Si l’on s’en tient à sa définition usuelle, les choses paraissent simples : le terrorisme est l’exercice indiscriminé de la violence à l’égard de populations civiles en vue d’obtenir un résultat politique. Comme une bombe à retardement, ce terme, pourtant, est piégé d’avance. Car la doxa occidentale en fixe l’usage de façon impérative, elle en prescrit la seule signification acceptable.
Ce code de langage s’organise autour de trois règles essentielles.
La première, c’est qu’on ne peut parler de terrorisme que si ses victimes sont occidentales, c’est-à-dire nord-américaines, européennes ou israéliennes. Ceux qui, appartenant au reste de l’humanité, ne bénéficient pas de cette dignité originaire ne sauraient figurer au rang de victimes innocentes. Certes, depuis vingt ans, le terrorisme a fait beaucoup moins de victimes en Occident que dans le reste du monde. L’attentat de Boston est le premier sur le sol américain depuis 2001, tandis que le terrorisme jihadiste a tué 2 000 Pakistanais en une seule année. Mais peu importe que les autres en fassent massivement les frais : ils sont la menue monnaie de ce péril planétaire. Le déchaînement de la violence aveugle indigne d’autant plus l’opinion occidentale, en outre, qu’il semble totalement incompréhensible, dépourvu de sens. Ce qui provoque la colère, c’est moins l’évidente nocivité que l’irrationalité foncière du terrorisme.
« Après la tragédie de Boston, lit-on dans Newsweek, il est impossible de ne pas se poser les mêmes questions que celles qu’on s’est posées au lendemain du 11 septembre 2001 : jusqu’à quel point sommes-nous en sécurité dans nos foyers ? Pourquoi les États-Unis sont-ils si souvent pris pour cible par un si grand nombre de personnes ayant un si grand nombre de choses à nous reprocher ? Pourquoi ces gens-là nous haïssent-ils ? ». Si le terrorisme est abject, c’est parce qu’il n’a aucune raison d’être, parce qu’il est d’une scandaleuse absurdité. Et si la violence perpétrée contre l’Occident bat tous les records d’audimat, c’est en proportion d’un incalculable préjudice moral, et non du préjudice physique qu’elle entraîne : la mort administrée par une barbarie venue d’ailleurs est inqualifiable parce qu’elle est absurde, elle est innommable parce qu’elle défie les catégories de la raison.
De cette interprétation de la terreur, le traitement des attentats par les grands médias occidentaux témoigne parfaitement. Le propos journalistique se coule dans un moule dualiste, scindant docilement la planète en deux hémisphères : celui où les attentats méritent qu’on en parle et celui où ils ne sont que du menu fretin. Sur le marché mondial de la mort en direct, la valeur de la vie humaine connaît des fluctuations impressionnantes. Le temps d’antenne dévolu aux victimes accuse des variations spectaculaires selon leur nationalité. Mais surtout, la causalité supposée de ces violences ne se voit appliquer le coefficient terroriste que si les victimes relèvent du monde civilisé. La mort administrée par attentat ne s’extrait de la banalité planétaire que si les suppliciés en valent la peine : elle n’accède à la signification qu’en transgressant la loi non écrite du « zéro mort » occidental.
Les Occidentaux ne succombant que sous l’effet d’une violence injustifiable, l’imputation de responsabilité se convertit aussitôt en incrimination de la terreur. Cette ombre terrifiante, cependant, ne plane sur nos têtes que parce que la médiasphère lui prête une existence virtuelle. La réalité de la terreur est toujours une réalité d’emprunt, octroyée par la représentation qu’en forgent les médias, prisonnière de sa reproduction audiovisuelle. Parce qu’elle est captive de cet effet-miroir, seule sa visibilité planétaire, au fond, lui communique une véritable portée : un attentat dont on ne parle pas n’est pas un attentat, mais un accident qui ne touche que ses victimes, et auquel le reste du monde est absolument indifférent.
Le traitement médiatique de l’actualité du terrorisme, par conséquent, ne s’embarrasse guère de nuances. Hors d’Occident, la sélectivité des médias frappe le terrorisme d’irréalité, elle le réduit à un furtif alignement de chiffres. Privé de résonance affective, la relation des faits se colore d’une froideur statistique ayant pour effet de les condamner à l’oubli. Le Pérou et la Colombie ont été durement frappés par le terrorisme depuis deux décennies, mais qui s’en soucie ? À l’intérieur des frontières occidentales, au contraire, la partialité médiatique ambiante confère à l’événement une mystérieuse surréalité, elle l’élève au rang de drame emblématique, lui attribue une signification qui excède toujours ses circonstances immédiates. « Le XXIème siècle converge vers Boston », titre le New York Magazine au lendemain de l’attentat. Trois morts dans une cité étasunienne, et le sens à venir d’une histoire mondiale séculaire vient soudainement s’éclairer, il s’offre aussitôt à une interprétation qui le transcende.
