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Interview d’Orlando Maniglia Ferreira, ancien ministre de la Défense du Venezuela (2005-2006), à Paris, le 21 mars 2014.

Viktor Dedaj : comme quelqu’un avec une grande expérience de l’Amérique latine, notamment dans les années 80/90, et qui n’a donc pas souvent eu l’occasion de discuter avec un militaire, ma première question est celle-ci : quelle est la différence entre les Forces Armées Nationales du Venezuela, et les Forces Armées Nationales Bolivariennes du Venezuela (à part le changement de nom) ?

Orlando Maniglia Ferreira : Lorsque la République Bolivarienne du Venezuela est née, avec la Constitution de 1999, le nom a été changé en Forces Armées Nationales Bolivariennes. L’armée bolivarienne est née du processus libérateur du Venezuela, de Simon Bolivar. C’est donc une sorte de reconnaissance. Elle est imprégnée d’une doctrine bolivarienne, qui est une doctrine anti-impérialiste, pacifique...

VD : … une doctrine qui vient de loin, donc ?

OMF : Oui, qui vient de la formation, de la naissance du pays en tant que tel. Rappelez-vous que nous avons gagné notre indépendance dans la lutte contre l’Empire espagnol. Par conséquent, l’armée vénézuélienne s’est formée dans la bataille pour l’indépendance et c’est ce qui constitue nos origines, les origines de l’armée vénézuélienne. Tous ces facteurs se sont donc additionnés pour aboutir à un changement de nom en Forces Armées Nationales Bolivariennes. Cela a été aussi l’occasion de procéder à des changements internes dans les Forces Armées pour les rendre plus conformes à la Constitution. Il y a donc eu une réforme très importante de la nouvelle loi organique des forces armées, une réforme qui a commencé en 2005/2006.

VD : est-ce que cela a un rapport avec la déclaration de mission des Forces Armées de 2005 qui définit leur rôle comme étant, entre autres - je cite - de « défendre le territoire mais aussi de participer au développement national » ? Défendre le territoire, ça je comprends, mais « participer au développement national », ça c’est quelque chose de nouveau ?

OMF : Plus ou moins. En fait, c’était déjà le cas, on l’appelait la collaboration au développement national. Qu’est-ce que cela signifie ? Toutes les forces armées, dans tous les pays du monde, ont deux rôles : un rôle en temps de paix et un rôle en temps de guerre. En temps de paix, il faut s’entraîner, s’équiper, étudier les doctrines et aussi, en temps de paix, se préparer à la guerre, étudier les modèles d’exercices et, dans le même temps, apporter une contribution à la paix - dans le cas d’inondations, par exemple, ou de catastrophes. Apporter sa contribution est une obligation parce que c’est une force que possède le pays, une entité entraînée, disciplinée, organisée. Et donc le Président, en tant que Chef des Forces Armées, demande leur collaboration dans ce genre de situation. Le gouvernement du Président Chavez a parfois fait appel à leurs services, comme pour le Plan Bolivar 2000, qui a commencé exactement en 1999, un mois après sa prise de fonction en tant que Président. C’était une manière d’intégrer les Forces Armées à la Nation, et c’est ce qui donné ce qu’il a ensuite baptisé « l’union civico-militaire ». Cela a permis aux militaires d’internaliser et de comprendre les motivations du Président de la République, afin que les Forces Armées et le peuple, ensemble, puissent aborder les problèmes d’alimentation, de manufacture, d’éducation, de santé, d’infrastructures aussi, de construction, de développement... Dans le même temps, beaucoup d’officiers dans l’armée ont été formés dans les universités, certains à titre personnel et d’autres parce que l’armée les encourage à étudier. Et nous avons des économistes, des gestionnaires... Le Président Chavez a fait appel à tous ces gens formés à l’université pour l’aider à gouverner. Il s’en est servi comme une source de connaissances, de savoir, mais aussi comme une source de « connaissances » parce qu’il les connaissait, il savait qui ils étaient. Ce qui était logique car c’était son milieu.

