RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher

Violence : la leur et la nôtre (Jadaliyya )

« Je ne comprends pas toute la sensiblerie autour du recours au gaz. Je suis fortement favorable à l’utilisation de gaz toxique contre les tribus non civilisées. Cela répandrait une sacrée terreur ». Winston Churchill, 1920, au sujet du soulèvement en Irak. Londres.

Le 23 mars 2017, Khalid Masood a foncé sur les passants avec sa voiture sur le pont de Westminster à Londres, il a poignardé un officier de police avec un couteau puis il a été abattu. Il a tué quatre personnes dans sa furie, et il a en plus blessé quarante personnes et perturbé la tranquillité d’une grande ville occidentale. Masood, qui est né à Dartford (Kent, Grande-Bretagne), avait des ennuis avec la loi depuis de nombreuses années – principalement à cause d’actes de violence et de possession d’armes. L’écart entre l’acte de Masood et celui d’un criminel de droit commun est mince.

Il y a deux mois, le chef de la Police Métropolitaine a déclaré que « tous les voyants d’alerte étaient au rouge » en ce qui concernait l’augmentation des crimes violents en Angleterre et au Pays de Galles. L’arme de prédilection, a dit Sir Bernard Hogan-Howe, était le simple couteau. Les crimes violents avaient augmenté de 22%, avec 30838 crimes au couteau commis rien que dans le dernier quart de 2016. Le crime de Masood aurait aussi bien pu être considéré à la lumière de ces données, comme relevant d’un sérieux problème d’augmentation de la violence notamment au couteau.

Au lieu de cela, les médias et la classe politique britanniques ont offert une leçon de civisme moralisatrice. Il s’agissait, a déclaré le ministre des affaires étrangères Boris Johnson, « d’une attaque contre notre démocratie, au coeur de notre démocratie. » La première ministre britannique Theresa May a déclaré à la Chambre des communes que malgré cette attaque « nous irons de l’avant ensemble, et ne cèderons jamais face à la terreur. Et nous ne laisserons jamais les voix de la haine et du mal nous diviser ». Un journal a suggéré que la déclaration de Boris Johnson était « churchillienne ».

Daesh, qui a été sévèrement menacé en Irak et en Syrie, a appelé les gens dans le monde entier à mener des actions criminelles violentes en son nom. Il n’y a encore aucune preuve que Masood ait agi sous les instructions de Daesh et qu’il répondait à l’injonction de Daesh d’attaquer des gens dans l’espace public en Occident. Tout ce que l’on sait, c’est que juste après l’attaque, Daesh a revendiqué cet acte, désignant Masood comme son « soldat ». Les médias et les réseaux sociaux de Daesh ont célébré l’attaque. Il y a une forme de délire à l’oeuvre ici – un groupe affaibli qui cherche à attirer sur lui la gloire en utilisant l’attaque pathétique d’un repris de justice ayant utilisé une vieille voiture et un couteau.

Le « biais d’attribution » est une notion familière de la psychologie moderne. Cela renvoie au problème qui survient quand des gens évaluent leurs actions ou celles d’autres personnes en se fondant non sur les faits mais sur des attributs hérités de différents biais. Fritz Heider, qui est le premier à avoir développé cette théorie dans La psychologie des relations interpersonnelles (1958), a suggéré que ces attributions se faisaient principalement pour préserver notre concept de nous-même – c’est-à-dire notre sentiment de nous-même. Plutôt que d’évaluer son propre comportement dans une mauvaise situation, on tend à blâmer les autres et à ignorer les contraintes sous lesquelles les autres agissent. Un exemple typique de « biais d’autocomplaisance » : le vainqueur d’une élection dit « j’ai gagné parce que le peuple a voté pour moi », alors que le perdant dit « j’ai perdu à cause de la fraude électorale ».

L’acte de Masood a déjà été attribué à Daesh, et Daesh l’a déjà adopté comme un de ses combattants. Ces deux décisions sont auto-complaisantes – l’une parce qu’elle nie avoir le moindre rôle dans la production de l’acte de Masood et l’autre parce qu’elle encourage à un acte de rébellion chancelante. Les propres contorsions de Masood avec le racisme, son propre désir de trouver la gloire et de s’élever au-dessus de sa misérable situation : rien de cela n’est pris au sérieux. Les terroristes « locaux » ont des problèmes « locaux ». Mais avec le terme « terroriste » il devient possible d’exporter ce ressortissant « local » – tel quel – vers d’autres pays, de rejeter la responsabilité sur eux – sur Daesh en l’occurrence.

