Discours de la servitude volontaire.
E. de La Boétie
Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et
aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau
et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler et
dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres !
Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. Il semble que vous
regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la
moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies.
Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des
ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait
ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et
pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la
mort.
Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus
que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a
de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire.
D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment
a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les
pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il
pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous
assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous
faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices
du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos
champs pour qu’il les dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour
fournir ses pilleries, vous élevez vos filles afin qu’il puisse assouvir sa
luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu’il en fasse des soldats dans le
meilleur des cas, pour qu’il les mène à la guerre, à la boucherie, qu’il les
rende ministres de ses convoitises et exécuteurs de ses vengeances. Vous
vous usez à la peine afin qu’il puisse se mignarder dans ses délices et se
vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez afin qu’il soit plus
fort, et qu’il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de tant
d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les
sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous
délivrer, seulement de le vouloir.
Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas
de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous
le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son
poids et se rompre. (Extrait)
*** *** ***
Notice biographique
Étienne De La Boétie (1530-1563) : Issu d’une famille de magistrats périgourdins, qui représente le type même de la bourgeoisie cultivée sur laquelle le pouvoir continue de s’appuyer pour se débarasser des derniers restes du féodalisme. Après avoir fait ses humanités puis son droit à Orléans (foyer de philosophie averroïste et d’humanisme évangélique), il devient en 1553 conseiller à la cour de Bordeaux. Il y rencontre Montaigne, et s’affirme fidèle à Michel de l’Hospital. Il traduit à cette époque Plutarque et Cicéron, mais on n’a conservé que son Discours de la Servitude volontaire, écrit dans les années 1547-1548, publié sous le titre Contr’un dans le Réveille-matin des français (1574). Le Discours sera considéré comme un pamphlet contre la monarchie et réimprimé en 1789, en 1835 puis à Bruxelles en 1857 contre Napoléon III. Prenant le contre-pied du Prince de Machiavel, La Boétie cherche lui aussi à expliquer les structures du pouvoir, mais à l’intention du peuple.
Source : www.cerphi.net