En octobre 2010 à Ramallah (Cisjordanie occupée) s’ouvrira le Forum social mondial sur l’éducation, où sont attendues plus de 10 000 personnes. Depuis maintenant quelques années, le FSM s’est élargi à toutes sortes d’initiatives thématiques et régionales. Le réseau ou plutôt le réseau des réseaux s’est distribué dans le corps du mouvement social un peu partout dans le monde. Quelques mois plus tard, la neuvième édition du FSM aura lieu à Dakar (février 2011). Dans un processus à la fois cohérent et éparpillé, le FSM demeure l’un des principaux incubateurs de la pensée critique et de la construction des alternatives face à l’édifice lézardé mais encore solide des dominants.
Dix ans déjà
En 2001 dans la ville de Porto Alegre naissait le Forum social mondial. Dix ans dans le temps historique, le « temps long » comme nous l’a enseigné Fernand Braudel, c’est dix secondes. Des tentatives prématurées de théorisation pourraient refléter une certaine arrogance. Certes, cette difficulté conceptuelle ne veut pas dire qu’on ne peut rien observer ou analyser. Seulement, il faut le faire avec beaucoup de modestie. D’autres l’ont expliqué, le Forum est devenu à la fois un stimulateur et un reflet de l’état d’avancement (et des limites) des mouvements sociaux qui inscrivent leur action dans le cadre de la lutte pour la justice sociale. Ces mouvements, dans leur complexité, leur pluralité, leur énergie, fondent et inventent, souvent de manière contradictoire, les résistances contemporaines contre et au-delà du capitalisme tel qu’on le connait aujourd’hui. Devant tout cela, le bilan est, selon l’expression consacrée, « globalement positif ». Pourtant dans le processus du FSM, des impasses, des errements, des bifurcations, s’expriment. L’avenir du FSM n’est ni programmé ni acquis ; il est construit et se construit par les innombrables fils qui le tissent.
Cause et conséquence
Comme on le sait, le FSM a été dans une large mesure en phase avec l’évolution de grands mouvements sociaux depuis le tournant des années 1990. S’il faut indiquer un lieu, on peut dire que l’idée du FSM est « née » au Chiapas avec le mouvement zapatiste. Par la suite, cette parole s’est traduite en action lors de grandes mobilisations de masse à Seattle, Gènes, Buenos Aires, Mumbai, Québec, Johannesburg et ailleurs. Ces mobilisations étaient en phase avec de vastes luttes sociales. Le FSM a été en même temps un produit de ces mobilisations et en même temps, un vecteur, un catalyseur, un stimulateur. Il fallait quand même l’imagination et la créativité de ses groupes initiateurs pour que cela débloque sur un processus relativement organisé, dont les effets se sont réverbérés dans plusieurs parties du monde, pratiquement et symboliquement.
Le réseau et la pyramide
Au début en effet, le consensus « fondateur » a été formulé, principalement sous l’influence brésilienne, comme la nécessité de créer un espace, un lieu où tous les dialogues, toutes les paroles, toutes les propositions devaient être « mises sur la table », dans le cadre d’une approche critique face au néolibéralisme. Cette « invention » d’un Forum-espace, si on peut l’appeler ainsi, s’est avérée rapidement utile, car sans elle, le Forum aurait probablement glissé vers les confrontations habituelles qui marquent les convergences sociales et politiques larges. Il faut créditer au Brésilien Chico Whitaker d’avoir proposé cette formule qui évite toute tentative de s’ « autoproclamer », autour d’un « programme », comme « représentants » de la mouvance altermondialiste et de continuer dans la voie amorcée de la construction d’un réseau horizontal, ouvert, libre. Pour Whitaker, « le réseau est plus fort que la pyramide ».
Fort de sa faiblesse
La création du Forum-espace soulève à la fois des possibilités et des « déficits ». En déclarant l’espace « ouvert » plutôt que de voir le FSM comme « architecte » de convergences alternatives, la plupart des participants du Forum refusent de se servir de son immense capital symbolique pour tracer des lignes de démarcation, et encore moins pour identifier des stratégies. Selon Samir Amin, ce « Forum-espace » ne permet pas aux mouvements de s’articuler ni de hiérarchiser les luttes, étape douloureuse mais nécessaire pour déboucher sur des victoires, mêmes partielles. Plusieurs acteurs cependant refusent que le FSM ne se transforme en un lieu de centralisation politique, une sorte de « cinquième internationale ». Peut-il être pour autant un peu plus qu’une immense « foire à idées » ? Peut-il devenir un moment de convergences et de construction ?
