Comme beaucoup de citoyens,
j'ai quelques reproches à faire aux journalistes à propos du débat sur le
"traité constitutionnel" européen.
Pour qu'ils m'entendent enfin,
je voudrais essayer de les interpeller publiquement pour attirer leur attention
sur un point précis du débat qui semble leur avoir complètement échappé.
Mais si j'interpelle tous les journalistes, aucun ne se sentira
concerné... :o)
C'est pourquoi j'interpelle
ici mes deux préférés, ceux que je connais bien et que je respecte le plus, mais
ceux dont j'exige aussi le plus. Je leur parle apparemment à eux seuls pour
donner à ma lettre les accents de sincérité que j'ai tous les matins dans ma
voiture, quand je peste contre cette partialité que je trouve injuste. Mais je
m'adresse en fait ici, à travers eux, à tous les journalistes de mon pays.
Ce sont donc Stéphane Paoli et Bernard Guetta à qui
je vais parler ici (stephane.paoli@radiofrance.com
et bernard.guetta@radiofrance.com)... Mais
que tous les autres se reconnaissent dans cette lettre, car ils sont nombreux à avoir le même
travers, ces temps-ci.
Marseille, le 2 avril 2005.
Lettre ouverte aux journalistes français,
à travers deux grands
professionnels du service public :
A l'heure de choix aussi essentiels et
dangereux,
que ceux qui fondent une nouvelle Constitution,
quel est le rôle des journalistes ?
Bonjour Monsieur Paoli, bonjour
Monsieur Guetta,
Je devrais dire bonjour Stéphane,
bonjour Bernard, tant je vous connais bien pour vous écouter tous les jours
depuis des années.
Je vous connais et je vous apprécie,
pour la qualité et l'effort d'impartialité de vos analyses : vous m'aidez
depuis longtemps à comprendre de nombreux aspects de la vie qui m'échappent au
premier abord.
Pour ce travail précis, généreux et
honnête depuis des années, je vous remercie sincèrement, ainsi que tous les
journalistes de Radio-France que j'écoute aussi régulièrement, et dont
j'apprécie à la fois la rigueur et l'humanité.
Mais, ces temps-ci,
je suis étonné, attristé, je ne vous reconnais plus : sur un sujet
particulier, l'Europe, vous n'êtes plus vous-mêmes. Je ne retrouve pas cette
impartialité qui, d'habitude, vous caractérise.
Je peux vous le dire tout net, d'une
façon que vous trouverez un peu brutale peut-être, parce que je vous porte, au
fond, une réelle sympathie, une proximité de longue date qui ne peut pas
disparaître sur un coup de colère.
A vous entendre,
donc, les opposants au Traité ne sont que des "souverainistes",
des opposants à l'Europe, ou des grincheux qui râlent tout le temps, et en
l'occurrence contre Raffarin et Chirac, sans avoir lu le texte et sans
comprendre les enjeux historiques de l'Europe pour la paix, sans proposer
d'alternative, et finalement sans avoir bien réfléchi[1].
Stéphane, Bernard, (et tous les autres
journalistes d'ordinaires si sympathiques) : c'est nous faire injure, et tous les matins, toute la
journée, c'est pénible. Je vous le dis amicalement : tous les
jours, de cette façon, vous vous discréditez un peu.
Alors, après avoir lu, réfléchi,
écrit, discuté, des milliers d'heures depuis six mois, sur le
"traité" en particulier, mais aussi sur la construction européenne en
général (car le vrai débat nouveau et essentiel est plutôt là , du fait de ce
vote qui offre une chance historique, et unique, de résister), je voudrais
mettre l'accent, si vous voulez bien me prêter attention, sur un point, un seul, absolument déterminant,
dont vous ne parlez jamais, absolument jamais : ce traité semble
confirmer un profond recul de la
démocratie, entamé il y a cinquante ans, au profit d'une technocratie irresponsable (et probablement rendue
du même coup perméable aux influences des puissances économiques).
Je voudrais connaître votre
sentiment sur ce point précis, et pas réentendre la litanie oui-oui que je connais maintenant par coeur et qui ne
répond pas du tout à mon inquiétude précise.
(Pour alléger mon propos, je ne
citerai pas ici tous les articles du Traité qui justifient mes
remarques, et que vous connaissez sûrement, mais je les ai décrits
minutieusement dans un document de synthèse intitulé « Une mauvaise
constitution qui révèle un secret cancer de la démocratie » que vous
trouverez à http://etienne.chouard.free.fr/Europe
et que je joins à ce courrier au format pdf.)