Al-Mansoura

A cinq mille kilomètres au Sud Est de Londres, se trouve la ville de al-Mansoura, près de la grande ville de Raqqa (en Syrie). Les bombardements aériens américains dans la zone autour de Raqqa ont forcé environ cinquante familles à trouver refuge dans l’école communale al-Badia. Les bombardements américains avaient réussi à affaiblir les positions de Daesh dans les petites villes qui entourent Raqqa alors que des centaines de soldats américains avaient pris position dans la périphérie. Les forces américaines – et leurs alliés, le Front Démocratique Syrien – ont cherché à s’emparer d’un barrage de première importance sur l’Euphrate dans la petite ville de Taqbah. Ce barrage est essentiel pour fournir de l’eau à Raqqa. La bataille de Taqbah, l’une des dernières voies d’accès à Raqqa, sera essentielle avant que les Américains et leurs alliés puissent tourner leur force de frappe contre la « capitale » de Daesh.

Le 22 mars 2017, quelques heures avant que Khalid Masood ne mène son attaque terroriste à Londres, l’aviation américaine a bombardé l’école. L’observatoire syrien des droits de l’homme, basé à Londres, affirme que trente-trois civils sont morts dans ce bombardement. Hamoud Almoussa de l’organisation « On Massacre Raqqa dans le Silence » (Raqqa is Being Slaughtered Silently) dit que ce nombre pourrait s’élever à 101 victimes civiles. Le jour précédent, le 21 mars, l’aviation américaine avait bombardé le village de Taqbah, touchant l’école Maysaloon, un poste médical avancé et des habitations dans la rue al-Synaa – tuant vingt civils. Une semaine plus tôt, l’aviation américaine avait bombardé le village al-Jineh (près d’Alep), touchant une mosquée et tuant quarante-six civils. Le Colonel John Thomas du Centre de Commandement américain a déclaré que l’aviation américaine n’avait pas touché de mosquée. « Nous allons enquêter sur toutes les allégations de pertes civiles en rapport avec ces frappes aériennes », a-t-il dit. Une déclaration comme celle-ci suggère toujours que le Centre de Commandement sait qu’il a touché des civils, mais qu’il ne veut pas faire d’affirmation directe dans un sens ou dans l’autre.

L’ONG AirWars qui tient le décompte des victimes des bombardements aériens, dit que rien qu’en mars, il y a eu plus de mille morts de civils non combattants en Irak et en Syrie comme conséquence de ce qu’elle appelle des « actions de la Coalition » – les avions américains infligeant la majorité des pertes. Ce pic considérable a conduit AirWars à suspendre ses enquêtes sur les pertes infligées par les Russes (50 en mars) et à concentrer les efforts de ses membres sur celles infligées par la seule aviation de la Coalition.

Les médias occidentaux se sont concentrés sur les actes de Khalid Masood et ont gardé le silence sur toutes ces morts. De brèves dépêches sur tel ou tel massacre sont sorties, mais sans l’attention et l’intensité de la couverture accordée aux attaques de Masood. Pas d’article à la une avec de grandes photographies, pas de couverture de « dernière minute » à la télévision avec des envoyés spéciaux qui insisteraient pour que les porte-paroles du Centre de Commandement américain leur en donne un peu plus à se mettre sous la dent. C’est comme si nous vivions dans deux mondes parallèles – l’un, où le terrorisme plonge la population dans l’indignation morale, et le deuxième où les morts massives causées par des avions de combat sont traitées comme un dommage collatéral inévitable de la guerre. Dans l’un, c’est du terrorisme ; dans l’autre, ce sont des accidents.

Mais cela n’a rien d’accidentel pour les habitants de al-Mansoura ou de al-Jineh.

