Un grand espoir nous anime. J’ai grand espoir qu’il se passe quelque chose, nous avons grand espoir qu’un mouvement immense se lève, qui agrège les inquiétudes, les colères, les mécontentements et les désespoirs, tous ceux qui sont liés à l’orientation que Macron, héraut momentané des classes dirigeantes, donne à la politique française. Au monde que ces gens là nous promettent.
Nous avons grand espoir, car face à la manière dont les possédants s’organisent pour perpétuer, augmenter leur emprise et leur domination, une prise de conscience se fait jour indéniablement. La nécessité d’une « convergence » des luttes semble à tous de plus en plus évidente. Et les options stratégiques qui en découlent, elles aussi se précisent. Tout le monde semble avoir lu la récente tribune de F. Lordon, ou qui sait le texte de J.M Harribey datant de quelques années déjà [1], qui suggèrent que les échecs répétés des mouvement sociaux ne sont pas l’effet du hasard, mais l’obstination dans l’erreur stratégique. Cette réflexion est un tremblement de terre qui secoue jusqu’à la fameuse « Charte d’Amiens » définissant les territoires respectifs des partis politiques, des syndicats, des associations, du mouvement social. Ça y est, ça devient clair [2], si les confédérations syndicales ne font pas de politique, rien ne reliera jamais la lutte des cheminots à celle d’Air France, de Neyrpic ou des travailleurs d’Uber. Tous les espoirs sont donc permis, et aujourd’hui ça y est, des dizaines d’organisations appellent à la Grande Marée [3]... Et cette Marée, contrairement à ce que nous répètent à l’envi les « petits soldats du journalisme », n’est pas celle du Grand Méchant Mélenchon, non, c’est la nôtre à tous.
Dans les jours qui ont précédé, j’ai fait tout ce que je savais faire pour annoncer la manif du 26, pour mobiliser militants et sympathisants, et même leurs « amis » facebook... Dans les jours précédents, nous avons réfléchi à nos slogans, nos panneaux, nos flyers, nos saynètes. Jean a construit les panneaux, Pierre a réuni le matériel Jules a imprimé les tracts. Nous avons fait avec nos moyens dérisoires, qui ne sont pas ceux dont disposent Edouard Leclerc ou Henri Castorama pour emplir nos boîtes aux lettres. Nous avons fait avec notre cœur et notre engagement.
Nous avons opté pour une mise en scène de la célèbre et désastreuse image de la « cordée » chère à Macron. Car nombreux sont ici les montagnards, qui ont été horrifiés par la vision qu’a l’homme providentiel de ce que peut être une cordée. Horrifiés, apitoyés devant cette ignorance, ce contre-sens volontaire ou pas, si emblématique du calcul des « communicants » [4].
Notre mise en scène a eu beaucoup de succès. Nous avons été photographiés sans répit. On nous a demandé des « selfies » ; pas d’autographes, mais tout juste.
Et pourtant, quelle déception. Quel désenchantement. Nous avons participé à une belle manif, mais la Grande, l’immense Marée que nous espérions ne s’est pas produite. Nous l’avons senti, nous l’avons deviné, nous l’avons vu. Nous avons fait contre mauvaise fortune bon cœur, mais nous savions déjà que cette journée était un blanc seing à l’équipe d’arrivistes gouvernementaux et à l’arrogant président qui les entraîne dans son ascension. Nous avons compris qu’un boulevard s’ouvrait maintenant devant lui pour « réformer la France » et laminer tout ce qui ne fait pas partie de leur monde.
Certains le reconnaîtront, d’autres s’y refuseront ou noieront le poisson. Mais ils ne donneront pas le change, ils ne truqueront pas le rapport de forces.
Laurent Delahousse, lui, ne s’y est pas trompé. Il nous a longuement annoncé, dans le 20 h d’Antenne 2, que de gros orages avaient éclaté sur la façade Atlantique. Prévenu que demain, la journée serait également agitée, mais que les orages se décaleraient vers l’est. Il faut dire que l’appellation « Côtes de Bourg » est particulièrement touchée, ce qui est très grave, et je compatis sincèrement avec les viticulteurs concernés. Tout en me disant tout de même que si les malheureux parviennent à surmonter le gel de 2017 et les orages de 2018, cela devra peu aux concepts macroniens. Peu aux nouvelles technologies, peu aux startups, peu aux « indispensables réformes ». Je me demande même si la « Concurrence libre et non faussée » leur sera d’une quelconque aide, ou si ce n’est pas plutôt la solidarité, qu’elle soit nationale ou pas, qui les aidera à surmonter l’épreuve... ?
La Marée populaire, donc, n’aura pas eu cette fois-ci la puissance nécessaire pour ébranler Macron et ses séides. Macron qui d’ailleurs — outre la gratuitement méprisante provocation répétant : « qu’ils promettent ! »— avait longuement expliqué avec l’arrogance inutile et pathétique du « fort en thème » que RIEN ne le ferait changer de trajectoire [5].