Lorsque le parti Accion Democratica arrivait au pouvoir et formait son gouvernement, il cherchait et nommait des gens proches d’Accion Democratica. Lorsque ceux de COPEI gouvernaient, ils allaient chercher et nommaient des gens proches de COPEI. Le Président Chavez, lui, n’appartenait à aucun parti. Qui est-il allé chercher ? Ceux qu’ils connaissaient. Et ceux qu’ils connaissaient faisaient partie des Forces Armées, et ils étaient très bien préparés pour l’aider dans cette tâche. Chaque fois qu’il consultait quelqu’un, il demandait son Curriculum.

VD : il y a justement une phrase que le Président Maduro a récemment prononcé (en réponse aux menaces proférées par Obama et Kerry), «  vous n’avez aucune idée de la force volcanique de notre peuple et de l’unité civico-militaire sur laquelle elle s’appuie. » Ca veut dire quoi exactement ? Que les Etats-Unis ne doivent pas compter sur l’armée pour faire un coup d’état ?

OMF : Exactement. C’est exactement ce que cela signifie. Les Forces Armées ne sont plus une force qui, comme avant, pouvait être utilisée ou qui pouvait être « incitée » à...

VD : Ce qui était une chose habituelle...

OMF : C’était normal...

VD : En Amérique latine, c’était une chose normale... Disons que les Forces Armées en Amérique latine étaient réactionnaires...

OMF : Exactement, et l’histoire du Venezuela, de l’indépendance jusqu’à nos jours, montre que beaucoup de militaires ont occupé le poste de Président...

VD : Mais peu de coups d’état... en comparaison [des autres pays d’Amérique latine]. J’en ai compté environ 15 en cent ans.

OMF : Oui, peu, en comparaison. Mais certains présidents ont duré 10 ou 15 ans. D’autres ne sont restés que 4 ou 5 ans au pouvoir, avant de céder le pouvoir à un autre militaire. C’était quelque chose d’assez curieux. Ce que je veux dire par là c’est que l’armée, d’une certaine manière, a toujours été présente sur la scène de la politique nationale au Venezuela. Hugo Chavez a compris le rôle et la force de cette armée composée d’une jeunesse - une jeunesse au final « rebelle ». Ce qui a coïncidé avec un peuple, disons, « déçu » par une succession d’échecs dans la politique nationale, pires les uns que les autres, et qui cherche une nouvelle figure qui, dans le cas présent, est Hugo Chavez. Et les Forces Armées ont apporté leur appui au maintien de la démocratie – parce que l’armée est le garant de la démocratie au Venezuela.

VD : C’est nouveau ou cela a toujours été le cas ?

OMF : Disons que cela aurait du être le cas. Mais aujourd’hui, c’est tout à fait le cas, soyons clairs.

VD : Existe-t-il une formation idéologique au sein de l’armée, même subtile, ou est-elle réellement neutre ?

OMF : Le Président Chavez a réellement réussi à inculquer à l’armée Vénézuélienne ces principes de démocratie, de solidarité, de ces principes de... comme il le disait, « dans la Constitution, tout. Hors de la Constitution, rien ». Cette phrase est bien comprise par l’armée. Dans notre pays, où le président est élu démocratiquement, le choix du peuple par les urnes doit être respecté, et préservé. C’est la raison pour laquelle le [coup d’état du] 11 avril [2002] fut un échec, parce que seul un petit secteur des hauts-gradés de l’armée s’est impliqué dans le coup d’état, mais pas le reste de l’armée.

VD : Quelle est la composition sociale de l’armée ? Populaire, classe moyenne ?

OMF : Populaire. Avec des classes moyennes. Au passage, c’est une formation très jeune. A 40, 45 ans, on a déjà le grade de contre-amiral, général de brigade, et vers 52, 53 ans [… inaudible ….]