Dualismes

J’ai passé des décennies à réfléchir à l’asymétrie des réactions face à des incidents de ce type dans des endroits comme l’Irak ou l’Afghanistan. J’ai écrit sur ces incidents, des essais pleins d’indignation. Mais cela revient à pisser dans un violon. Il est dérisoire, par exemple, de suggérer que les bombardements de Karrada en 2016 en Irak, qui ont tué plus de trois cents personnes, auraient dû pousser les gens à remplacer la photo de leur profil sur Facebook par des drapeaux irakiens (comme cela a été fait à travers le monde entier à la suite des attaques de Paris en 2015 où 137 personnes ont été tuées). « Je suis Charlie » est facile à écrire, mais pas #AmiAvijit. On lève les yeux au ciel quand on appelle à de tels gestes, soit par étonnement quant à leur signification soit par lassitude par rapport à leur côté moralisateur. Mais en définitive, ce que ces haussements de sourcils suggèrent, c’est : comment pourrait-on comparer un magazine satirique français avec d’obscurs bloggeurs bangladais qui ont été poussés à la mort par des hackers ? Il faut un immense effort de volonté pour convaincre les rédacteurs en chef de publier des articles sur des tragédies qui semblent si lointaines. Tous les regards se tournent vers la dernière attaque à Molenbeek, mais bien peu regardent avec la même intensité les tragédies qui se jouent à Beyrouth ou au Caire.

A travers les années, j’ai établi une typologie des dualismes qui sont mis en oeuvre pour aveugler toute réflexion sur la violence dans le monde. Notre époque est une hallucination, avec, toujours, la violence à l’orée de la conscience. Mais la violence est comprise à travers des dualismes qui jettent dans la perplexité ceux qui croient à une humanité universelle, ceux qui croient – dans un sens concret – que les gens de Kaboul méritent la même empathie et compassion que ceux de Berlin. En fait, le degré de la violence à Kaboul est tellement plus haut qu’il ne l’est à Berlin qu’il serait naturel d’imaginer une compassion bien plus grande à l’égard de ceux qui sont dans une bien plus grande détresse. Mais en réalité, la logique de ce dualisme pousse la conscience dans la direction opposée.

Malveillance orientale / Bienveillance occidentale

C’est une croyance ordinaire parmi les journalistes, par exemple, que les actions des Occidentaux sont motivées par les valeurs les plus nobles et sont par conséquent bien intentionnées. Les valeurs les plus hautes aujourd’hui – la démocratie et les droits de l’homme – sont prises en otage du concept d’Occident. L’Orient, débraillé, est traité comme un monde où de telles valeurs manquent. Il en est dépourvu, ce mauvais élève. On trouve là ce qu’Aimé Césaire appelle un « racisme timide », car cela suppose que les Orientaux ne peuvent pas avoir le bénéfice du doute quand ils agissent, ou que les Occidentaux ne peuvent pas être mal intentionnés dans leurs objectifs. La façon dont cette logique se manifeste, c’est que les bombardements orientaux d’Alep en Syrie, sont conduits par le despote oriental Bashar al-Assad, que cela est inhumain, alors que ce sont les bombardements de Mossoul en Irak par l’Occident (de 250 à 370 civils tués pendant la première semaine de mars) qui sont inhumains. Mais cela fendrait l’armure d’amour-propre de l’Occident de reconnaître que ses forces armées peuvent – sans le moindre souci de compassion – bombarder des mosquées et des écoles.

Et Hitler ? N’est-il pas le parangon de la malveillance occidentale ? Hitler est le fou, tout comme les terroristes blancs à l’Ouest sont des fous. Ils ne définissent pas la société ou la culture. Personne ne demande après leurs attaques à la Chrétienté de répondre de leurs crimes ou à la Civilisation Occidentale de se lever pour les condamner. Ils ne sont pas comparés à Hitler. Les avatars modernes d’Hitler se trouvent toujours à l’Est – Saddam, Bashar, Kim Jong-Un – mais pas à l’Ouest.

Il a fallu un certain courage à l’homme politique indien Shashi Tharoor pour faire remarquer que « Churchill n’était pas mieux qu’Hitler » – une déclaration qui a été suivie des objections habituelles de la classe politique britannique. Le président américain Donald Trump a insisté pour que son buste soit réinstallé dans son bureau ovale, où il l’a montré avec beaucoup d’aplomb à la première ministre britannique Theresa May (elle lui a offert un exemplaire d’un discours de Churchill pendant sa visite). Cela ne gêne ni Trump ni May que Churchill soit un raciste, qui croyait que « la souche aryenne est vouée à la victoire ». On a recours à des clichés pour le défendre : c’était un homme de son temps, où de telles idées étaient banales. Mais de telles idées étaient alors vigoureusement contestées dans les colonies et en Grande-Bretagne aussi. La solution finale d’Hitler n’était pas d’une nature différente de la Famine au Bengale de Churchill en 1943. La comparaison faite par Tharoor entre Churchill et Hitler ne restera pas. Elle finira par être balayée. Il est bien plus aisé de voir Hitler dans Bashar al-Assad ou dans Kim Jong-un que dans Churchill ou dans George W. Bush. Hitler était l’aberration de l’Europe, et non, comme l’a fait remarquer Césaire, la culmination de la logique de la brutalité coloniale.

