Burqin a une longue histoire. Dans le Nouveau testament (Évangile selon Saint-Luc), Jésus s’est arrêté ici en route pour Jérusalem. Il a embrassé et soigné des lépreux qui étaient enfermés dans des grottes. Dans le centre du village, une de ces grottes a été transformée en chapelle, que mon guide palestinien me dit être le site du miracle.
2000 ans plus tard, les villageois vont à leurs affaires. La plupart se définissent comme paysans, mais en réalité, ils dépendent davantage pour leur survie des rentrées d’argent qui proviennent de leurs pères et de leurs fils qui travaillent aux quatre coins du monde.
Le fait que Burqin est en crise. Cette crise a des racines très anciennes. Déjà au moment de l’occupation britannique, les paysans s’étaient révoltés autour du leadership charismatique de Ezzedeen Al-Qassam. Toutes les guerres israélo-palestiniennes se sont déroulés sur ces terres, y compris lorsque la Cisjordanie a été occupée en 1967. Plus tard au moment de l’Intifada de 1987, le district de Jénine était l’épicentre de la révolte. A part quelques périodes relativement courtes après la signature des Accords d’Oslo (1993), la région est demeurée dans cette insurrection rampante parsemée d’explosions et de confrontations. C’est encore aujourd’hui ce qui se devine à Burqin et autour dans cette constellation dense de villages, « cogérées » par l’Autorité nationale palestinienne et l’armée israélienne.
Ce soir, le village est calme et serein. Les gens sont dans la rue où ils ont empilé leurs modestes chaises pour fumer le narguilé et se raconter la plus récente blague. Le ciel est doux, l’air est juste assez frais. On se ferme les yeux et on ne peut imaginer le chaos violent et permanent tout autour. Je suis reçu par le « mukhtar » (chef de village) qui est très content. Il vient de terminer sa maison (après 25 ans). Sa famille élargie est réunie autour du patriarche. Avec lui, nous nous déplaçons au centre du village où près de 1000 personnes sont réunies pour assister à un mariage. Le jeune époux reçoit de vigoureuses embrassades des hommes qui lui donnent des cachets. Au bout de la nuit, le couple aura reçu assez d’appui pour commencer la construction de leur maison, probablement à côté ou même au-dessus de celle des parents du garçon. Cette famille élargie (« hamoula ») est le plus important filet de sécurité sociale pour les Palestiniens et explique en bonne partie leur survie.
Un peu plus tard, les hommes se placent en cercle pour la dabké. Ils se tiennent par les épaules et tournent en rond en frappant du pied. Il n’y a pas d’ambigüité sur le sens de cette gestuelle. Les mots, les symboles, les regards, tout racontent la résistance, le patriotisme, le « sumud » (tenir bon). Les bambins avec leurs grand-pères, les adolescents et tous les autres, prennent cela au sérieux, même si personne n’a l’air dramatique ou romantique. Dans cette danse qui ne commence ni ne finit vraiment, l’identité et la révolte se conjuguent, durs et clairs comme un diamant.
Il est maintenant passé minuit et la fête est rentrée dans les maisons. Arafat, Karim, Jihad, Refaat et plusieurs autres jeunes et moins jeunes se plaisent à exercer l’autre art préféré des Palestiniens, la politique. Tous sont des « vétérans » de l’Intifada, tous sont allés en prison, ont subi la torture, ont été blessés. Ce ne sont pas des « exceptions » car ici à Burqin, la majorité des hommes ont connu la même chose.
Il s’agit en fait de la « génération » de l’Intifada, celle qui a mis à mal l’occupation à la fin des années 1980 dans une insurrection civile, de masse et non-militaire. Pendant quelques mois, les Palestiniens ont « libéré » Burqin et un tas d’autres villages. Les occupants étaient sans moyen, à part celui de casser des bras et des jambes des enfants et de détruire les maisons. A l’usure toutefois, la situation s’est « rétablie ».
L’Organisation pour la libération de la Palestine (OLP), au début prise de court, s’est acharnée à reprendre le contrôle et à réorienter le mouvement. Après le désastreux appui à Saddam Hussein dans son invasion du Koweït, l’OLP a négocié en secret avec Israël et les États-Unis pour aboutir à l’accord d’Oslo.
« Nous n’étions pas contre un accord de paix » explique Refaat, qui anime un réseau d’enseignants palestiniens. « Mais nous étions sceptiques parce qu’il nous semblait que les avantages étaient surtout du côté israélien ». Rapidement en effet, il est devenu clair à Burqin et ailleurs dans les territoires que les occupants n’avaient nullement l’intention de faire avancer les choses pour qu’un État palestinien soit mis en place en Cisjordanie, à Gaza et à Jérusalem-est, soit les territoires occupés en 1967. Au contraire, les colonies de peuplement se sont multipliées. Un réseau dense de routes entre celles-ci et Israël a été construit interdisant aux Palestiniens le passage. Les incursions militaires se sont poursuivies d’où les assassinats et les arrestations de milliers de militants.