VD : J’ai cherché sur Internet mais je n’ai pas trouvé la réponse à une question simple. Est-ce que l’armée vénézuélienne est une armée professionnelle ou une armée de conscription ? Y’a-t-il un service militaire au Venezuela ?

OMF : Au Venezuela, la formation militaire est exclusivement professionnelle, la formation des cadres..

VD : ...on signe un contrat avec l’armée ?

OMF : Absolument. Et on reçoit une formation universitaire pour effectuer une carrière militaire. Quel que soit le corps d’armée, le formation est désormais et d’abord universitaire. Ce qui signifie que le professionnalisme est présent. Le Président Chavez a éliminé les grades de sous-officies dans la troupe – gradés issus de la troupe et nommés de par leur ancienneté – et a changé l’école de sous-officiers en une école d’officiers techniques. Ce qui signifie que l’on fait une carrière technique. Un autre processus vient d’être inauguré, c’est la création d’officiers de troupe. On a donc des officiers, et des officiers « techniques », qui étaient avant des sous-officiers. Et désormais des officiers de troupes, qui suivent une formation. A tout poste de gradé, il faut donc désormais suivre une formation.

VD : et le service militaire ?

OMF : Oui, et le service militaire est obligatoire. Mais avant, personne ne l’effectuait, à part quelques uns...

VD : Comment ça ?

OMF : C’était obligatoire mais on n’était pas obligé de l’accomplir. Pour travailler dans une entreprise, il fallait présenter son certificat d’inscription au service militaire. Du coup, c’était l’inscription qui était obligatoire. Après, que l’armée te convoque ou pas, c’était autre chose. Tu n’étais pas obligé d’accomplir le service, juste de t’y inscrire. Tu avais ton certificat d’inscription, ce n’était pas de ta faute si personne ne te convoquait...

VD : Le service militaire n’était pas pris au sérieux ?

OMF : Les forces armées n’avaient pas les capacités pour donner à chacun un uniforme, une instruction. Et enfermer quelqu’un dans une caserne pendant, disons, un an, c’est difficile au Venezuela. A présent, le modèle a changé : lorsque tu t’inscris, tu précises si tu veux être à temps complet ou à temps partiel. Dans ce dernier cas, tu reçois chaque mois, pendant un an, une convocation pour une fin de semaine, pour recevoir un entraînement de Week-end, pour apprendre à manier les armes, prendre connaissance des textes de loi, à quoi sert une force armée, au moins les notions pour t’aider à comprendre. Mais au Venezuela, un autre élément a surgi : la milice. C’est quoi une milice ? C’est un corps de collaboration militaire composé de personnes qui ont été à un moment donné membres des forces armées. Ils ont déjà la formation mais doivent se mettre à jour. Du coup, beaucoup s’inscrivent au service militaire et appuient les forces armées dans les Plans Republica, dans les opérations, et dans beaucoup de choses où ils peuvent être utiles.

VD : Vous avez dit dans une interview que les menaces principales pour la révolution bolivarienne étaient le narcotrafic, le fait d’être un pays producteur de pétrole, et le risque d’un isolement.

OMF : Oui, je l’ai même dit plusieurs fois. Il y a une plaie qui a pénétré dans notre pays, c’est le narcotrafic. C’est un combat que nous devons mener, et c’est un combat qui ne se limite pas à une zone particulière car le narcotrafic peut surgir n’importe où.

VD : ce n’est pas un problème limité à une zone frontalière, disons au hasard, à la frontière colombienne...

OMF : Exact. Présentement, le narcotrafic est présent un peu partout, là où il y a de la consommation, dans les centres urbains. Rappelez-vous la récente affaire d’un avion d’Air France dans lequel ont été découvertes plus de trente valises, découvertes ici à Paris. Il faut faire tout un travail d’enquête, de recoupements, mais il y a des complicités au sein des forces armées et des autorités. Voilà un cas qui ne s’est pas produit dans une zone frontalière mais dans un aéroport. Ce que je veux dire c’est que le champ d’action du narcotrafic n’est pas restreint à une zone particulière, il peut se produire n’importe où. C’est un combat contre un ennemi quasi invisible. De plus, en Colombie, le narcotrafic s’est converti en une narcoguerilla, ce qui provoque aussi d’immenses problèmes, qui touchent aux cultures. C’est un problème auquel est confronté le gouvernement colombien, auquel nous avons apporté notre aide. Et le Venezuela est comme une zone de passage...