Légalité étatique / Illégalité non étatique

Normalement, les Etats n’interviennent pas en dehors des limites du droit international. S’ils le font, c’est une erreur. Ou alors, il y a des Etats qui ne sont pas à proprement parler des Etats mais des « Etats voyous », qui ne se comportent pas selon les principes de la civilisation. Les Etats normaux – pas les « Etats voyous » – nous souffle la logique du racisme timide, ne violent jamais intentionnellement les lois en temps de guerre et ne se comportent jamais de façon barbare. Leurs actions meurtrières sont toujours involontaires parce qu’il serait bien trop pénible pour eux d’assassiner des civils intentionnellement. Quand le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies a voulu enquêter sur le bombardement de la Libye par l’OTAN en 2011, sur la base de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité, son QG de Bruxelles a mis le holà. Le conseiller juridique de l’OTAN, Peter Olson, a écrit aux Nations Unies en disant que l’OTAN méritait l’immunité. « Nous serions très préoccupés si les incidents liés à l’OTAN étaient inclus dans le rapport de la commission au même titre que ceux dont la commission pourraient finalement conclure qu’ils ont violé les lois ou qu’ils constituent des crimes » a écrit Olson. Ce que l’OTAN voudrait, a-t-il conclu, était que la commission de l’ONU « affirme clairement que l’OTAN n’a pas délibérément visé des civils et n’a pas commis de crimes de guerre en Libye ». En d’autres termes, sans aucune enquête, le Conseil pour les Droits de l’Homme de l’ONU devrait décerner à l’OTAN un certificat de haute moralité.

Si des civils sont tués, alors c’est soit entièrement accidentel, soit parce que l’ennemi les a utilisés comme boucliers humains. Drôles d’affirmations illogiques telles qu’en produisent les centres de pouvoir occidentaux pour déjouer les critiques. La politique de frappes par drones du président américain Obama autorisait ses opérateurs à frapper dans la foule, des gens qui avaient l’air d’être des ennemis (les « signature strikes »). Si, par la suite, les services de renseignement déterminaient que certains d’entre eux n’étaient en réalité pas des ennemis, alors ces civils seraient « posthumément exonérés ». Mais ils seraient – bien sûr – morts, assassinés par un acteur étatique qui n’est pas perçu comme un voyou et qui se considère comme respectueux du droit international.

Les Etats voyous et les acteurs non-étatiques voyous ne se plient pas aux protocoles des lois de la guerre, et par conséquent, ce sont les seuls qui les violent intentionnellement. La violence des Etats voyous et des acteurs non-étatiques voyous est toujours pire que celle de ceux qui sont réputés être des Etats légitimes ou des acteurs non-étatiques légitimes. L’arme nucléaire en Inde, en Israël et au Pakistan est acceptable, mais le programme énergétique nucléaire iranien est une grave menace pour l’humanité. Une « attaque au couteau » par un enfant palestinien est abominable et est utilisée non seulement pour définir le mouvement de libération palestinien mais aussi la culture palestinienne en général. Le bombardement de quatre jeunes garçons palestiniens sur la plage de Gaza est accidentel et n’est déterminant ni pour l’action de l’Etat israélien ni pour la culture israélienne. Cette asymétrie d’évaluation joue un rôle fondamental dans l’idéologie qui domine notre époque.

La violence pour guérir / La violence pour blesser

Quand l’armée américaine a mené une campagne de bombardements massifs contre l’Irak en mars 2003 sous le nom « Shock and Awe » (« le choc et l’effroi »), cela a été considéré comme un service rendu à l’humanité et à sa sécurité. Mais le langage utilisé par ses architectes était génocidaire. Harlan K. Uliman, qui a développé la théorie du « Shock and Awe », a dit en 2003 : « Vous détruisez la ville. Vous vous débarrassez de leurs sources d’ énergie, de l’eau. Au bout de deux, trois, quatre, cinq jours, ils seront physiquement, émotionnellement et psychologiquement épuisés ». Un officiel du Pentagone a dit au sujet des bombardements réels : « Il n’y aura plus un seul endroit sûr à Bagdad. La simple étendue de la chose n’a jamais été vue avant, n’a jamais été contemplée avant. » Et des centaines de missiles de croisières se sont abattus sur Bagdad. Finalement, après une décennie de guerre et d’occupation, la violence de la guerre aura coûté la vie à au moins un million d’Irakiens.

