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Vingt thèses sur le communisme

  1. Marx concevait le communisme comme l’état futur - et terminal - des sociétés humaines. Toute exploitation de l’homme par l’homme ayant disparu, la répartition des ressources obéirait au principe : “de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins”. Lointain horizon assigné à l’action révolutionnaire, ce communisme idéal n’existe nulle part. C’est une idée régulatrice, une utopie qui a fourni son étendard à la fraction la plus résolue du mouvement ouvrier depuis la seconde moitié du XIXème siècle.
  2. Selon la théorie, le prolétariat était voué à s’emparer du pouvoir “dans les pays capitalistes avancés”. A un certain niveau de développement, les forces productives devaient entrer en contradiction avec les rapports sociaux capitalistes. En s’exacerbant, cette contradiction devait précipiter la révolution prolétarienne. Liquidant les vestiges du vieux monde, cette révolution instaurerait alors le socialisme, auquel succèderait le communisme une fois atteint le stade de “l’abondance”.
  3. En réalité, le mouvement communiste a triomphé dans des “pays arriérés” et non dans des “pays avancés”. En 1917, la révolution bolchevique a porté au pouvoir des communistes russes décidés à propager l’incendie révolutionnaire. Lénine avait compris que la guerre impérialiste déchaînée en 1914 provoquerait une révolution en Russie, “maillon faible” de la chaîne des Etats capitalistes. Mais il pensait aussi que cette révolution serait l’étincelle qui mettrait le feu aux poudres du capitalisme “avancé”.
  4. L’échec de la révolution allemande ayant dissipé cette illusion au début des années 1920, la jeune république des soviets fut condamnée à se battre pour survivre. Assiégée par les forces expéditionnaires de 14 pays, prise d’assaut par les armées blanches décidées à restaurer le tsarisme, elle parvint à les vaincre au prix d’une militarisation du parti et du pouvoir (1918-1922). Le régime bolchevique emprunta largement ses traits à ce “communisme de guerre” qui devait beaucoup moins à l’idéologie qu’aux circonstances.
  5. A peine la paix revenue, le communisme russe fut confronté à un défi gigantesque. A sa fondation en 1922, l’URSS était un pays affamé et dévasté par la guerre, et sa reconstruction au forceps ne pouvait attendre. Pour nourrir la population et développer le pays, il fallait mettre sur pieds une économie viable. Au terme d’une lutte pour le pouvoir qui vit triompher Staline, Moscou fit son deuil de la révolution mondiale et opta pour la construction du “socialisme dans un seul pays”.
  6. Sous Lénine le parti était encore un parti révolutionnaire, mais sous Staline il se transforma en un parti bureaucratique et monolithique. Il devint l’organe dirigeant de la société, favorisant la promotion sociale de larges couches issues de la paysannerie tout en soumettant l’ensemble du pays à un régime de terreur qui culmina au milieu des années 1930. Le parti bolchevique n’était pas tendre avec les opposants, mais la férocité de la répression stalinienne n’eut aucun précédent sous Lénine.
  7. Multiforme, la brutalité du régime stalinien s’exerça contre une partie de la paysannerie lors de la collectivisation forcée de l’agriculture, puis contre les opposants ou supposés tels au sein du parti, enfin contre les officiers de l’Armée rouge (1936-1938). Ajoutées aux cruautés du “goulag”, ces purges sanglantes ont durablement entaché le mot de “communisme”. Brouillant la mémoire historique, la terreur stalinienne a favorisé une confusion entre communisme et stalinisme dont l’idéologie dominante a tiré profit pour disqualifier l’idée communiste elle-même.
  8. La situation était d’autant plus paradoxale que le régime stalinien accomplissait au même moment une industrialisation du pays sans laquelle il n’aurait pas encaissé le choc de l’invasion hitlérienne. Les chars T34 fabriqués par l’industrie soviétique repoussèrent Guderian aux portes de Moscou en décembre 1941. Sous l’autorité de Staline, l’Armée rouge infligea à la Wehrmacht 90% des pertes allemandes de la Seconde guerre mondiale. Que cela plaise ou non, c’est l’URSS qui élimina le nazisme au prix de 25 millions de morts et qui expédia ses plans de domination raciale dans les poubelles de l’histoire.
  9. Mais un autre front était ouvert par le communisme. Après le coup d’envoi de 1917, l’offensive principale du prolétariat devait se dérouler à l’Ouest. L’agonie de la révolution allemande ayant dissipé cette illusion, Lénine en modifia l’axe géographique et prophétisa son irruption dans les pays du Sud. A peine créée, l’Internationale communiste appela à la révolte les peuples colonisés. Le bolchevisme donna son élan à la lutte anticoloniale et le “congrès des peuples de l’Orient” (1919) inaugura un processus de libération qui est l’événement majeur du XXème siècle.
  10. Après avoir transformé le plus grand pays de la planète (la Russie), le communisme triompha dans le pays le plus peuplé (la Chine). Mettant fin à un siècle de chaos, de famines et de pillage colonial, Mao Ze Dong unifia le pays et restaura la souveraineté chinoise. Pour sortir du sous-développement, la Chine communiste consentit des efforts colossaux. Au prix de multiples contradictions et de nombreuses erreurs, le maoïsme équipa le pays, le dota d’une industrie lourde et l’éleva au rang de puissance nucléaire.