VD : La lutte contre le narcotrafic n’est pas plutôt le rôle de la police ? On a l’impression d’assister à une militarisation de la lutte.

OMF : L’armée est divisée en quatre corps, l’armée, la marine, l’aviation et la Garde Nationale, qui fait partie des Forces Armées. Et un de ses rôles est justement le maintien de l’ordre à intérieur. Les trois autres corps sont chargés de la protection des frontières, mais la garde nationale joue un rôle interne et vient en appui des autres corps, lorsque nécessaire, pour assurer la sécurité et la défense du pays. Et donc la garde nationale, qui fait partie des Forces Armées, est présente dans les aéroports, dans les prisons, aux frontières, partout. C’est un corps très républicain et très populaire. Et donc le combat contre le narcotrafic est un des combats qu’elle doit mener. Par conséquent, les Forces Armées participent au combat contre le narcotrafic.

VD : vous avez parlé du risque d’isolement du Venezuela. Il y a apparemment depuis 2006 un embargo contre le Venezuela.

OMF : Lorsque nous avons commencé à dire que nous voulions être nous-mêmes, que nous voulions une doctrine vénézuélienne, que nous voulions, entre guillemets, « venezuelaniser » la doctrine, il y a eu un prix à payer, évidemment. Un prix imposé par les Etats-Unis qui ont vu une agitation dans leur arrière-cour, qui se sont dit qu’il y avait un fou là-bas, et ce fou s’appelait Hugo Chavez, et ça a commencé à les préoccuper. Et il y a eu aussi tout un processus latino-américain, et notre président a communiqué avec une fréquence et une pédagogie comme jamais auparavant, et une coopération. Il y a désormais non seulement le Venezuela mais en réalité tout un modèle d’intégration de l’Amérique latine, et des Caraïbes aussi, et aussi une partie de l’Amérique centrale. Tout ça a commencé d’une certaine manière lorsque les Etats-Unis ont tenté d’imposer leur traité de libre-échange. Le Venezuela a refusé d’appartenir à ce traité, une décision pour laquelle nous devons payer un prix historique élevé.

Pour nos avions (de combat) F-16, nous voulions procéder à une maintenance, mais les Etats-Unis ont refusé de nous livrer les pièces. Comment avons-nous réagi ? Nous avons cherché de nouveaux fournisseurs. C’est comme ça que nous avons acheté des Sukhoi [russes]. Puis il a fallu remplacer nos fusils automatiques libyens. Les nôtres avaient 50 ans. Il fallait les remplacer parce qu’on ne pouvait plus laisser à nos soldats aux frontières des fusils qui s’enrayaient une fois sur deux. Sans parler du coût de maintenance et réparation qui était supérieur au prix d’un fusil automatique neuf. Nous avons donc là aussi cherché un fournisseur. Et après avoir fait le tour nous avons choisi le Kalashnikov.

VD : C’est vous-même qui avez signé ces achats.

OMF : Oui. De même pour les Sukhoi, et les radars aussi. A l’époque, il n’y avait qu’un seul radar militaire, à Punto Fijo, et il ne marchait pas très bien. A présent toutes les frontières du Venezuela sont couvertes par des radars. C’est ainsi que nous avons détecté récemment des avions de narcotrafiquants...

VD : … et des avions états-uniens aussi, quand ils s’égarent...

OMF : Exactement (sourires). Tout ça se détecte maintenant. Tout cela est le résultat d’une nouvelle conception de la défense aérienne. J’ai aussi entrepris le renouvellement de notre flottille. Nous avons voulu aussi acheter des avions de transport, espagnols, à EADS-CASA. Nous n’avons pas eu de chance car la majorité des composants de ces avions sont nord-américains. Ces derniers ont refusé de donner leur autorisation de vente pour ces composants et nous n’avons malheureusement pas pu acheter ces avions.