Elle n’aura pas été à la hauteur de l’enjeu, et l’on doit sans doute s’en réjouir ce soir dans les chaumières élyséennes et matignonesques, en rêvant à un glorieux avenir plein d’ « indispensables réformes ». Plus aucun obstacle sur la route du « progrès » à reculons.
Il faut reconnaître que nos adversaires sont puissants, habiles et outillés. Outre leur ténacité et leur ambition, ils ont pour eux, on le sait, la domination de presque tous les moyens d’information. Mais ils ont également su patiemment organiser le monde de manière à prendre au piège implacable de leur logique (leurs journalistes diraient : « prendre en otages ») l’ensemble du monde du travail. Qu’il s’agisse de l’emploi, des conditions de travail, ou des prêts à la consommation, tout concourt à empêcher les travailleurs de s’opposer aux « réformes ». Ils ont su convoquer jusqu’à l’esprit de ceux qu’ils considèrent comme leurs domestiques en les persuadant de l’omnipotence et des vertus de la concurrence. Ils ont su convaincre « ceux qui vivent avec 1500 € que la cause de leur problème sont ceux qui vivent avec 2000 € ou avec 500 € » [6] , et nombre de ceux qui attendent sur un quai de gare un hypothétique TER que tous leurs malheur viennent des cheminots.
Alors sommes nous tristes et déçus, défaits, suis-je triste, déçu et défait ? Je ne sais pas. Un peu abasourdi, certes, mais surtout inquiet. Car que signifie cet échec, cette désillusion ? Est-ce que je me trompe, est-ce que nous nous trompons, est-ce qu’au fond, la grande majorité, la Majorité Silencieuse, celle là même qu’on nous objecte depuis toujours [7], est-ce que la grande majorité approuve Macron et la manière dont il raconte l’Histoire, la manière dont il prétend construire l’avenir ? Est-ce qu’elle approuve la précarisation généralisée, la répartition aberrante des fruits du travail, l’aliénation Uber et l’humiliante métaphore des premiers de cordée ? Est-ce que vraiment elle n’attend rien d’autre qu’un Homme fort, déterminé, condescendant, inflexible et imbu de lui même jusqu’à la caricature ? Est-ce qu’elle pratique dans la bonne humeur la soumission volontaire ? Est-ce que vraiment la seule chose qu’attend le peuple de France c’est d’être ainsi rabaissé, commandé et guidé ?
Il est fort probable que non. Il est fort probable, mais ce n’est pas Laurent Delahousse qui en fera la synthèse, que dans tous les secteurs bouillonne une colère forte, qui partout s’exprime par des grèves, par des revendications, par des actions déterminées, parfois violentes... ou par du désespoir et des « burn outs » innombrables. Mais pour le savoir, il faut, comme François Ruffin, comme avant lui Marcel Trillat ou comme Daniel Mermet, vouloir suivre au plus près les mouvement sociaux, laisser s’exprimer les acteurs et rompre avec le micro-trottoir téléguidé et les dépêches de l’AFP.
Si là est la vérité, le demi-échec de la Marée Populaire est très inquiétant. Et gageons que la lecture ironique et condescendante qu’en feront les classes dominantes et le gouvernement ne peut faire qu’aggraver les choses. Si telle est la situation, si le MEDEF et la République En Marche ne le comprennent pas et s’obstinent à ignorer l’état de la société et les dégâts potentiels de leurs choix, l’avenir est explosif. Si telle est bien la situation, l’échec relatif de ce jour de Marée de coefficient modéré traduit simplement la disqualification des structures existantes, des partis politiques aux syndicats, en passant par les dizaines d’associations appelant au mouvement. Il traduit la désorientation totale des victimes des politiques néolibérales, et l’impuissance des « corps intermédiaires » à les représenter, à les comprendre, à leur inspirer confiance.
Et ce n’est une bonne nouvelle pour personne. Car pour autant, la marmite de la colère ne cessera pas de bouillir, aucune soupape ne viendra plus la laisser refroidir dans cette macronie qui -comme D. Trump- « fait ce qu’elle a promis de faire ». L’impuissance politique n’est pas bonne conseillère, et le décalage entre la perception aujourd’hui universelle de l’injustice sociale, et l’impuissance politique est extrêmement malsain.
Combien donc d’avertissements faudra-t-il aux « maîtres du Monde », combien de Brexit, de Cinq Étoiles, de Victor Orban et de Trump leur faudra-t-il avant de comprendre le chaos où leur égoïsme rapace et leur projet de société nous entraînent ? Combien d’occupations avec « dégradations », combien de chemises de dirigeants malmenées ?
S’en sortiront ils encore en dégainant l’insulte du « populisme » ?
Mais peut-être au fond savent-ils tout ça. Après tout, M. Macron est réputé intelligent. Peut-être s’en moquent-ils, peut-être savent-ils pouvoir tirer leur épingle du jeu même dans ces situations de désastre. Cela, hélas, s’est déjà vu dans l’histoire. Dont on sait que M. Macron est friand.
Gérard Collet