Ainsi la médiatisation du terrorisme se caractérise par son extrême variabilité, mais selon un axe qui épouse la division de la planète entre le monde d’en haut et le monde d’en bas : dans un cas, elle le condamne à l’insignifiance, dans l’autre elle le voue à l’hyperbole. Et l’Occident a beau se réclamer de valeurs universelles, l’intérêt des médias dominants est toujours proportionnel au PIB par habitant. En ce sens, les médias ne sont jamais extérieurs à ce qu’ils relatent, étrangers aux images qu’ils diffusent : ils sont l’événement lui-même, ils le forgent avec leurs propres armes.
Corollaire de la première, la deuxième règle stipule que les terroristes, en revanche, sont nécessairement non occidentaux : si ses victimes sont nôtres, le terrorisme, lui, est toujours celui des autres.Que les puissances occidentales y recourent, et ce terrorisme inavouable en perd aussitôt les attributs : il est lavé, comme par enchantement, de cette marque d’infamie. Que le premier détournement d’avion de l’histoire ait été réalisé par l’armée française au détriment des chefs du FLN algérien, en 1956, n’a jamais valu à la patrie des droits de l’homme cette appellation infamante.
Dans cette perspective, le terrorisme n’est pas un mode opératoire, c’est une qualité intrinsèque : on n’est pas terroriste parce qu’on martyrise des populations civiles, mais par essence ; on ne le devient pas par ses actes, on l’est en raison de ses origines, de façon congénitale. Ainsi les bombardements meurtriers de Grozny ou de Gaza échappent à cette qualification, alors même qu’ils répondent parfaitement à la définition du terrorisme, puisque leurs commanditaires civilisés sont exonérés par essence de toute compromission avec la barbarie qui les entoure.
Supercherie supplémentaire, cette violence d’État à grande échelle est justifiée, en effet, comme une réaction de l’occupant à la sauvagerie de l’occupé : la légitime défense des forts répondrait, nous dit-on, au fanatisme meurtrier des faibles. Toute action armée, du moment qu’elle atteint des Occidentaux, se réduit donc au terrorisme d’une façon ou d’une autre, y compris lorsqu’elle frappe des cibles militaires. Les actes de résistance à l’occupation étrangère se voient attribuer, invariablement, cette appellation infamante : toute puissance occupante traite immanquablement les résistants de terroristes.
Ce qui valait pour l’Europe occupée durant la Seconde Guerre mondiale vaut aujourd’hui pour les territoires palestiniens ou tchétchènes. Expert en la matière, le général De Gaulle ne s’y était pas trompé, déclarant lors de sa conférence de presse de novembre 1967 qu’ « Israël organise, dans les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui la résistance qu’il qualifie de terrorisme ». En invoquant une prétendue consécution logique (comme si le terrorisme des faibles précédait l’antiterrorisme des forts), l’autojustification de la répression prend donc la cause pour l’effet.
De l’imposition de cette deuxième règle, on peut d’ores et déjà tirer deux leçons. La première, c’est que l’usage du terme de terrorisme se voit frappé d’un interdit lorsque la violence exercée contre les civils atteint un seuil critique. Plus le nombre des victimes est élevé, moins la qualification de terroriste semble s’imposer : cette règle quantitative vaut donc absolution du meurtre de masse, l’accusation de terrorisme ne valant que pour le meurtre de détail. La seconde leçon, c’est que l’Etat n’est jamais coupable de terrorisme. Aucune instance internationale, par exemple, n’ose qualifier de « terrorisme d’Etat » un bombardement délibéré de zones habitées. Tout se passe, au contraire, comme si la réprobation morale était inversement proportionnelle à l’ampleur du préjudice, du moment qu’une grande puissance défend ses intérêts en faisant usage des armes.