A peine deux ans après Oslo, la population n’en pouvait plus et ici et là , les affrontements ont éclaté. Je demande, « Est-ce vrai que Jénine était la pépinière des shahid » ? Jihad raconte qu’effectivement, Burqin et les villages du nord sont devenus la hantise des Israéliens. Des dizaines de « shahid » sont partis se faire exploser à Tel-Aviv et d’autres villes israéliennes. « Nous avons été surpris de constater cela » raconte Arafat. « Nous ne pensions pas que tant de jeunes étaient prêts au sacrifice ». « En fin de compte, trop de gens pensaient qu’ils n’avaient plus rien à perdre ». Bien sûr, cette résistance armée a été canalisée par Hamas.
Quand Ariel Sharon a repris le contrôle en 2000, tout a éclaté. Yasser Arafat a appelé à l’Intifada à nouveau. Mais contrairement à la précédente, celle-ci s’est produite sur un mode essentiellement militaire, avec les combattants des Brigades Al-Aqsa (liées au Fatah) et du Hamas, en guerre ouverte contre les soldats et les colons israéliens. Des milliers de personnes ont alors été tuées. Un jour en avril 2002, les soldats israéliens sont entrés à Jénine et ont tué en quelques heures plus de 60 Palestiniens en détruisant au complet un camp de réfugiés à côté de la ville.
Aujourd’hui en apparence du moins, Burqin et Jénine sont « pacifiés ». Le gouvernement palestinien du Président Mahmood Abbas a accepté le plan américain pour mettre en place une nouvelle force de sécurité qui police les territoires et réprime les résistants. C’est un général états-unien, Keith Dayton, qui a maintenant la main haute sur la police et les forces de sécurité palestiniens.
Plus de 1000 personnes majoritairement identifiées au Hamas sont en détention (sans accusation ni procès) dans les geôles palestiniennes où se pratique, selon les organismes de droits humains, la torture, tout comme celle qui est « légale » en Israël où sont également détenus plus de 10 000 Palestiniens. Le Premier Ministre Salam Fayyad justifie cette situation en affirmant que l’arrêt de la résistance est une « condition » pour revenir au « processus de paix ». Les « nouveaux » policiers et soldats palestiniens sont soigneusement sélectionnés par le général pour qu’on s’assure qu’ils n’aient aucun lien avec la résistance, aussi bien dire, avec la population.
Ici à Burqin, il y a peu de partisans du « processus de paix ». L’encerclement de la Cisjordanie continue, ce qui empêche les gens de gagner leurs vies. Presque plus personne ne peut travailler en Israël. Plus de 50% des adultes sont sans travail. Les conditions de vie se sont sérieusement détériorées, bien qu’en comparaison avec ce qui prévaut à Gaza, on peut encore vivre. Les Palestiniens de l’autre côté de la frontière, qui venaient faire leurs achats en Cisjordanie, n’osent plus traverser les barrages et le harcèlement qui va avec. « Depuis janvier dernier affirme Refaat, c’est la fin de toutes les illusions. Tant les occupants que les autorités palestiniennes nous disent la même chose : tenez-vous tranquilles ou on vous fera ce qu’on a fait à Gaza ».
Pire que l’étau économique est le sentiment d’impuissance et d’humiliation vécus quotidiennement. « Chaque fois que je traverse un barrage dit Refaat, j’ai peur que les soldats m’humilient devant mes enfants, ce qui serait terrible pour eux ». « On a l’impression que le but est de nous tuer à petits feux, dans le silence ».
Des tempêtes en attente
Autour de la table cependant, la discussion ne porte pas tellement sur l’occupation, qu’on considère comme une « normalité » ici. Personne ne pense que quelque chose va se passer pour débloquer l’impasse, en dépit des promesses israéliennes, palestiniennes et états-uniennes. Mais justement qu’est ce qui peut se passer ? La situation n’est-elle pas explosive à nouveau ?
Arafat, un animateur local du Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP) avoue que l’état actuel de la résistance n’est pas reluisant. (1) « L’Intifada de 2000 était trop militarisée, et cela a fait l’affaire des occupants ». Entre-temps, le Fatah, principal mouvement politique duquel sont issus les principaux cadres de l’Autorité palestinienne est à l’agonie, face à un débat interne chaotique et une absence totale de démocratie. (2).
