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L’Europe peut-elle sortir de la guerre de l’OTAN en Ukraine ?

La guerre en Ukraine se poursuit, mais l'appétit pour cette guerre, même en Ukraine, a diminué. L'Europe ne sera pas éternellement le paillasson de la politique américaine, si cela signifie que les besoins européens doivent être subordonnés à ceux des États-Unis. Il n'est pas certain qu'une nouvelle volonté politique puisse se développer en Europe.

LA guerre en Ukraine n’aurait pas dû avoir lieu. Le gouvernement russe a clairement fait savoir, il y a près de vingt ans, qu’il ne tolérerait pas l’expansion de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) vers l’est. En 1990, avant la chute de l’URSS et lorsque les deux parties de l’Allemagne avaient négocié leur unification, il avait été clairement indiqué aux Soviétiques que l’OTAN ne dépasserait pas la frontière orientale de l’Allemagne. Après la chute de l’URSS en 1991, l’OTAN a violé cet accord et a commencé à absorber des États le long de la frontière russe. Cette expansion de l’OTAN vers la Russie, ainsi que la sortie unilatérale des États-Unis des traités de contrôle des armements, sont au cœur de la guerre en Ukraine.

En 2004, deux groupes de pays situés à l’est de l’Allemagne avaient rejoint l’OTAN : le groupe de Visegrád (République tchèque, Hongrie et Pologne) en 1996, puis le groupe de Vilnius (Albanie, Bulgarie, Croatie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Macédoine du Nord, Roumanie, Slovaquie et Slovénie) entre 2001 et 2009. Deux pays frontaliers de la Russie, l’Estonie et la Lettonie, sont devenus membres de l’alliance de l’OTAN. La Russie a tenté à deux reprises d’adhérer à l’OTAN, en 1991 puis en 2000. Mais cela n’a pas eu lieu. En 2002, les deux parties ont créé un Conseil OTAN-Russie chargé d’arbitrer les différends éventuels.

Dès 2001, la Russie a commencé à craindre que les inquiétudes qu’elle nourrissait pour sa sécurité n’aient pas été prises au sérieux par l’Occident. Cette évolution a été le prélude au discours prononcé en 2007 par le président russe Vladimir Poutine lors de la conférence de Munich sur la sécurité, lorsqu’il a déclaré que le monde ne pouvait tolérer "un seul maître". Si la sécurité de la Russie avait été prise au sérieux entre 1991 et 2007, il n’y aurait pas eu de guerre en Ukraine.

Création d’une crise profonde

En effet, plutôt que de prendre en compte les préoccupations exprimées par Moscou, l’Occident s’est déchaîné pour saper la confiance que les Russes pouvaient avoir dans la paix avec l’Occident. La première salve a été tirée en décembre 2001, lorsque le président des EU George W Bush a annoncé aux Russes que les États-Unis se retiraient unilatéralement du traité sur les missiles antibalistiques (1972). Cette rupture des traités négociés pour prévenir un échange nucléaire s’est aggravée lorsque Donald Trump a unilatéralement mis fin au traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (1987). Avec l’effondrement de ces deux traités, les Russes ont ouvertement déclaré qu’ils craignaient que les États-Unis n’absorbent davantage de pays limitrophes dans l’OTAN et n’y stationnent des missiles nucléaires à portée intermédiaire, d’où ils pourraient frapper les grandes villes russes (Moscou, Saint-Pétersbourg).

Le fait que les États-Unis semblent si désireux de faire entrer la Géorgie et l’Ukraine dans l’OTAN est devenu une préoccupation pressante pour la Russie. Début 2008, le président George W. Bush a annoncé ouvertement qu’il voulait que ces deux pays fassent partie de l’OTAN ; cette déclaration a été faite parallèlement à l’annonce par les États-Unis de la construction d’une station de missiles antibalistiques en Pologne - ce qui signifie qu’ils installeront des missiles en Pologne - et d’une station radar en République tchèque. Ces initiatives étasuniennes semblaient indiquer clairement à Moscou que les États-Unis avaient l’intention, soit d’attaquer la Russie, ce qui serait suicidaire étant donné que les deux pays sont des puissances nucléaires, soit d’essayer d’affaiblir la Russie d’une manière ou d’une autre. En réponse à la déclaration de Bush, le vice-ministre russe des affaires étrangères, Grigory Karasin, a déclaré que si l’Ukraine était intégrée à l’OTAN, cela créerait une "crise profonde" dans les relations russo-ukrainiennes.

Ces avertissements de 2007 (de Poutine) et de 2008 (de Karasin) sont restés lettres mortes. Les États-Unis ont poursuivi avec enthousiasme leur politique de harcèlement de la Russie le long de ses frontières. L’Ukraine aurait pu rejoindre l’Union européenne sans adhérer à l’OTAN, mais tant les États-Unis que l’Union européenne semblaient désireux de faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN.