  11. Ajouté aux “crimes” du stalinisme, le coût humain de la révolution chinoise donna lieu à une lecture anhistorique du communisme, considéré hâtivement par certains analystes comme le fruit amer d’un délire d’intellectuels. Réduisant l’histoire à un théâtre d’ombres idéologiques, cette lecture partisane passe sous silence les contradictions de l’histoire réelle. Refusant toute contextualisation, c’est une interprétation du communisme qui en occulte la réalité historique : la réponse des masses révolutionnaires à la crise paroxystique de sociétés arriérées.
  12. Dans la même veine, le décompte des “victimes du communisme” se prête à une inflation grotesque. On empile sans nuance les victimes de la guerre civile russe, de la guerre civile chinoise, de la collectivisation forcée, du goulag, du “grand bond en avant” et de la “révolution culturelle”, et on leur applique un coefficient multiplicateur. Nier la réalité des violences commises au nom du “communisme” est absurde, refuser d’en tirer les leçons est idiot, mais ces compilations de chiffres qui l’identifient à une entreprise criminelle ne valent pas mieux : elles interdisent toute compréhension historique.
  13. Cette supercherie occulte évidemment la contribution du capitalisme aux horreurs du siècle. Elle s’affranchit d’une série de faits massifs : les massacres coloniaux, les guerres impérialistes et la paupérisation de populations entières par le capitalisme sont directement responsables de dizaines de millions de morts. Les massacres perpétrés en 1965 par la dictature militaire indonésienne avec l’aide de la CIA, par exemple, ont fait autant de victimes que la terreur stalinienne (1934-38). Manifestement, les deux événements ne sont pas traités de la même façon dans nos manuels d’histoire.
  14. Les critères d’appréciation que l’on applique aux crimes commis au nom du communisme deviendraient-ils sans objet lorsqu’on veut les appliquer aux crimes capitalistes ? Des atrocités commises par les démocraties occidentales, pourquoi ne déduit-on pas le caractère criminogène du libéralisme ? La violence du siècle est partagée, mais à tout prendre, le communisme a fait beaucoup moins de victimes que le capitalisme et l’impérialisme, dont on chante pourtant les louanges en Occident.
  15. Le communisme a inspiré des luttes de classes qui ont contribué à forger la physionomie des sociétés capitalistes développées. Si les Français bénéficient de la sécurité sociale, il le doivent à un ministre communiste, Ambroise Croizat, qui fut une figure de la Résistance avant de devenir ministre du général de Gaulle en 1944. Les avancées sociales du monde développé ne sont pas le fruit de la générosité patronale, mais des conquêtes arrachées de haute lutte, et les communistes y ont joué un rôle majeur.
  16. Pour les communistes, le droit de survivre après la naissance est le premier des droits de l’homme. C’est pourquoi à Cuba le taux de mortalité infantile qui était de 79 pour 1000 avant la révolution est tombé aujourd’hui à 4,3 pour 1000. Chaque année, le communisme cubain sauve 74 enfants sur 1000. Ce n’est pas un hasard : malgré les effets désastreux du blocus impérialiste, Cuba a obtenu le Prix de l’OMS pour son système de santé, et son système éducatif est le plus démocratique des pays d’Amérique latine.
  17. Au sein de l’Union indienne, l’Etat fédéré ayant de loin l’indice de développement le plus élevé (IDH) est le Kérala. Cet Etat de 33 millions d’habitants est dirigé par les communistes et leurs alliés depuis les années 1950. Les femmes y jouent un rôle social et politique de premier plan, et le niveau de formation y est très supérieur à la moyenne indienne. A l’évidence, les réussites du communisme dans les rares pays en développement qui ont su résister aux vents dominants sont riches d’enseignement.
  18. Le communisme du XXème siècle est souvent qualifié de “totalitaire”. Peut-être pertinent pour désigner le stalinisme durant la grande terreur (1934-38), ce terme n’a aucun sens pour qualifier le régime soviétique de 1917 à 1991. Lors de son effondrement, les prisons étaient vides. Si l’URSS était ce monstre totalitaire décrit en Occident, comment a-t-elle pu s’évanouir sans coup férir ? La dissolution de l’URSS eut lieu quasiment sans effusion de sang, et c’est l’élite dirigeante elle-même qui a sifflé la fin de la partie.
  19. En Chine, le maoïsme a restauré la souveraineté nationale et créé les conditions du développement des forces productives de 1950 à 1975. Les réformes libérales de Deng Xiao Ping engagées en 1978 ont favorisé une injection massive de capital marchand qui a généré des taux de croissance faramineux. Mais la Chine n’est pas subitement devenue capitaliste après avoir été communiste. Elle réalise plutôt une sorte de synthèse dialectique, qui a sorti 700 millions de Chinois de la pauvreté en quelques années.
  20. Au terme d’un siècle d’existence, le “communisme” paraît à des années-lumière de la théorie. Il n’a aboli ni la division interne de la société, ni le poids de la contrainte étatique. Mais il a conjuré les affres du sous-développement, vaincu la malnutrition, éradiqué l’analphabétisme, élevé le niveau d’éducation et libéré la femme du patriarcat. Il vaut mieux naître en Chine qu’en Inde : le taux de mortalité infantile y est quatre fois plus faible. Non, le “communisme” n’était pas l’avènement d’une société sans classes. C’était surtout une voie d’accès au développement pour des pays que leur retard condamnait à l’alternative suivante : le rattrapage ou la dépendance.

Bruno GUIGUE

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