Parallèlement, Hamas pour lequel une majorité de Palestiniens avaient voté en 2006 (y compris à Burqin) a totalement échoué à développer une alternative. « Personne n’accepte le genre de répression qu’ils pratiquent à Gaza » qui est sous le contrôle de l’organisation islamiste. Certes Hamas a le « mérite » aux yeux de beaucoup de monde de ne pas capituler et d’avoir bloqué le « chef » palestinien mandaté par les USA, Mohamed Dahlan. « Mais il est bien décevant de voir qu’en fin de compte, Hamas est une sorte de clone de Fatah, avec les mêmes pratiques de corruption et de népotisme ».
Je me demande, « Tout cela regarde mal. Qu’est-ce que vous pouvez faire donc ? » « Nous sommes réalistes, car nos forces sont présentement limitées. A Burqin, nous avons « seulement » une centaine de membres » affirme Arafat. Je l’arrête. Je ne suis pas certain d’avoir compris : « Seulement une centaine de membres », dans un village de 5000 ?!? Il nous raconte que durant l’Intifada de 1987, le FDLP pouvait compter sur plusieurs milliers de personnes et qu’au niveau de tout le district de Jénine, au moins 100 000 personnes se sont impliquées dans la résistance ! Je le surprends lorsque que je lui dis qu’à ma connaissance, il existe très peu de villages de 5 000 personnes dans le monde, même dans les régions où la résistance est forte, qui comptent « seulement » 100 militants de gauche. En fin de compte pour lui, la question est davantage qualitative. « Nous n’avons plus de leadership. Personne ne sait où on s’en va ». « Pourtant dans le Front démocratique, vous avez des structures, une direction élue et un leader Abd al-Karîm, mieux connu sous son « nom de guerre » Abou Laila qui est respecté » ? » « C’est effectivement un homme bien. Mais lui-non plus ne sait pas où on s’en va. Il critique le capitulationnisme d’Abbas, mais il continue de fonctionner dans le cadre de l’Autorité qui lui paie son salaire par ailleurs. On ne peut être des deux côtés à la fois ».
Rencontré dans son bureau de Ramallah quelques temps avant, Abou Laila m’avouait lui-même qu’il avait les « mains liées ». « Nous vivons avec deux États policiers sur le dos, celui du Fatah et celui d’Hamas, tout en ayant encore la chape de plomb de l’occupation. » Comme beaucoup de leaders et d’intellectuels, il pense que le « gouvernement » actuel a perdu toute légitimité. Mais ses capacités de confronter sont très limitées.
Traditionnellement, le FDLP comme les autres factions ont accepté de fonctionner comme l’« opposition loyale » à Arafat et ses successeurs. Leur enracinement dans la population qui est réel s’est fait en tant que mouvements nationalistes plus radicaux, et non en tant qu’alternative de gauche au leadership historique. De plus, ces mouvements ont également sombré dans toutes sortes de pratiques non-transparentes et plus souvent qu’autrement, autoritaires. « Il faut changer notre culture politique, dit Abou Laila, un homme cultivé, intelligent et ouvert, mais en fin de compte, impuissant.
Le problème est généralisé. Mustapha Barghouti, maintenant chef de l’Initiative nationale (al-Mubadara), et qui a été longtemps un leader du Parti communiste, admet lui-aussi que le problème est grave. Il préconise la résistance civile non-armée, dans la tradition de la première Intifada. Il pense que l’occupation avec son système d’apartheid peut être efficacement confrontée. En même temps, il reste très prudent. « L’occupation se consolide. Il n’y a aucune pression extérieure contre les occupants ». Mustapha qui a passé beaucoup de temps aux États-Unis pour promouvoir une solution pacifique et démocratique s’est cogné contre un mur : « L’administration Obama ne semble pas prête à changer de politique. C’est l’appui à Israël, coûte que coûte, qui continue, en dépit de petites critiques ici et là , mais qui ne changent rien à la pratique ».
Dans le tournant de la nuit, l’atmosphère s’assombrit. Les portes semblent toutes bloquées. Que faire ? Pourtant la terre tourne. Les militants du FDLP s’activent autour d’une galaxie de projets sociaux, qui permettent d’assurer la survie quotidienne, et qui s’ajoutent au soutien de la famille. Plus encore, ils organisent des coalitions de travailleurs, comme ceux qui sont à l’emploi de la municipalité et de l’UNWRA, cette grande agence de l’ONU qui travaille en Palestine. « Nous demandons nos droits, non seulement des salaires décents, mais des conditions qui sont normales comme le droit de s’éduquer ». Le soir après un dur labeur, Arafat et des dizaines d’autres sont assidus au cours d’alphabétisation. Ils voudraient que l’UNWRA assure ces frais.
