Vous avez publié une longue critique sur le symposium de l’Unesco sur la liberté d’expression du 26 janvier 2011 à Paris. Pouvez-vous nous le résumer ?
C’était une première pour moi qui n’avais jamais assisté à ce genre de conférence internationale sur le sujet. Ma première réaction a été la déception vu le niveau du débat. Le premier mot qui m’était venu à l’esprit était « infantile ». Je m’attendais à une réflexion plus développée, plus profonde, moins « politiquement correcte ». Les énormités énoncées sans provoquer le moindre remous m’ont fait prendre conscience que la réflexion sur les médias, la liberté d’expression, la liberté de la presse, même à haut niveau, était balbutiante, pour ne pas dire inexistante.
On dit qu’au lieu de tenter de répondre à une mauvaise question, il faut reposer une bonne. Quand on parle de défendre « l’indépendance de la presse », je me demande de quelle indépendance il s’agit. Vis-à -vis d’un gouvernement, des actionnaires, du public ? De tous à la fois ? Quels sont ses critères et comment les mesure-t-on ? Par le nombre de critiques contre le pouvoir en place, par exemple ?
Prenons le cas de la journaliste mexicaine qui a rapporté, en toute bonne foi, l’assassinat de ses collègues et qui a mentionné celui de trente autres aux Philippines. Elle s’est demandé « pourquoi on n’en parle pas ? ». On retiendra les mots « pourquoi » et « on » dans la question. Le « pourquoi » me paraît évident : ils n’ont pas été assassinés dans un pays figurant sur la liste des « ennemis officiellement désignés » par les grands médias et les puissances occidentales. Quant au « on », on aurait dit qu’elle parlait d’une entité floue, aux contours imprécis. Elle ne parlait certainement pas de vous et de moi, mais des grands médias, les consortiums de l’information qui revendiquent haut et fort leur indépendance et leur liberté d’expression et qui font, dans ce cas précis, une démonstration de leur liberté de... garder le silence.
Que pensez-vous de la présence comme partenaires d’un colloque de l’Unesco sur la liberté de la presse de Microsoft, Google et Al Jazira ?
C’est comme si on organisait un colloque sur la sécurité alimentaire avec Monsanto.
En ce qui concerne Al Jazira, qui a longtemps été perçue comme une alternative à CNN, Sky news et consorts - c’était probablement le cas pendant un certain temps -, son apparente reprise en main par ses bailleurs de fonds révèle toutes les limites de l’indépendance de la presse.
Vous faites une distinction importante entre liberté de la presse et liberté d’expression.
Je suis même étonné de voir à quel point ces deux idées sont confondues.
Considérons d’abord la liberté d’expression.
Soit on est pour, soit on est contre. Si vous dites « je suis pour la liberté d’expression, sauf pour... », vous devez admettre que vous n’êtes pas pour la liberté d’expression, mais pour une liberté d’expression dans un cadre que vous avez établi. De même, si vous dites « je suis contre la peine de mort, sauf pour les crimes particulièrement odieux », en réalité vous n’êtes pas contre mais pour la peine de mort applicable pour des crimes particulièrement odieux. Je ne porte pas de jugement, je rappelle juste le poids des termes employés et le positionnement de chacun, soit sur le terrain de l’éthique - qui n’admet pas d’exceptions, par définition -, soit sur le terrain de la profession de foi qu’on peut adapter aux circonstances et, il faut bien l’admettre, à son propre niveau de tolérance. Chomsky a indiqué que même Hitler était pour la liberté d’expression... de ceux qui pensaient comme lui.
Il y a donc d’un côté l’éthique et les principes - auxquels vous adhérez ou pas - et de l’autre des déclamations qui ne sont en réalité que le résultat de rapports de force politiques - que vous assumez ou pas.
Ne pas faire cette distinction, pourtant essentielle, permet de « sacraliser » l’idée de « liberté d’expression ». Et ce qui est sacré ne peut être critiqué. Ce qui arrange surtout les affaires de ceux qui en sont déjà les « détenteurs ». Sauf qu’en pratique, comme souvent dans la vraie vie, ce sont généralement ceux qui en parlent le plus qui en font le moins.