Et c’est là que l’attitude illogique de l’Europe est manifeste. Avant 2022, plus de 40 % des importations de gaz naturel de l’Europe provenaient de Russie, l’Allemagne étant le plus gros client ; l’Autriche et la Lettonie dépendaient de la Russie pour 80 % de leurs besoins en gaz. Ces pays auraient dû insister sur un modus vivendi avec la Russie plutôt que de s’engager sur la voie de l’aggravation et du conflit. Aucun de ces pays qui dépendaient si fortement du gaz russe n’a mis le pied sur le frein ; chacun d’entre eux a accéléré sa belligérance vers la guerre.

Possibilités de paix

C’est un fait que la Russie a envahi l’Ukraine en février 2022, mais croire que c’est là le début du conflit, c’est faire preuve d’un manque d’imagination historique. À partir de 2014, la Russie a insisté sur le fait que la Crimée faisait partie de la Russie (et a donc été annexée en mars 2014) et a décrié la fermeture par l’Ukraine des conduites d’eau vers la Crimée ; elle a insisté sur le fait que la région du Donbass devait bénéficier d’une autonomie et ne pas être menacée par les néofascistes ukrainiens, et que la minorité russe en Ukraine devait être protégée. Ces questions auraient très bien pu être négociées entre Moscou et Kiev, mais les États-Unis ont insisté pour que leurs alliés ukrainiens rejettent toute ouverture de Moscou.

L’humoriste ukrainien Volodymyr Zelensky s’est présenté aux élections présidentielles de 2019 en prônant de meilleures relations avec la Russie, ce qui lui a valu un mandat important (75 % des voix). Lors des quatre élections précédentes, le vainqueur n’avait obtenu que la moitié des voix (en 2010, Viktor Yanukovych l’avait emporté avec seulement 49,55 % des voix). Le mandat de M. Zelensky aurait pu garantir un nouveau dialogue entre Moscou et Kiev. En effet, M. Zelensky a fait adopter un projet de loi visant à réduire le pouvoir des oligarques ukrainiens et a entamé un processus de négociations avec la Russie au sujet du Donbass. Zelensky s’est rendu dans le Donbass et a supplié les insurgés néo-fascistes de déposer les armes et de s’asseoir à la table des négociations. Mais il a échoué. Cet échec et les pressions exercées par les États-Unis pour ne pas négocier avec Moscou ont provoqué une escalade du conflit et entraîné les Européens dans une crise impossible.

L’action militaire de la Russie en février 2022 n’a pas mis fin aux négociations. En fait, dans les premières semaines qui ont suivi l’entrée des troupes russes dans le Donbass, l’Ukraine et la Russie ont tenu une série de réunions en Turquie et au Belarus pour régler les questions en suspens. Alors qu’ils étaient proches d’un accord, la Grande-Bretagne et les États-Unis sont intervenus pour bloquer toute évolution. Le secrétaire étasunien à la défense s’est rendu à Kiev et a déclaré que l’objectif final était d’"affaiblir" la Russie. Les États-Unis ont placé la barre à un niveau rationnellement inatteignable. L’Ukraine doit vivre à côté de la Russie. Elle ne peut pas être transplantée dans l’Ohio. Cela signifie que l’Ukraine doit conclure un accord avec la Russie. L’affaiblissement de la Russie peut être une finalité pour les États-Unis, mais elle ne le sera jamais pour l’Ukraine ni même pour les pays qui dépendent des ventes d’énergie de la Russie.

La guerre de l’OTAN

L’objectif ridicule de la guerre - affaiblir la Russie - signifiait que les États-Unis et leurs alliés européens étaient désormais chargés de veiller à ce que l’Ukraine ne perde pas le conflit. Au cours des deux dernières années, les États-Unis ont financé l’Ukraine à hauteur d’au moins 200 milliards de dollars, tandis que l’Union européenne et ses États membres ont fourni au moins 121 milliards de dollars à Kiev (avec la promesse d’atteindre 162 milliards de dollars d’ici la fin de l’année). Il convient de souligner que le PIB de l’Ukraine en 2022 était de 160 milliards de dollars.

La collusion de l’Europe dans la guerre en Ukraine a également entraîné des pressions pour augmenter les budgets militaires nationaux à 2 % du PIB, un montant catastrophiquement élevé pour la plupart des pays qui sont déjà confrontés à un problème d’augmentation de la facture énergétique (en raison de l’absence de gaz naturel russe) et à l’austérité générale due à la diminution des ressources pour leurs populations, alors que de plus en plus d’argent est consacré à la guerre. Certaines de ces augmentations sont remarquables : La Suède a dépensé 1,42 % de son PIB pour l’armée en 2021, a rejoint l’OTAN en 2024 et consacre désormais 2,14 % de son PIB à la guerre. En Europe, les dépenses militaires ont augmenté de 18 %. En août 2024, l’Union européenne a déclaré : "Ce n’est pas le moment d’affaiblir notre soutien à l’Ukraine. L’Ukraine ne peut vaincre l’agression de Poutine que si elle repose fermement sur les deux jambes du soutien américain et européen".