VD : vous avez aussi déclaré en 2012 que les Forces Armées vénézuéliennes étaient impliquées dans les affaires quotidiennes du pays. On pourrait comprendre ça comme une ingérence dans la politique et une sorte de violation du statut de neutralité.

MFO : Non, non. La neutralité est une chose, l’obligation d’être impliquée dans les événements, dans ce qui se passe, c’est autre chose. Parce que si tu comprends ce qui se passe, et que tu sais que tu fais partie de la solution, si tu comprends ça, le risque d’une aventure d’un coup d’état militaire disparaît...

VD : ...c’est une manière de prendre une conscience sociale ?

MFO : Exactement. Une conscience sociale mais aussi une conscience militaire. Une conscience sociale, parce que tu comprends les problèmes. Parce que tous les privilèges dont bénéficiaient les forces armées avant, pour l’alimentation, le logement, l’achat de voitures, tout ça a disparu. Et donc nous avons été nous-mêmes intégrés dans les plans sociaux du gouvernement...

VD : … les militaires sont devenus des gens normaux...

MFO : Exactement. (rires) C’est dit autrement, mais c’est exactement ça. C’est ça la vérité - avant, nous n’étions pas normaux. Nous étions des gens qui vivaient dans une bulle.

VD : Ce serait exagéré de parler d’une « armée populaire » ?

MFO : Oui, je crois que c’est l’idée. En fait, le ministère s’appelle le Ministère Populaire de la Défense.

VD : « populaire », ça a une connotation forte...

MFO : Claro... ça signifie du peuple. Ministère du Peuple pour la Défense, Ministère du Peuple pour l’Economie, Ministère du Peuple pour la Santé, Ministère du Peuple pour l’Agriculture... Cela signifie que le gouvernement n’est pas une aristocratie qui vit dans les nuages...

VD : …rien à voir avec l’armée chilienne, pour prendre un exemple au hasard ?

MFO : Bon... (rires) parlons d’autre chose.

VD : On sait qu’il existe des échanges entre le Venezuela et Cuba, des médecins, des enseignants... pas de militaires ?

MFO : Non. Je sais qu’il y en a qui disent qu’ils sont présents au Venezuela, qu’ils prennent les décisions. Tout ça, c’est faux. Ce que je peux te dire et c’est vrai, il y a eu des échanges, des conversations, sur comment chacun gére tel ou tel problème, un problème de santé, d’activités sportives, ou un problème de défense précis, par exemple.

VD : On a lu il y a peu dans la presse occidentale que l’armée vénézuélienne était intervenue pour lutter contre le marché-noir. Cela aussi me semble être plutôt un travail de police. Que peut bien faire une armée pour lutter contre le marché-noir ? Ca fait partie de l’implication dans les affaires quotidiennes ou de la participation dans le développement du pays ?

MFO : Il se passe que certaines de nos frontières sont ce que j’appellerais des frontières « animées », surtout celles avec la Colombie, et...

VD : pardon, que signifie « animée » ? Qu’elle bouge ou qu’elle est « chaude » ?

MFO : Cela signifie qu’il y a beaucoup d’échanges qui passent par là. Par exemple, dans l’état de Tachira, à la frontière avec la Colombie, pratiquement on trouvera des membres d’une même famille vivant de chaque côté. Il y a donc déjà là des échanges entre eux. Et donc, lorsqu’on parle d’implication dans les affaires quotidiennes, ça veut dire chercher à comprendre pourquoi cette région en particulier connaît autant de problèmes. D’abord on réalise que les problèmes à Tachira ne sont pas les mêmes qu’à Caracas. A Tachira, à part le problème de l’économie locale, il y a aussi le problème des paramilitaires colombiens qui pénètrent dans le pays qui sert en quelque sorte de déversoir. L’armée colombienne ne peut pas traverser la frontière, évidemment, mais les paramilitaires passent, comme simples citoyens.

