’un immeuble du ghetto de Varsovie. A noter que ce que l’enfant voit devant lui est peut-être plus terrorisant que ce qui le menace derrière lui. Au fil d’un travail très (…)
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« A toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes : autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux qui font justement d’une seule classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie. »

Karl Marx

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