« Nous n’avons pas peur »
Dans ce village ignoré des grands, la flamme de la résistance brûle toujours, inaltérable.
« Êtes-vous contre les actions militaires » ? je demande. « Pensez vous qu’il faut laisser tomber la lutte armée et se concentrer sur la lutte politique, comme lors de l’Intifada ? » Ici et là , il y a des manifestations de plus en plus militantes, comme par exemple à Bil’in (un village près de Ramallah). « N’est-ce pas la voie à suivre » ?
« Ici en Cisjordanie me répond Arafat, nous ne sommes pas en Inde. Les Israéliens ne sont pas les Britanniques non plus. Il serait prématuré d’affirmer de façon péremptoire la fin de la résistance armée. C’est dommage pour plusieurs Occidentaux qui nous suggèrent de dire cela, mais nos conditions ne sont pas propices pour le moment ».
« OK mais ne voyez-vous pas que la lutte armée a causé plus de mal que de bien d’un point de vue politique » ? Arafat : « Il est vrai qu’historiquement, la résistance palestinienne a été « surmilitarisée » et « sous-politisée », à part la période de la première Intifada. Il faut remettre les choses à leur place ».
La discussion continue jusqu’aux petites heures. Alors que l’aube se pointe, je mijote tout cela avec tellement plus de questions que de réponses. Je suis encore sous le choc des « 100 militants de gauche ». Je ne peux que penser, si seulement on avait cela chez nous … !!!
De toute évidence, il faut comprendre la persistance de la résistance au-delà de la surface. Le débat est plus complexe et il faut le dire, les gens de Burqin sont drôlement informés et alertes. Grâce à Al-Jazeera, à l’internet et aux téléphones portables qui abondent dans le village, tous sont informés. « Nous savons ce qui se passe. Nous avons perdu toute naïveté à l’endroit de nos leaders. Nous pensons librement » affirme Refaat.
Dans ce village perdu du nord de la Cisjordanie, il n’y a pas de capitulation. Ni d’ambigüité. La réalité reste la même, implacable. Un people entier est soulevé même si, de période en période, cette résistance peut être latente, voire dormante. Refaat : « Regardes dehors. Ce n’est pas la Jordanie ni l’Égypte. Nous n’acceptons pas, nous n’accepterons pas, de nous soumettre au Sultan ». Après quarante ans d’occupation, Israël n’a pas réussi à contrôler les territoires, encore moins cette turbulente Cisjordanie du Nord. Qui pourrait penser que le Général Dayton va réussir ?
Du côté palestinien, il est évident qu’il n’y a pas de grande « stratégie alternative » pour briser l’impasse actuelle. En lien avec cette réalité, les mouvements de résistance ont tendance à perpétuer les mêmes erreurs et à aboutir au même cul-de-sac. Mais là où la chose est différente, c’est que cette résistance est surtout celle d’un peuple, et non (principalement) d’un ou de mouvements organisés. Les occupants ont beau essayer et réessayer : comment éradiquer un peuple ?
Dans le moment actuel, il est plus probable que les gens de Burqin et d’ailleurs vont rester en attente. Cette absence de stratégie, même à court terme, la terrible impuissance du leadership, ont certes un impact majeur. Mais dans le mur de l’occupation, il y a de graves fissures politiques, sociales, culturelles. La société et l’État israélien sont fracturés de part en part et bien que la hantise de l’« autre » reste un ciment efficace, on ne peut que penser que l’édifice n’est pas durable.
Il en est de même, à un autre niveau bien sûr, avec l’Empire américain, si puissant et si faible, capable de mener la guerre sans fin d’un bout à l’autre du monde, incapable de réduire des insurgés déterminés en Irak, en Afghanistan, au Liban et ailleurs. Lorsque l’occupant et ses supporteurs fléchiront, Burqin et Jénine seront à nouveau embrasés. Des milliers, des dizaines de milliers de personnes, seront dans la rue à brandir leurs emblèmes, à paralyser l’occupation, à résister et à résister.
Le petit matin est arrivé. Le ciel est laiteux, un peu mouillé. « On espère un peu de pluie ». Le village s’anime. Les enfants se préparent à partir à l’école. On mange un peu. Je suis ému, un peu gêné de partir. » Tu reviendras. Et souviens-toi, nous n’avons pas peur ».
Pierre Beaudet
Notes
(1) Le FDLP est une des trois principales organisations de la gauche palestinienne avec le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) et le Parti du peuple (anciennement parti communiste).
(2) Le « Congrès » du Fatah tenu en Cisjordanie au début d’août a été un théâtre d’ombre et un spectacle mal organisé durant lequel la direction actuelle a étouffé tous les débats.