Contradictions allemandes

Avant que l’encre de ces mots ne sèche, le gouvernement allemand a déclaré qu’il commencerait à réduire ses engagements envers l’Ukraine. Fin août, le ministre des finances, Christian Lindner, a déclaré que son gouvernement opposerait son veto à toute demande de financement supplémentaire pour Kiev. La "clarification" du chancelier Olaf Scholz, selon laquelle l’Allemagne ne renoncerait pas à l’Ukraine, n’a pas eu l’effet escompté. Il est clair que l’Allemagne - l’un des principaux soutiens européens de l’effort de guerre ukrainien - commence à se dégonfler.

Cette hésitation sur les fonds destinés à l’Ukraine est due à deux raisons. Premièrement, on s’attend à ce que le vainqueur des élections présidentielles de novembre aux EU cherche à s’éloigner de ce conflit avec la Russie, qui a déjà produit des résultats qui pourraient devenir permanents (l’Europe s’est subordonnée aux États-Unis en termes stratégiques, et l’Europe achète désormais du gaz naturel liquéfié produit par les États-Unis au lieu du gaz acheminé par gazoduc en provenance de Russie). Deuxièmement, les partis de l’establishment au pouvoir dans de nombreux États européens clés (France, Allemagne) craignent que les partis de gauche et d’extrême droite opposés à la guerre en Ukraine ne réalisent des gains décisifs et ne modifient l’orientation politique en défaveur de l’establishment.

Les élections régionales allemandes dans l’est du pays (en Saxe et en Thuringe) et dans le centre (Brandebourg) ont certainement porté un coup sévère aux sociaux-démocrates au pouvoir. Les gagnants sont l’Alliance pour l’Allemagne, parti d’extrême droite (près de 30 % des voix), et le nouveau parti de gauche, l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW). Le BSW a été créé par l’ancienne dirigeante de Die Linke, Sahra Wagenknecht, qui n’a pas pu empêcher son ancien parti de s’éloigner de ses racines ouvrières pour se tourner vers le libéralisme de gauche. Die Linke, quant à lui, est à peine présent dans les sondages. Le BSW est fermement opposé au soutien de l’Allemagne à la guerre de l’OTAN et constitue en fait un projet politique anti-OTAN (son chef de parti, Sevim Dagdelen, vient de publier un livre aux éditions LeftWord Books sur l’OTAN et son histoire peu glorieuse - NATO : A Reckoning with the Atlantic Alliance, 2024).

Le BSW a déclaré qu’il ne soutiendrait aucun projet d’accueil de missiles étasuniens à moyenne portée en Allemagne, qui a été mis sur la table par le gouvernement social-démocrate-vert. L’Allemagne construit actuellement sa première base militaire à l’étranger depuis 1945. Celle-ci sera située en Lituanie, près de la frontière avec le Belarus, et devrait accueillir 4 000 soldats de la Bundeswehr d’ici 2027. L’équilibre des forces en Allemagne se retourne rapidement contre ce type de militarisme.

La même atmosphère règne en France, où le bloc du front populaire, qui comprend La France insoumise et le parti communiste, a réalisé des gains substantiels face aux forces centristes lors des récentes élections législatives. Ce bloc a pris position contre une nouvelle escalade de la guerre en Ukraine, sans pour autant s’opposer frontalement au soutien de la France. Cette situation pourrait changer avec les gains de la BSW lors des élections provinciales allemandes. Si le BSW parvient à réduire et à inverser la subordination de l’Allemagne à Washington, cela aura un impact majeur dans toute l’Europe pour deux raisons : premièrement, parce que cela signifierait que le pays le plus important du continent a changé de cap, et deuxièmement, parce que cela donnerait confiance à d’autres forces politiques pour s’opposer à la fois à l’OTAN et à Washington avec plus de clarté. Le bloc français pourrait suivre.

La guerre en Ukraine se poursuit, mais l’appétit pour cette guerre, même en Ukraine, a diminué. L’Europe ne sera pas éternellement le paillasson de la politique étasunienne, si cela signifie que les besoins européens doivent être subordonnés à ceux des États-Unis. Il n’est pas certain qu’une nouvelle volonté politique puisse se développer en Europe. Les élections régionales allemandes seront un indicateur. Leur résultat pourrait être décisif.

1 septembre 2024

Vijay Prashad est un historien indien et un intellectuel marxiste. Il est directeur exécutif de Tricontinental : Institute for Social Research et éditeur de LeftWord Books. Idéologiquement marxiste, Prashad est bien connu pour ses critiques du capitalisme, du néocolonialisme, de l’exceptionnalisme américain et de l’impérialisme occidental, tout en exprimant son soutien au communisme et au Sud. Il est l’auteur de Red Star Over the Third World (Pluto Press) et de Washington Bullets : A History of the CIA, Coups, and Assassinations (Monthly Review Press).

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