En lisant ce
"traité constitutionnel", qui compile cinquante ans de construction
européenne sans avoir jamais consulté les peuples[2] et qui propose
enfin le résultat à ces peuples, pour validation, je constate que le
Parlement européen a un faible pouvoir normatif (il n'a même pas
l'initiative des lois, il ne légifère que sous une humiliante tutelle
à travers la "codécision" (que cette expression est choquante quand
on n'a pas eu des années pour s'y habituer), il n'est pas maître du budget, et
il est même carrément exclu du pouvoir de légiférer sur des points
essentiels où c'est le Conseil qui décide seul avec la Commission qui est
"sa chose" puisque nommée par lui), et un très faible
pouvoir de contrôle puisque ni le Conseil des Ministres, ni le Conseil
européen (celui des chefs d'État) ne sont responsables devant personne :
la Commission sert ainsi de « fusible politique » pour protéger les
vrais décideurs qui ne risquent donc rien.
On assiste donc à une confusion des
pouvoirs dans les mains d'un exécutif (Conseil + Commission) largement
irresponsable, et à une absence quasi totale de contre pouvoir face à
cet exécutif tout puissant dont le moindre règlement a pourtant une valeur
supérieure à toutes les Constitutions nationales des pays membres. Un
immense pouvoir donc, sans contre pouvoir. On se demande si le "Parlement"
européen ne mérite pas des guillemets : il semble être mis là pour faire
illusion, pour donner l'apparence de la démocratie, mais il est privé en
réalité d'une large part de ses prérogatives traditionnelles fondamentales.
Stéphane et Bernard, je voudrais
solennellement vous dire ma crainte : avec la séparation des pouvoirs et
le contrôle des pouvoirs, ce sont deux remparts essentiels contre la
tyrannie qui disparaissent, c'est la porte ouverte à
l'arbitraire. Montesquieu doit se retourner dans sa tombe, et vous,
vous parlez d'autre chose.
Pourquoi n'en
parlez-vous jamais ? Qu'est ce qui vous prend ?
Je ne vous reconnais pas, vous qui, d'ordinaire, êtes si complets, si nuancés,
si soucieux d'avoir bien perçu tous les aspects d'une réalité toujours
complexe ? D'où vient cette cécité ? Vous qui analysez d'habitude si finement la réalité ou la
fiction des démocraties étrangères, qu'est-ce qui vous prend à propos de
l'Europe ?
Ce que je dis là n'est ni de droite ni
de gauche.
Ce n'est pas non plus un détail qu'on peut
passer par pertes et profits en disant "ça s'arrangera
progressivement". C'est e-ssen-tiel : la démocratie n'est
pas négociable.
N'est-ce pas ?
Juridiquement, il ne faut pas dire que
"c'est difficile, que nous sommes nombreux, que nous sommes très
différents, que c'est affaire de compromis, qu'on y arrivera doucement...
" (j'entends déjà Bernard...) : non ce
n'est pas difficile, c'est au contraire très facile, d'écrire que le Parlement
a l'initiative des lois et que tous les corps constitués doivent lui rendre
des comptes. Rien n'oblige à palabrer longuement, on a des tas
d'exemples de démocratie dont on peut simplement s'inspirer. En quelques
jours, on peut rédiger un texte simple, court et clair.
Et le
problème se pose exactement dans les mêmes termes dans tous les pays :
la source unique de tous les pouvoirs doit être le peuple.
Tout doit découler de là . Sinon, on n'est pas en démocratie. Le
"compromis" sur ce point essentiel devrait donc être facile, car il
s'impose naturellement.
Non, il faut appeler un chat un
chat : si la force du Parlement (et donc celle des citoyens) n'est pas
inscrite dans le traité, ce n'est pas du tout parce que c'est un compromis
difficile, c'est parce que, pour l'écrire, il faut la volonté de
l'écrire, et c'est sûrement ça qui fait défaut.
C'est tellement plus facile de
gouverner sans contrôle parlementaire, « un couillon le devine » comme
on dit par ici (avec l'accent).
Nos élites,
(journalistes compris ?), se défient-elles de la démocratie ?
Arrêtez-vous un instant sur cette question-là , s'il vous plaît.