Mais pourtant, le langage pour décrire la guerre est en sourdine. Le secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, a dit de la guerre que « du point de vue de la charte (de l’ONU), elle était illégale ». Ceci devrait signifier que le président américain George W. Bush et sa clique étaient des criminels de guerre. Mais son successeur, le président américain Barack Obama a refusé d’ouvrir une enquête et le monde lui a emboîté le pas. Le langage de Bush qui parlait d’apporter la démocratie et la liberté en Irak est devenu un refrain classique. Si un million de personnes devaient mourir, qu’il en soit ainsi. Tout cela était pour soigner l’Irak, pour libérer l’Irak.

La violence de la rébellion irakienne, d’un autre côté, a immédiatement été considérée comme une violence visant à blesser, à créer des problèmes non seulement pour les Etats-Unis mais pour l’Irak lui-même. La violence de l’Ouest est prophylactique, celle de l’Est est destructrice.

Vie précieuse / Vie jetable

Quand on a appris la nouvelle du raid raté sur le village de al-Jineh (Yémen), les médias occidentaux se sont concentrés sur la mort de Ryan Owens, qui était membre de la troupe d’élite Seal Team 6. Il y a eu beaucoup de discussions sur sa mort et peu de mentions des civils qui avaient été tués par les camarades d’Owens dans ce raid. S’ils étaient mentionnés, c’était comme des nombres : vingt-huit ou trente. Il n’y a pas eu de noms dans les histoires, pas de moyen pour humaniser ces gens. Rien sur Mohammad Khaled Orabi (14 ans), Hasan Omar Orabi (10 ans) ; Ahmad Nouri Issa (23 ans), Mustapha Nashat Said al-Sheikh (23 ans), Ali Mustapha (17 ans), Abd al Rahman Hasim (17 ans), pas même sur Nawar al-Awlaki (8 ans) dont le père et le frère avaient été tués dans des raids précédents. Aucune mention des noms des quarante-deux réfugiés somaliens qui ont été abattus par un hélicoptère armé saoudien, un armement fourni par les Etats-Unis. Présenter ces noms reviendraient à accorder à ces gens une humanité.

Quand vingt mille personnes ou plus meurent à cause d’une usine américaine qui explose à Bhopal en 1984, Michael Utidjian, le directeur médical d’American Cyanamid, a dit que c’était triste mais qu’il fallait tenir compte du contexte. Qu’est-ce que c’est que ce contexte ? Les Indiens n’ont pas « la philosophie nord-américaine de l’importance de la vie humaine  ». Cela ne les dérange pas quand des gens meurent, semble-t-il. Ils ont des standards différents pour l’humanité. Leurs vies sont jetables. Ils ne sont pas précieux. Trente-trois morts par-ci, quarante-deux par-là. C’est triste, bien sûr, mais pas tragique. La tragédie est possible seulement si l’on a « la philosophie nord-américaine de l’importance de la vie humaine ».

Des narrations lisibles / Des narrations illisibles

Ce serait une narration irrationnelle de suggérer que des généraux occidentaux veulent raser des villes. Cela n’est pas leur motivation. Quand les Etats-Unis ont laminé Falloujah (en Irak) en 2004, sous le commandement du général James Mattis de la première division de Marines, cela n’était pas le dessein. Qu’on ait eu recours à de l’uranium appauvri, et que cela ait conduit à des taux de cancer quatorze fois supérieurs à ceux d’Hiroshima après le largage de la première bombe atomique, tout cela est secondaire, ce n’est pas délibéré. Il est impossible d’imaginer des Américains, par exemple, employer des stratégies militaires cruelles. De l’autre côté, il est facile d’imaginer un général syrien, tel que le général Issam Zahreddine, faire preuve d’un sadisme systématique. Ce n’est pas possible de voir les deux comme cruels. Cela produirait une narration illisible si on mettait les deux histoires en vis-à-vis. L’un est de toute évidence un homme meilleur (Mattis) que l’autre (Zahreddine). Le caractère de l’homme occidental surpasse toujours celui de l’homme oriental.