Nouvelles subjectivités
Pour répondre à ces questions, il faut regarder du côté de l’articulation des alternatives, qui passe en bonne partie par le processus du Forum, et doit réconcilier des réalités et des temporalités très différentes. Et dans cela se pose la question des acteurs. Contrairement à une tradition bien ancrée dans le mouvement de transformation sociale, l’acteur est désormais défini de manière pluraliste. Dans le passé, le « projet » devait être porté par un groupe social spécifique, ce qui plaçait les autres groupes dans une situation de subalternité (notamment les femmes, les jeunes, les immigrants et dans un autre registre, les autochtones et les paysans). Mais aujourd’hui ces subalternes refusent de demeurer invisibles aux yeux de l’histoire. Ce sont eux qui ont facilité la (re)mobilisation en Bolivie, en Équateur, au Mexique, au Népal et ailleurs. Sans cynisme ou désillusion, des masses immenses sont en mouvement pour changer les termes du pouvoir, sans par ailleurs naïvement espérer un quelconque miracle qui viendrait d’un « sauveur ». D’autre part, ces masses pressent les interlocuteurs politiques pour qu’ils entament de vastes réformes dans le sens de la redistribution sociale et la protection du bien commun.
Hybridités
Les nouvelles subjectivités qui émergent de ces processus prennent des formes hybrides par lesquels des mouvements se renforcent dans leur métissage et à travers la construction de convergences. Il y a en ce moment plusieurs « laboratoires » de ces émergences et de ces convergences, en Bolivie par exemple, où les mouvements sociaux ont « inventé » un « outil » (le MAS), et qui cherche à réconcilier, sur le plan de la politique, les temporalités « immédiates » (les revendications des populations subalternes) avec les temporalités « longues » (la nécessité de transformer les valeurs et les pratiques d’une société qui nie l’existence de la majorité autochtone de la population). Entre-temps, le FSM continue d’évoluer, d’autant plus que son horizontalité et son ancrage large lui permettent d’éviter la rigidité. Toutefois, il rencontre de nouveaux défis. Le premier défi est sans doute la « banalisation » ou la ritualisation du FSM, comme un « évènement » qu’il « faut » organiser, et non comme un processus vivant et changeant. Cette routinisation guette non seulement les mouvements sociaux, mais aussi les initiatives de réseautage (on pense aux Internationales du siècle précédent). Elle relève de plusieurs facteurs dont les limites des mouvements sociaux à continuer dans l’innovation et la résistance. Il y a également le poids des « institutions » et de leur sociologie normalisante, qui tend à reproduire au lieu de créer, ce qu’on constate parfois dans les grandes organisations syndicales et certaines ONG, notamment.
Innovations
Le FSM et les mouvements qui en sont la base sont à un autre niveau confrontés à leurs propres limites, d’où la tendance à espérer des « raccourcis », mis à l’agenda par des organisations, des personnalités, des réseaux charismatiques, souvent populistes (mais pas toujours). Le fait est qu’il faut poser la question de l’organisation face au pouvoir, que l’on veuille le transformer, le capturer ou le marginaliser. Mais jusqu’à un certain point, l’innovation sociale des dernières décennies, y compris celle du FSM, secondarise (sans l’éliminer totalement) le concept de l’organisation-miracle, du chef-miracle, du moment « cataclysmique » de la « prise du pouvoir ». Il reste tout de même le défi d’aller plus loin que ce qui a été réalisé ces dernières années et à imaginer, comme on le voit en Bolivie, une nouvelle configuration des mouvements par rapport au politique. Ceci soulève au moins deux contradictions : celle de l’autonomie d’une part, moment incontournable de l’affirmation des classes subalternes, et celle de la convergence d’autre part, par laquelle ces classes et leurs mouvements identifient les points d’intersection stratégiquement indispensables et tactiquement réalisables.
La question des « outils »
Pour permettre et accentuer toutes ses avancées, les mouvements populaires construisent de nouveaux outils qui sont à la fois conceptuels et pratiques, d’où une nouvelle épistémologie, qui ne veut pas pour autant proposer une « tabula rasa » des théories critiques du passé, mais plutôt de nouveaux développements permettant de proposer des élaborations contemporaines, complexes, dialectiques. Parallèlement, les mouvements populaires et citoyens produisent de nouvelles tactiques, de nouvelles « mécaniques », visant toujours et davantage le renforcement des résistances par leur démocratisation (une leçon durement apprise depuis l’implosion du socialisme « réellement existant »). Les outils pratiques dont le mouvement a besoin impliquent également une bifurcation vers le « glocal », c’est-à -dire la capacité d’ancrer les résistances dans un espace dense et structuré tout en les projetant et en les faisant converger à une échelle plus vaste.
Extrait de L’Altermondialisme, forums sociaux, résistances et nouvelle culture politique, ouvrage coordonné par Pierre Beaudet, Raphael Canet et Marie-Josée Massicotte