L'affaiblissement du pouvoir du
Parlement, et donc du peuple, s'explique sans doute par la genèse des
textes qui a court-circuité la phase de l'assemblée constituante, indépendante,
élue pour ça et dissoute après : en laissant créer les institutions
européennes par les gouvernements en place, de droite comme de gauche, à
coups de traités, on a confié l'écriture du texte suprême à des personnes
qui sont juges et parties, et qui sont donc partiales, on pouvait
s'y attendre.
C'est sans doute ce qui explique ce
fort sentiment que les gouvernements
européens, depuis 50 ans, de gauche
comme de droite, profitent de la construction européenne pour s'affranchir
du contrôle parlementaire, progressivement, insidieusement.
Il ne suffit pas de
répondre que ce n'est pas nouveau, que c'est comme ça depuis le Traité de Rome... C'est vrai que ce n'est pas nouveau, mais c'est aujourd'hui la
première fois qu'on demande leur avis aux principaux intéressés : pour
la première fois, on demande aux peuples de cautionner cette façon de
passer de la souveraineté nationale, chèrement conquise depuis 200 ans, à la
non souveraineté européenne. En ce jour historique, les peuples seraient
bien fous de se faire politiquement hara-kiri en validant
eux-mêmes ce recul du contrôle parlementaire, n'est-ce pas ?
Qu'est-ce que vous en pensez ?
Je vais essayer de dire ça autrement,
c'est trop important :
La souveraineté populaire n'appartient pas à ceux qui la
représentent. Leur mandat est temporaire.
Ainsi le Parlement n'est pas du tout
habilité à se dépouiller lui-même des pouvoirs que le peuple lui a conférés.
Seul le peuple peut le faire,
lui-même, directement.
La belle idée d'une Europe
fraternelle, plus unie, plus pacifique, plus forte, passe absolument par
des institutions démocratiques : je veux bien que ma parcelle individuelle de
souveraineté[3] passe du niveau national au niveau européen, MAIS tous les
pouvoirs doivent impérativement être soumis à un vrai contrôle parlementaire.
Ceci n'est pas négociable. C'est ça l'enjeu du vote, c'est ça qui
est inacceptable dans ce traité. Je ne veux pas d'une Europe non démocratique.
Je ne suis pas prêt à tout pour l'Europe, je tiens à ma protection contre les
pouvoirs.
Pasvous?
Et peu m'importe que le niveau démocratique de l'Europe soit meilleur avec
ce traité qu'avec les précédents : ce n'est pas moi qui ai validé
cette triste parodie de démocratie qu'est l'Europe technocratique
d'aujourd'hui, l'argument merveilleux qu'on passe de la peste au choléra ne me
convainc pas d'accepter d'être malade : je sens bien que je signe pour 50 ans, et, que ce soit pour moi ou pour
mes enfants, je ne veux pas perdre la protection contre l'arbitraire dont je
profitais au niveau national et que j'ai, en lisant ce traité, la certitude de
perdre à l'occasion du passage des pouvoirs à l'Europe.
Et pour moi, la source unique des lois,
c'est le Parlement, c'est-à -dire le peuple, et lui seul. Tout le reste est
dérive vers l'arbitraire. Cette
procédure de "codécision", présentée comme inévitable, fruit d'un
"compromis", est simplement inacceptable. Je ne veux pas que mon Parlement européen soit ainsi
encagé, ligoté, encadré. J'ai le droit
? Sans passer pour un nationaliste étroit ?
L'exemple de la Constitution française
n'est pas fait pour me rassurer, un excès n'en justifie pas un autre : je
sais bien qu'en France, au mépris des meilleures principes de L'esprit des lois, on a forcé le
Parlement à partager l'écriture des règles contraignantes avec le gouvernement,
mais la Constitution de 58 n'est pas un modèle de démocratie (quand on voit les
coups pendables que le gouvernement peut jouer impunément au Parlement, ne
serait-ce qu'en fixant l'ordre du jour... mais passons...), et à une échelle immense comme celle de l'Europe, où le pouvoir se jouera
encore plus loin des peuples, je tiens plus que jamais à des garde-fous non
aléatoires.
L'argument des beaux principes
formidables de la partie II, censés
nous rassurer et nous emballer ne tient pas non plus : pas une seule modification de notre droit positif à attendre de
cette partie, stérilisée dans son article 111-2 et qui est un coup de
vernis, un air de pipeau, une manoeuvre marketing pour mieux "vendre"
l'ensemble à ceux qui étaient censés ne pas lire un pavé parfaitement
indigeste. Pas de chance, ils le
lisent, et ils résistent.