VD : comme des touristes ?

MFO : Oui, exactement, et cela crée des problèmes. Du côté [de la frontière] du Brésil, le problème est différent parce que le nord du Brésil est dépeuplé. Le Brésil est un pays très littoral, pratiquement toute l’activité est concentrée sur le littoral.

VD : combien de kilomètres de frontières avec le Brésil ?

MFO : plus de 2000, je crois. Et puis il y a encore un autre problème du côté de la Guyane, où il a un litige sur le tracé de la frontière, un conflit territorial qui est très ancien, qui date de l’indépendance de la Guyane. Il y a donc des zones de tensions historiques. Et bien sûr, puisque nous sommes dans les Caraïbes, il y a aussi une frontière maritime, une façade maritime de plus de 1000 km, ce qui facilité beaucoup les activités illégales. Les forcés armées ont donc développé, entre autres spécialités, la surveillance des côtes. Et là aussi elles collaborent avec le Ministère de la Justice dans la lutte contre la contre-bande et le narcotrafic. C’est ce que j’appelle une force armée du quotidien. C’est pour ça que nous sommes intégrés dans la société.

VD : Vu de loin, on a l’impression qu’à la frontière colombienne, il suffirait d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Comment sont les relations avec les forces colombiennes ?

MFO : Les relations sont très cordiales. Il y une entente et un respect mutuel. Par exemple, si je suis en train de poursuivre les auteurs d’un acte délictueux jusqu’à la frontière, je vais immédiatement alerter les forces colombiennes de l’autre côté et elles vont le capturer.

VD : Y compris s’il s’agit de paramilitaires ?

MFO : Oui, oui, tout le monde. Le paramilitaires tentent parfois de se réfugier chez nous. Il faut souligner que le problème des paramilitaires est intéressant. Les paramilitaires sont d’abord apparus comme une force d’auto-défense. A une époque de la lutte entre l’armée colombienne et les guérilleros, ces derniers étaient habillés en civil. Au yeux du droit international, on avait affaire à des militaires attaquant des civils. Alors le gouvernement colombien a décidé d’organiser une sorte de milice...

VD : qui porte elle aussi des uniformes, non ?

MFO : Oui, mais elle n’est pas une « force armée », reconnue comme telle par l’état, avec une organisation et une hiérarchie reconnue. Ce sont des forces qui ne font pas partie intégrante des Forces Armées. C’est un problème interne très compliqué. Mais pour nous, la guérilla, comme les forces d’auto-défense, sont toutes les deux des organisations illégales. Et c’est aussi devenu un négoce pour tous les chiens de guerre.

VD : Je ne sais pas si vous êtes en position de me parler des FARC...

MFO : C’est une lutte qui est née il y a cinquante ans avec Gaitan [Jorge Eliécer Gaitán Ayala, dirigeant charismatique et populaire, assassiné en 1948.] Ce qui me préoccupe, c’est qu’aujourd’hui en Colombie, on a crée un nouveau Gaitan, en la personne de [Gustavo] Petro [maire de la capitale, Bogota, élu en 2012 et destitué par le pouvoir le 19 mars 2014]. Ils viennent de le destituer et déclarer son inéligibilité pendant 15 ans. Et donc Petro est en train de se transformer en une figure politique populaire, de la rue, de combattant. En Colombie, c’est très difficile d’être de gauche. Tu peux être Conservateur ou Libéral...

VD : ou fasciste...

MFO : ...ou fasciste. Mais être de gauche, ce n’est pas considéré comme « normal ». Pour eux, la gauche, c’est Gaitan, et Gaitan, c’est la guérilla, et la guérilla, c’est la FARC, qui est le principal groupe des différentes guerillas. Le Président Chavez l’a dit lui-même, quand les FARC ont commencé à recourir à certaines méthodes - pour trouver de l’argent pour acheter des armes et poursuivre le combat – à recourir aux enlèvements, il a dit que c’était inacceptable...