Impliquée par les deux précédentes, la troisième règle, enfin, exige de laisser dans l’ombre la genèse historique du terrorisme jihadiste.Rempart contre l’influence soviétique, antidote au nationalisme arabe, opportun concurrent de la subversion chiite : les stratèges de la CIA, en effet, ont prêté au jihadisme toutes les vertus. En diluant la nation arabe au sein d’un ensemble plus vaste, le panislamisme promu par les Saoudiens avait pour vertu de neutraliser le nationalisme arabe, laïc et socialisant. Et l’alliance avec une Arabie Saoudite conservatrice sur le plan intérieur et docile sur le plan extérieur constitua, outre l’osmose avec Israël, le véritable pivot de la politique américaine.
Durant une décennie, Washington versa 600 millions de dollars par an aux adeptes du jihad antisoviétique. Mais le paradoxe est que les États-Unis, au lendemain de l’effondrement russe, persistèrent dans leur appui politique et financier à la guérilla afghane. Son éclatante victoire sur l’Armée rouge auréola le jihadisme combattant d’une réputation d’efficacité qui incita Washington à le manipuler à son profit. Au nom de la lutte contre l’Union Soviétique, les États-Unis ont systématiquement favorisé les organisations les plus radicales. Prompte à toutes les manipulations, la CIA a ainsi fini par enfanter des monstres dont elle se révéla incapable d’apprécier le véritable danger.
Alors qu’elle échafaudait d’audacieuses combinaisons entre les factions afghanes, elle ne vit rien venir de la menace qui s’abattit sur le cœur du pays le 11 septembre 2001. En somme, les États-Unis ont péché par excès de confiance dans la toute-puissance du dollar. Fort de ses ramifications internationales, ce jihadisme combattant, qui s’est nourri de violence extrême avec leur bénédiction, n’avait plus besoin d’eux.Inavouable, la genèse d’Al-Qaida n’est donc un mystère pour personne : elle fut l’effet combiné de l’obsession antisoviétique des Etats-Unis et de la frayeur saoudienne devant la percée khomeyniste.
Ainsi le discours occidental sur la terreur se paie d’une triple supercherie : il implique, à la fois, une restriction géographique de son objet, une imputation exclusive de sa causalité et une rigoureuse omerta sur ses origines. Cette sémantique du terrorisme disculpe l’Occident de toute responsabilité, tout en conviant des masses apeurées à serrer les rangs avec angoisse autour de leurs dirigeants. Pour conférer au discours sur la terreur son effet maximum, elle en circonscrit la signification au prix d’un véritable subterfuge. Elle est obtenue, en effet, par un pur effet de langage : il suffit d’imputer les forfaits du terrorisme aux dépositaires honnis d’une altérité radicale, d’en repousser l’origine au dehors des frontières de la civilisation.
Mais, en lui conférant une signification faussement univoque, ce discours lui attribue aussi un second caractère, tout aussi invraisemblable. Le terrorisme, en effet, n’est pas seulement une menace que définit son extériorité absolue au monde civilisé. Cette barbarie venue d’ailleurs a aussi la capacité de s’exercer à tout instant : comme si elle était douée d’ubiquité, elle pèse constamment sur nos têtes. Or c’est exactement ce que prétend la propagande d’Al-Qaida : non seulement elle voue à la destruction le monde des infidèles et des apostats, mais l’appel au jihad global entend transformer la planète en champ de bataille. En se projetant dans l’universalité du cyberespace, il se donne l’apparence troublante d’une menace qui occupe magiquement toutes les dimensions de l’espace et du temps.
Frère jumeau de la rhétorique du jihad mondialisé, le mythe de la terreur planétaire acquiert, de ce fait, une portée sans précédent. Son influence est si profonde que son évocation suffit à souder le monde occidental dans un rejet horrifié. Parmi les oripeaux dont il couvre ses ambitions, le discours sur la terreur fournit par conséquent l’habillage le plus commode. De la guerre d’Afghanistan à celle du Mali, il permet de persuader l’opinion occidentale qu’elle est dans son droit lorsqu’elle approuve la guerre chez les autres. Il l’immunise contre le doute sur les moyens employés et lui offre à peu de frais une garantie de bonne conscience.
Toute menace, réelle ou imaginaire, provoquant une réaction instinctive, le discours sur la terreur se pare toujours des vertus du réalisme, y compris lorsqu’il agite des fantômes. Puisque le péril est à la fois impalpable et pérenne, il menace tout un chacun de son invisible omniprésence. Il est partout et nulle part, prêt à fondre sur un monde abhorré qu’il rêve d’anéantir. L’ubiquité imaginaire du péril terroriste est ainsi le postulat commun à l’incantation jihadiste et à la propagande occidentale : il exerce de part et d’autre la même fonction obsessionnelle, justificatrice d’un combat sans fin et sans merci.
Bruno Guigue
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