Un choc violent.

A quoi bon la censure quand on a l’idéologie ? Quand quoi que ce soit qui est en dehors de l’idéologie dominante essaie de se manifester, cela est disqualifié comme un relent de théorie conspirationniste ou des « faits alternatifs ». Le terrorisme, c’est le terrorisme ; et le contre-terrorisme, c’est le contre-terrorisme. Briser la séparation entre les deux est un scandale contre la civilisation elle-même. Bien sûr, al-Qaeda c’est le mal et l’armée américaine, c’est le bien ! C’est ipso facto l’essence de la réalité.

Tout cela n’est pas pour blâmer des journalistes ou des rédacteurs pris individuellement ou même les lecteurs individuels d’un reportage de presse. Ce n’est pas quelque chose qui se limite à l’Occident, car ces attitudes sont largement adoptées à travers le monde. Ce n’est pas la conséquence de l’impact de CNN ou de la BBC, mais bien avant cela, bien plus profondément des attitudes qui ont des racines profondes dans le colonialisme. C’est une vieille conception coloniale que la violence des armées impériales devait bien avoir une part de Lumières derrière elle, alors que celle du monde plus sombre était motivée par le messianisme, le tribalisme, le millénarisme ou d’autres conceptions irrationnelles d’un autre âge.

Quand dans les années 1950, les Britanniques ont brutalement écrasé les aspirations des Kenyans, en envoyant des milliers de Kenyans dans des camps de concentration et massacrant – comme le démontre l’historienne Caroline Elkins – cent mille personnes, cela s’est fait selon des motifs rationnels. L’Empire devait être protégé. L’insurrection des Mau Mau, à laquelle ils s’opposaient au Kenya, ne devait pas réussir. En effet, elle ne devait pas réussir, ont suggéré les Britanniques, parce qu’il s’agissait seulement d’une éruption de vieux instincts africains. Même le nom du groupe a puissamment autorisé les Britanniques à dépeindre cette insurrection avec des couleurs diaboliques. Les rebelles appelaient leur groupe « the Kenya Land and Freedom Army ». Le choix des mots « land » (la terre) et « freedom » (la liberté) suggérait un lien avec les mouvements de libération nationaux de cette période de décolonisation. Ils suggéraient aussi une plate-forme politique rationnelle, redistribuer la terre aux populations colonisées dans un Kenya libre. Les Britanniques ont insisté pour les appeler les Mau Mau – un nom qui comportait pour une audience britannique un parfum complet d’Afrique traditionnelle dans sa consonance, un rythme de tambour, un cri du plus profond de la forêt, le racisme sournois du déni d’une puissance de libération nationale plus traditionnelle. Dans le nom Mau Mau, la forêt apparaissait et dans celle-ci se dissolvaient les accusations de camps de concentration et de massacres. Ce ne sont pas les Britanniques qui ont commis ces massacres, mais les Mau Mau. Toujours les Mau Mau, jamais Lord Evelyn Baring qui a pourtant écrit que les Britanniques devaient infliger « un choc violent » aux Kenyans sans quoi l’Empire britannique serait vaincu au Kenya. Du Choc Violent de Lord Baring au « Choc et l’Effroi » de George W. Bush : il ne peut pas s’agir de terrorisme. Ce sont les affaires des Etats rationnels. Le terrorisme c’est ce que les autres font. Toujours.

Vijay PRASHAD
http://www.jadaliyya.com/pages/index/26270/violence_theirs-and-ours

traduction : l’histoire est à nous

»» https://historiaesnuestra.wordpress...
URL de cet article 31777
   
La Stratégie du Choc
Naomi KLEIN
Qu’y a-t-il de commun entre le coup d’état de Pinochet au Chili en 1973, le massacre de la place Tiananmen en 1989, l’effondrement de l’Union soviétique, le naufrage de l’épopée Solidarnösc en Pologne, les difficultés rencontrées par Mandela dans l’Afrique du Sud post-apartheid, les attentats du 11 septembre, la guerre en Irak, le tsunami qui dévasta les côtes du Sri-Lanka en 2004, le cyclone Katrina, l’année suivante, la pratique de la torture partout et en tous lieux - Abou Ghraib ou (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent.

Bertolt Brecht

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.