VD : ce n’est pas une méthode courante en Colombie, qui date de vieux, pour ne pas dire une coutume ?

MFO : Si, mais les FARC ont commencé aussi à recourir à ces méthodes. Mais lorsque les anciens dirigeants des Farc ont commencé à disparaître, les jeunes ont dit « ce n’est pas comme ça qu’il faut lutter », ce n’est pas comme ça que doit lutter un mouvement de gauche. Et ils sont descendus de la montagne, il y a eu un processus de pacification. Ils disaient, « tu veux être de gauche ? Viens adhérer à un parti ». Et ils ont crée l’Union Patriotique, mais le pouvoir est resté entre les mains des Conservateurs et Libéraux. Puis est arrivé Uribe qui a mené une lutte acharnée contre la guérilla, une lutte frontale. Et la guérilla a pris des coups sévères. Puis il a été décidé de créer une Commission d’Entente, et Chavez a beaucoup contribué à sa création, et Cuba a servi d’intermédiaire, pour trouver une solution pacifique, pour procéder à un retour à la légalité et ne plus être cantonnés dans les montagnes. D’ailleurs, la mairie de Bogota a été remportée par un candidat de gauche, Petro. C’était comme un caillou dans leur soulier. Alors ils l’ont destitué, il y a deux trois jours.

VD : vous avez déclaré il y deux ou trois ans que vous ne croyiez pas à une intervention des Etats-Unis au Venezuela.

MFO : Oui.

VD : et aujourd’hui ?

MFO : Je ne crois pas que les Etats-Unis tenteront une invasion...

VD : … comme au Panama ou à la Grenade...

MFO : Non, parce que le monde a changé, il y a trop d’intégration en Amérique latine. Une telle initiative serait rejetée par tous. Par contre, ils sont en train d’employer des méthodes « alternatives », indirectes. Ils l’ont fait au Honduras, au Paraguay, et ils veulent faire la même chose au Venezuela. Agiter un certain secteur de l’opposition, aux tendances néofascistes, ou « anti-gauche », si on ne veut pas employer le terme de néofasciste. Cela commence évidemment par un processus de propagande, de publicité... la « pub »... où on décrit les chavistes comme des ignorants, des gens sans formation, qui ne savent pas ce qu’ils font, qui provoquent le "désastre", des gens qu’il faut écarter du pouvoir par la rue... Mais au Venezuela, comme l’histoire l’a déjà démontré, pour écarter le pouvoir de force, il faut la participation des forces armées. Il y a un article très important dans la Constitution. C’est l’article 333, qui stipule que tout Vénézuélien, représentant de l’autorité ou pas, est dans l’obligation de défendre la Constitution. Le problème, c’est qu’une partie de l’opposition est en train de violer la Constitution, ce qui est interdit. Il existe différentes voies pour contester un gouvernement, électorales, légales.. La grande leçon est que dans le Venezuela d’aujourd’hui, il existe des voies constitutionnelles pour traiter des problèmes, et ces voies ne passent pas par les forces armées, qui sont chargées de défendre le pays, la démocratie et la Constitution.

VD : Vous pensez qu’un retour en arrière est impossible ?

MFO : Un soulèvement militaire n’est pas exclu. Il se peut que quelques têtes brûlées prennent une telle initiative car, après tout, les forces armées sont issues du peuple. Parmi le peuple, il y a des chavistes et des non-chavistes...

VD : … et des antichavistes.

MFO : … et des antichavistes. Il est donc normal qu’on retrouve les mêmes au sein des forces armées. Mais, dans les forces armées, et chaque jour je m’en rends compte, on fait la différence entre la raison et les sentiments. Ce sont deux choses que nous avons réussi à séparer. On ne peut pas mélanger les sentiments et la raison. La raison est très claire, et c’est la Constitution. Comme militaire, tu peux penser ce que tu veux, mais le jour des élections, tu as le droit de voter comme n’importe quel citoyen.