Une fois cela posée, il reste à réfléchir sur une liberté concrète de l’expression. Je peux avoir la liberté de m’exprimer, mais pas les moyens. A quoi me servira cette liberté dans un système qui se vante de me l’accorder sans m’en donner les moyens ? En pratique, je peux vouloir exprimer une idée, mais quelqu’un (qui ?) a décidé (de quel droit et sur quels critères ?) de m’accorder ou non un espace ou un temps de parole. Je pourrais créer mon propre moyen d’expression, mais je me heurterais rapidement aux contraintes économiques. Les moyens d’expression sont donc le domaine de prédilection des pouvoirs politiques et économiques. Ce qui nous ramène illico à la question de leur indépendance.
La liberté d’expression peut aussi être gérée de manière passive ou proactive. Dans un cas, on considère que « chacun a le droit de s’exprimer » (dans un cadre généralement préétabli) et que cela suffit pour affirmer son attachement à la liberté d’expression. Dans le second, on considère que « chacun a le droit d’entendre, d’être informé » (toujours dans un cadre généralement préétabli) et qu’il faut donc donner la parole et organiser cette liberté, lui donner de la substance en somme.
A titre d’exemple, lorsque les médias occidentaux refusent de diffuser les propos de Ben Laden - pour lequel je n’ai aucune sympathie-, ils violent allègrement mon droit de citoyen à entendre ce que l’auteur présumé du plus grand attentat de l’Histoire avait à dire. Dans ce cas précis et dans bien d’autres (et tous les jours), la restriction de la liberté viole allègrement mon droit à être informé.
Au terme de « liberté d’expression », je préfère celui du « droit d’être informé », ce qui dénote d’un changement radical de point de vue. D’abord, parce que le droit d’être informé me paraît supérieur à la liberté d’expression, puisqu’il la supplante, l’induit et la justifie. Ensuite, parce que qui dit droit, dit devoir. Un devoir qui incombe aux médias. Je répète souvent : informer n’est pas une liberté pour la presse, mais un devoir. Et la notion de devoir a l’avantage d’être plus difficilement attaquable, parce qu’il s’agit d’un devoir... mais aussi l’inconvénient, pour l’industrie de l’information, de devoir faire son travail et le mieux possible sans considération pour des intérêts « supérieurs ».
La liberté de la presse est une autre notion fréquemment agitée. Mais comme pour la liberté d’expression, toute analyse ou questionnement sur sa signification est évacuée, ce qui permet aussi sa sacralisation. Il est pourtant facile là aussi d’écorner les « évidences » par de simples questions : la liberté de la presse inclut-elle celle de mentir ? La propagande en fait-elle partie ? Inclut-elle le droit d’exercer un quasi-monopole, de distribuer la parole selon son bon vouloir, de faire silence ? Les appels à la guerre en font-ils partie ? Est-il absurde de se demander si un fabricant d’armes a le droit de posséder un quotidien national ? La désinformation et la non-information en font-elles partie ? Etc.
Exiger une liberté pour la presse revient en réalité à exiger une liberté pour une industrie, celle de l’information, selon la théorie somme toute très capitaliste que ce qui est bon pour le business est bon pour le consommateur. A moins d’être un farouche défenseur du libéralisme économique le plus débridé, l’absurdité de la chose est évidente. Mais présenter la presse comme un tout, c’est mettre dans le même sac l’épicier du coin et l’hypermarché local. C’est confondre Judith Miller du New York Times qui a sciemment menti sur les armes de destruction massive en Irak et les journalistes mexicains qui enquêtent sur les cartels de drogue.
Oui, la liberté de la presse a des limites. La liberté de la presse s’arrête exactement là où commence mon droit à une véritable information.
Propos recueillis par Aymen Gharbi
Le Maghreb Magazine - 31 mai 2012
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