C'est comme ce misérable droit de pétition présenté comme une
innovation majeure... Mais prend-on les gens pour des imbéciles ? Pas besoin
d'une loi pour nous autoriser à pétitionner : on pétitionne, loi ou pas,
et ça part à la poubelle... Rien de plus brillant avec ce traité qui n'impose rien à la Commission. Assez d'arguments en trompe-l'oeil, s'il
vous plaît, nous savons lire.
Savez-vous ce que les suisses ont arraché,
il y a bien longtemps, pour leur liberté, et qu'ils ne veulent perdre à aucun
prix ? Un référendum d'initiative populaire, un vrai, subversif celui-là ,
parce que les citoyens peuvent court-circuiter complètement les pouvoirs en
place et écrire leur droit eux-mêmes...
Ah ! Parlez-moi de démocratie dans ce cas et je vous suis... Mais
vraiment, ce pitoyable droit de pétition limitée à l'application de la
constitution, même pas bon à la modifier, c'est une insulte. On nous prend pour des ...
Les
auteurs de ce traité se foutent du peuple, littéralement.
Avec
l'Europe du "traité constitutionnel" (toute l'imposture et le danger se résument
dans cet oxymore extravagant, assemblage de mots fondamentalement
contradictoires : les traités sont signés entre les puissants, alors que les
Constitutions sont élaborés par les peuples eux-mêmes précisément pour se
protéger de l'arbitraire des puissants), j'ai
l'impression qu'on me vole mon rêve européen, qu'on se sert de mon
rêve pour bâtir tout le contraire de mon rêve.
Non
seulement je ne veux plus qu'on avance dans cette voie détestable, mais je veux
qu'on recule : je veux qu'on prenne un
autre chemin, vers une Europe réellement démocratique, et pas un club de chefs d'États qui se
retrouvent à 25 pour faire la pluie et le beau temps à huis clos sans rendre de
compte à personne.
Vous voyez qu'un Non peut être très proeuropéen,
probablement même beaucoup plus conforme au rêve initial qu'un Oui qui ferme
les yeux sur l'inacceptable.
Alors, Stéphane et Bernard, est-ce que je suis un affreux
"souverainiste" quand je tiens mordicus au contrôle
parlementaire ?
Est-ce qu'on est d'accord pour voir
dans ce pouvoir parlementaire
l'expression fondamentale de la souveraineté populaire, qu'elle soit nationale
ou européenne ? J'insiste sur ce dernier point en gras : je
ne suis pas du tout "replié sur moi-même" comme vous le
dites souvent avec un certain dédain : ma perspective est foncièrement
européenne.
Est-ce que vous ne
tenez pas pour essentielle, vous dont je me sens d'habitude si proche, la souveraineté
des peuples européens sur leurs institutions européennes ?
Autrement dit, ne peut-on pas, (ne faut-il pas), être à la fois souverainiste et européen ?
Et vu sous cet angle
particulier de la souveraineté populaire européenne, ce traité est-il
satisfaisant ?
Telle est ma question, essentielle,
chers amis de tous les matins,
ma question de citoyen lambda, qui a
beaucoup réfléchi avant de s'opposer à ce texte :o)
Je sens bien que nous avons le même
objectif (l'Europe unie, fraternelle et forte), mais que nous n'avons
pas les mêmes craintes.
Comparons loyalement nos craintes.
Un dialogue profondément
respectueux et soigneusement argumenté autour du texte est évidemment
possible puisque nous visons tous la même chose.
Peut-être que j'ai tort, que je
dramatise, que j'ai peur pour rien : montrez-le moi, je vous écouterai.
Peut-être que vous avez tort, que vous
n'aviez pas vu le grand danger de ce qui se trame discrètement : je vous
soumets mes arguments, écoutez-moi.
Vous pouvez me répondre à la radio,
mais je peux rater la réponse, si j'ai cours avec mes étudiants le jour où vous
me répondez (si vous me répondez, car j'imagine que vous êtes très occupés, et
je sais qu'il faut du temps pour me répondre). Répondez-moi donc par
mail, s'il vous plaît, même si c'est court.
Je m'engage à publier votre réponse
sur la même page Web que celle où je publierai la présente lettre "appel
au secours".
Amicalement et... à demain matin sur les
ondes ;o)
Étienne Chouard, professeur.
site :http://etienne.chouard.free.fr/Europe
mail :etienne.chouard@free.fr