VD : les militaires votent depuis quand ? Depuis l’arrivée au pouvoir de Chavez ?

MFO : Oui. Avec la Constitution de 1999.

VD : Et ça fait partie de la fameuse union civico-miltaire ?

MFO : Exactement. Ce qui a contribué à la compréhension de ce que signifient ces valeurs démocratiques.

VD : Un colonel à la retraite m’a dit un jour que le point de départ du changement d’attitude des forces armées en Amérique latine est la guerre des Malouines [en 1982, conflit armé entre la Grande-Bretagne et l’Argentine autour des îles Malouines], lorsque les Etats-Unis ont choisi le camp de la Grande-Bretagne contre l’Argentine. Vous avez vécu ces événements ?

MFO : Oui, bien-sûr. J’étais officier depuis cinq ans. Que s’est-il passé au Venezuela ? Du point de vue militaire, nous étions alliés, même si le Venezuela a déclaré sa neutralité pendant la deuxième guerre mondiale et a vendu son pétrole à tous ceux qui voulaient l’acheter. Cette neutralité d’ailleurs était reconnue. Si un bateau italien, par exemple, entrait dans nos eaux territoriales, il n’était pas attaqué.

VD : que faisait un bateau italien au Venezuela ? Il s’était perdu ?

MFO : Peut-être... cela dit, même les Allemands étaient intéressés par une présence dans les Caraïbes, d’où la création de la 4ème Flotte [Etats-Unienne]. Après la fin de la deuxième guerre mondiale, une recomposition des forces armées a commencé partout dans le monde. En Europe, ce fut la reconstruction. En Amérique latine, nous avons commencé à recevoir des Européens, des gens pauvres, des gens qui avaient tout perdu, qui cherchaient une nouvelle vie chez nous. C’est la raison pour laquelle il y a tant d’Européens au Venezuela, comme en Argentine.

VD : j’ai connu un endroit au Nicaragua qui s’appelait « la forêt noire ». On y trouvait en pleine montagne tropicale la reconstitution d’un village allemand, avec des chalets en bois, des nains de jardin... la totale.

MFO : Oui, j’ai connu un endroit similaire en Argentine... Et donc, après la deuxième guerre mondiale, il y a eu au Venezuela le coup d’état de 1945 [renversement du dictateur Medina Angarita et premières élections démocratiques du Venezuela]. Pour dire que le Venezuela a connu une période de progressisme, « pro-russe » si vous voulez. Alors les Etats-Unis, pour préserver leur influence, ont déclenché ce qu’on a appelé la guerre froide. Les Etats-Unis ont donc mis en œuvre un plan, le plan TIAR, le Traité Interaméricain d’Assistance Réciproque, où toutes les forces armées [du continent] devaient participer à la défense devant une menace extérieure. Lors de la guerre des Malouines, lorsque les Britanniques se sont emparés des îles, l’Argentine a invoqué le TIAR, mais en vain. A partir de là, tout le monde s’est demandé « à quoi sert le TIAR ? » Et de fait, le TIAR a disparu. Et en Argentine, il y a eu une profonde remise en cause des forces armées et de leur rôle. Notez que lorsque le gouvernement de [Fernando] De La Rua est tombé [en 2001, suite à des émeutes], l’armée s’est tenue à l’écart, ce qui a produit un nouvel ère. Même au Chili, après le coup d’état de Pinochet, un coup d’état violent contre Allende, avec une armée très anti-progressiste, l’armée se tient désormais à l’écart et on peut assister à l’élection d’un candidat de gauche modérée. En Bolivie, le président est même d’origine indigène. L’ambiance générale a changé, et les ministres de la défense des différents pays ont maintenant l’habitude de communiquer entre eux. Le sentiment général est que c’est au peuple de décider, par les urnes, et non aux forces armées.

entretien réalisé par V. Dedaj pour le Grand Soir, à Paris, le 21 mars 2014

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